Numéro 11 (1979))

cummings en poids plume

par Jacques Demarcq

une dernière question : où vivrez-vous lorsque la guerre sera finie ? En Chine ; comme d’habitude En Chine ? Bien sûr. Où en Chine ? Où le peintre est poète.

e. e. cummings

et dans cette guerre se trouvaient Joe Gould, Bounting et cummings en manière de riposte à l’épaisseur et à la lourdeur.

Ezra Pound

Traduire cummings, la question se pose mal : la poésie est intraduisible — de trop coller à telle ou telle langue poix. Traduire l’intraduisible, comme hier certaine poésie s’excitait sur l’indicible, ne relèverait d’ailleurs que de l’exploit inutile. Car si la poésie est intraduisible, la langue, elle, se peut trahir : je n’y trouve pas d’autre plaisir. Hihicier, c’est faire subir au français (&pouah& pouah more) l’attraction, les tiraillements à la fois, d’un tissu qui lui est doublement étranger, car le texte d’e.e.c. l’est déjà par rapport à l’anglo-américain. eec (prononcez hihici), c’est la langue victime de tous les anicroches, accidents ; ces hics (et nunc) qui barrent le sujet (la route qu’il croyait tracée) à l’instant de la jouissance.

Traduire donc pour s’étrang(l)er avec sa langue celle-ci s’enlaçant à une autre (fourchue, on l’a vu) dans un baiser (borroméen ?) qui de lettres ranger différemment fait que l’être en gère sa crise et la faill(it)e d’son ça, d’son it la faille d’son nid

LE SAC DES NOEUDS, en somme. Parce que cummings, au départ, c’est du chinois ; c’est même de la poésie chinoise on ne peut plus classique — voir François Cheng : l’écriture poétique chinoise, au Seuil, 1977. Il n’a pas dû rester fidèle à Pound jusqu’au bout par hasard. Ses poèmes, comme ceux des T’ang frappent d’emblée par l’autonomie qu’ils accordent à chaque signe. Syntaxe malmenée, mots qui ne tiennent plus en place, subvertissant l’ordre phrastique, ils échappent à la surveillance qu’est censée exercer sur eux leur fonction. Car celle-ci est secondaire : c’est l’être des signes plus que leur efficace qui importe, cummings ne tente pas d’élargir, approfondir, voire multiplier la communication en recourant à de nouveaux procédés poétiques. Souvent proches du cliché, directement empruntées à la tradition littéraire ou à l’usage parlé, les substitutions qu’il lui arrive d’opérer sur l’axe paradigmatique (métaphores quant au signifié, calembours ou déformations orales quant au signifiant) sont quantativement plus rares et surtout beaucoup moins subtiles que les escamotages et manipulations diverses (à la manière d’un prestidigitateur) qu’il effectue sur une chaîne au carré signifiante, car elle se signifie d’abord elle-même. Jeux de signes donc plutôt que de mots. Jeux qui permettent d’écrire first robin the ; (première grive le ;) ou de détacher now dans snow, de découper nowhere (nulle part) en now/here (ici/maintenant), mais qui, conséquence touchant autrement à l’essence de la langue, concourent à ce que la même autonomie soit accordée aux marques grammaticales et mots de liaison qu’aux racines lexicales qui portent ordinairement le gros du sens. Cette autonomisation des affixes et flexions favorise bien sûr le passage des mots d’une partie du discours (verbes, noms, pronoms, etc.) à l’autre. Mais c’est l’accentuation de la plupart des copules qui provoque le plus de chambardements. Elle entraîne une sorte de lexicalisation de tout ce qui est grammatical, et les ellipses, qui sont fréquentes, au lieu de porter comme chez les Chinois sur la liaison proprement dite, escamotent de préférence le segment objet de la liaison. Ainsi peut-on lire, souligné encore par les majuscules initiales : flesh all is If/all blood And When (la chair qui toute est Si/ toute vie Et A quelle heure).

Toutes les particules de langue acquièrent ici la même densité, elles tombent avec la même force, comme dans le vide une plume et une bille de plomb. C’est d’ailleurs sous ce même angle que se focalisait déjà toute la visée esthétique chinoise : « grâce au vide, écrit François Cheng, les signes, dégagés (jusqu’à un certain degré) de la contrainte syntaxique, retrouvent leur nature essentielle d’être à la fois des existences particulières et des essences de l’être. » Esthétique qui renvoie à quelque chose de l’ordre de l’expérience. Car il est trop évident que l’instance syntaxique ne fait que rendre compte (ou répondre — si tant est que le symbolique doit intervenir pour que, fiat lux, la conscience soit) de l’obligation pour le moi de se fonder sur une continuité axialisée du temps. Partiellement soustraits à l’emprise syntaxique, les signes se mettront donc à scintiller comme autant de maintenant plus tout à fait soumis à un avant et un après, cummings écrit : Life, for eternal us, is now : la vie, pour l’éternel nous, est maintenant ; and now is much too busy being a little more than everything to seem anything ; et maintenant est beaucoup trop occupé à être un peu plus que tout pour sembler n ’importe quoi.

De cette plénitude (de l’instant en tant que tel, du signe en tant que signe) on peut alors glisser aisément au rien, au blanc neutre. Le trop plein libère des pertes. L’excès de signifiance risque à tout moment de nous faire basculer dans un au-delà du sens où, tous les signes tombant avec la même force, le vide qui les cerne finit par les menacer, cummings ne s’en plaint pas particulièrement. Beautiful(is the unmeaning of falling s)Now écrit-il, soit à peu près : magnifique (est le vide de sens de tombant la neige) Sur-le-champ. Voilà évidemment ce que la socalled pensée (occidentale) a le plus de mal à avaler. D’autant que la notion de signe est à prendre ici au pied de la lettre.

Tout se passe en effet, et de plus en plus au fil des recueils, comme si, convaincu sans doute que les mots justes ne tombent pas du dictionnaire, cummings jouait sur un clavier de signes. A cette différence près que là où les Chinois disposaient de plusieurs milliers d’idéogrammes aux composants par ailleurs analysables, cummings, lui, ne dispose que de 2 x 30 touches environ (minus&majuscules+ponctuation) sans oublier la barre d’espacement (dontilsaitfortbienspacer), la commande d’interligne et les ressources de la tabulation.

Ces jeux de mains ne relèvent pas simplement du maniérisme. Si cummings chinoise autant, c’est qu’il intervient non pas avec la langue, mais depuis elle. De nombreux poèmes semblent même se référer à un état de langue antérieur à toute performance, à toute réalisation linguistique, de langue au regard de laquelle tous les signes auraient alors le même poids et autant de valeur, sinon même consistance — le verbe, lorsqu’il commence à fonctionner, créer puis juger, au contraire soupesant, évaluant, séparant. La disposition typographique figure d’ailleurs souvent ce vide originel qui, au lieu d’inscrire les textes comme des frises sur les murs du temple, les déroule telles de longues bannières verticales échancrées et trouées flottant sur fond de ciel. Voir aussi Viallat. Ça paraîtra très éthéré, mais tant mieux. Aux yeux de cummings, le monde n’a pas été créé (il se garde bien de suggérer qu’il faille s’y mettre), car il ne contemple autour de lui que the unworld, l’immonde si l’on veut. Quant à confondre l’au-delà du sens vers lequel cette pratique tend avec sa simple négation, ce serait désespérer que ce dépassement ne puisse nous rapprocher d’un réel qui, pour demeurer innommable, n’en concerne pas moins en propre le sujet.

Prenons par exemple le premier des 95 POÈMES :

l(a..................................l(une

le...................................vo

laf..................................le fe

fa...................................ui

11..................................11

s)...................................e)

one................................a s

1...................................01

iness..............................itude

Passons sur le retournement en chiasme af/fa vaguement rendu par l’inversion vole feuille, cummings écrit loneliness l + one + 1 (iness) qu’il centre en outre sur 1+1, soit 2. Jeux gratuit ? Fortuit plutôt, voire nécessaire. Il suffira de rappeler la trinité dont se constitue le sujet : 1 + as + 01 (itude). L’individu n’est tel, c’est-à-dire un objet petit as, que tant qu’il n’a pas saisi le manque, l’absence, le zéro qui lui fera sentir la faille qui le sépare de lui-même, ou de ce qu’il chérit comme lui-même. C’est le manque du corps de la mère qui finira par faire entendre à notre bambin que lui et lui, ça fait deux. A ce moment précis intervient la répétition, le fort-da primitif. En résumé 1 pour passer 2 doit traverser 0. Système ternaire dans lequel le 1 peut renvoyer à l’imaginaire, le 2 au symbolique (qui se structure depuis la répétition), et le 0 : pourquoi pas au réel ? C’est à quoi cummings (inconsciemment, sinon il n’y a pas moyen) paraît faire allusion ici. Ce liminaire posé, la suite va de soi, et se pourra éventuellement traduire. Les textes de cummings ne demeureront formels, obscurs et formalistes, que pour ceux qui courent e ncore aux abris (linguistiques au besoin, avec pour bouclier l’arbitraire du signe) lorsque le symbolique sort sa logique.