Numéro 12 (1980))

Charles JULIET

par Charles Juliet

1) Avec l’œil. L’œil-burin. L’œil-ciseau (je songe bien sûr au ciseau du sculpteur). Cet œil qui interroge, fouille, fore, palpe, dévore – puis ne retient que la quintessence de ce qu’il a absorbé. Cet œil qui s’emploie à sonder l’invisible (mais pas n’importe quel invisible), et qui, armé de sa vision, entreprend de l’inscrire dans la pierre du langage(…).

Mais l’œil ne saurait sculpter sans qu’interviennent la voix et l’oreille. (Ne seraient-ils pas tous trois un seul et même organe ?) Ecrire, pour moi, c’est tenter de restituer ce que je sens, ce que je vois, ce que j’écoute. Le plus souvent, c’est donc m’appliquer à capter cette voix qui cherche à se faire entendre. Et puisqu’il y a voix, il y a rythme. Fente, c’est aussi me soumettre à un rythme. Un rythme dont les exigences sont absolument impérieuses.

En conséquence, et à l’inverse de ce que vous écrivez, je pense que l’œil entend parfaitement ce que scande la voix qui sourd du sac des sons(…).

2) Lire est pour moi une forme de recherche de la vie. Et vivre – comme écrire – c’est connaître ces instants où le magma tressaille, pulse, émet des ondes qui vont ébranler la totalité de ce que je suis.

Le magma ? Il est à la fois l’organe et le produit de sa fonction. Je discerne donc en lui la sensibilité, (elle-même alimentée par des besoins, des manques, des blessures…), les cinq sens, le sexe, la mémoire, telle instance qui me donne faim du stable, du permanent, de l’illimité, et aussi, bien sûr, tout ce qu’a déposé au plus enfoui le travail inlassable de ces divers constituants.

Ouvrir le trou. Travailler à ce que le corps ne soit plus que cet œil-bouche dont l’orifice va grandissant, et qui reçoit avec une lancinante avidité ce qui pourra me nourrir. M’embraser.

3) J’applaudis à cette question sur laquelle on dérape (ne pourrait-on pas la considérer comme l’équivalent d’un koan, cette question-non-sens que la maître zen décoche au novice qui lui rend visite, dans le but de le décontenancer, d’arracher l’esprit à ses circuits habituels, de le réduire au silence, soit de dépouiller l’être de ses outils, ses armes et ses armures, afin qu’il s’offre nu à la provocation.

Face à ce qui se dérobe et pourtant l’assaille, l’être vacille, se sent perdre pied. Mais bientôt, dans un vertige, il se mobilise, cherche fébrilement une issue. Alors il peut se faire que s’accomplisse en lui une brusque prise de conscience – des résidus laissés par des instants de fugitive vision soudain fusionnent, précipitent – et que jaillisse la réponse, donnant à celui qu’elle éclaire l’impression qu’il VOIT, qu’il est parvenu à une compréhension globale et décisive).

Mais oubliant la question, je voudrais risquer une réponse qui relèverait, sinon de l’esprit zen et du koan, du moins de l’idée que nous nous en faisons. Et ainsi, à tout hasard, je dirais : veille à ne pas dormir quand tu es éveillé.

4) Question extrêmement importante, qui touche à quelque chose d’essentiel.

Pour le meilleur et pour le pire, chacun est strictement déterminé par sa physiologie et son histoire.

Etre un artiste, c’est – me semble-t-il – se livrer à tout un travail sur soi-même, qui consiste à dépasser l’individuel, le particulier, en vue de chercher à atteindre le commun, le permanent – cela où brasille le plus intense.

Oui, mille fois oui, j’aimerais pouvoir remonter en amont de ma cause, devenir le père de celui qu’il me faut engendrer, être l’effectif créateur de ce que je crée (mais créer n’est pas le mot juste. Nul ne crée. Chacun ne fait que porter au jour ce qui en lui attend de naître.) (…)