Numéro 11 (1979)

Le poids de la langue

A l’origine de ce numéro, un colloque sur « Le Poids de la Langue », organisé à Gourdon, le 22/4/1978, par G.G. Lemaire, à l’initiative de D. Bedou, directeur de la revue « Impasses » (communications de A. Borer, G.G. Lemaire, V. Novarina, C. Prigent).

A fortiori Mallarmé

Relu La Musique et les Lettres de Mallarmé dans le petit livre vert publié chez Perrin en 1895. Mallarmé y recueille certaines « tentatives orales » faites en Angleterre, à Oxford et Cambridge, devant une assemblée de doctes professeurs. Le texte est connu, commenté. M’y retinrent quelques traits d’actualité toujours renouvelée sur la dégénérescence, la langue musiquée. De là quelques notes ici risquées pour plus amples discussions et relances théoriques ou de fiction. Dégénérescence En 1894, on n’est (…)

Ce que pèse la langue

Sade dit : « A quelque point qu’en frémissent les hommes, la philosophie doit tout dire ». L’hic, c’est que ladite ne dit jamais ce « tout » parce qu’elle ne l’énoncerait que dans la langue qui a pour fonction de le nier dans les prothèses communautaires (religieuses, idéologiques ou rationalistes). Sade le savait, qui ne cesse d’effleurer ce « tout » en décrivant le bord de langue qui dévoile l’enfer « trop fort pour l’homme » (Blanchot), la barbaque sexuée qui fait poids dans la langue et reste insensée (…)

cummings anamorphoseur

Ecorchage Prenez le corps de la langue et faites-lui la peau. Montrez son écorché. Et que ce monstre tienne debout, négatif affirmé. La maladie (la vie) de l’écrit-cummings, c’est ça : cummings est l’anti-taxidermiste ; il dénaturalise la langue, interdit le ça-va-de-soi, dépèce le corps glorieux du poème. Prenez un poème plutôt banal (bucolico-métaphysique, amoureux, satirique). Distendez ses figures et ses lignes jusqu’à obtenir une silhouette monstrueusement contorsionnée, à la limite de l’"illisible". (…)

cummings en poids plume

une dernière question : où vivrez-vous lorsque la guerre sera finie ? En Chine ; comme d’habitude En Chine ? Bien sûr. Où en Chine ? Où le peintre est poète. e. e. cummings et dans cette guerre se trouvaient Joe Gould, Bounting et cummings en manière de riposte à l’épaisseur et à la lourdeur. Ezra Pound Traduire cummings, la question se pose mal : la poésie est intraduisible — de trop coller à telle ou telle langue poix. Traduire l’intraduisible, comme hier certaine poésie s’excitait sur l’indicible, (…)

Gertrude Stein, un écrivain cubiste

Dans son petit livre sur Picasso, Gertrude Stein remarquait que ce peintre avait compris qu’il ne fallait plus regarder la terre d’une automobile, même lancée à vive allure, mais d’un avion. Le Picasso de Gertrude Stein, tout comme son Juan Gris, est un peintre exclusivement cubiste, concerné par la posture synchronique de la forme — ce qui revient à dire sa déposition sur un plan de ses moments et de ses articulations. "Son" Matisse (ou encore "son" Cézanne) se recommande de la mise à plat de ses (…)

Le saut de la grenouille

"Commencer encore et encore…", tel est le projet d’écriture de Gertrude Stein : projet voué à la répétition et à la jouissance. Répéter, c’est vouloir prolonger à l’infini le moment présent, c’est produire une temporalité qui serait celle de l’écriture en train de s’écrire, un "lourder beating" comme elle le dit elle-même, qui serait cette marque du pulsionnel dans le corps de la langue : écriture entièrement dirigée par la perception dans son immédiateté, éliminant tout ce qui peut faire narration, (…)

Petit portrait de Gertrude Stein en débile profonde

J’ai récemment assisté à une scène à la fois hilarante et atroce : une mongolienne d’une vingtaine d’années donnait des coups de pied à un jeune flic rouge préposé à la surveillance d’un passage clouté de la rue de Rennes. Elle faisait ça de façon mécanique et méticuleuse, la langue tirée, l’œil vide, en prenant bien son élan, avec une application soucieuse et en répétant l’opération sur un rythme régulier. Le flic ne pouvait rien faire, ni laisser « courir », ni intervenir brutalement, ni continuer à (…)

Le poids de la langue

Après avoir été celui de son origine, le problème de la langue est en passe de devenir celui d’une distance et d’une pression. Si l’homme n’est pas uniquement constitué de mots, peu s’en faut. Sa langue le tient et le dresse. Elle forme écran entre son univers et son oeil Bien plus, elle fait office d’organe de la vue. D’où cette présence équivoque sur terre d’un être dont toute l’activité commence non par le travail de la matière mais par la métamorphose de la réalité en catégories du langage. Et (…)