Numéro 11 (1979))

Gertrude Stein, un écrivain cubiste

par Gérard-Georges Lemaire

Dans son petit livre sur Picasso, Gertrude Stein remarquait que ce peintre avait compris qu’il ne fallait plus regarder la terre d’une automobile, même lancée à vive allure, mais d’un avion. Le Picasso de Gertrude Stein, tout comme son Juan Gris, est un peintre exclusivement cubiste, concerné par la posture synchronique de la forme — ce qui revient à dire sa déposition sur un plan de ses moments et de ses articulations. "Son" Matisse (ou encore "son" Cézanne) se recommande de la mise à plat de ses perspectives, de leur écrasement.

Peut-être Gertrude Stein ne s’est-elle jamais vraiment intéressée à la peinture, mais a-t-elle discernée dans l’avènement de l’abstraction un possible embrayeur et une justification à son utopie scripturaire.

Le gros ouvrage qu’elle a écrit entre les années 1911 et 1912 et auquel elle a donné un titre aussi idiosyncrasique qu’énigmatique — G.M.P., ou Picasso, Matisse & Gertrude Stein — ne parle finalement pas des œuvres des deux artistes, bien que leurs noms ponctuent et scandent le texte. Ils ne sont là que comme figures emblématiques d’un processus d’écriture.

Stein rêvait sans doute de devenir le premier écrivain cubiste. Mais il faut entendre par là autre chose que la pure et simple application des principes du cubisme pictural à la littérature. Elle a tiré des propositions plastiques des Cubistes un principe général, qui caractérisera toute sa production de ces années dix à sa mort : le temps de l’écriture doit nécessairement être inclus dans la fixation de ses traces. Mieux encore : c’est l’expérience proprement dite de l’écriture que l’écriture doit consigner. Dans ses conférences de 34, on rencontre sans cesse des formulations de ce type : "Une des choses qui est très intéressante à savoir c’est de quelle façon vous éprouvez en votre for intérieur les mots qui sortent pour passer à l’intérieur de vous". En sorte que c’est cet incessant mouvement de va-et-vient entre la formulation (cette sorte d’articulation intérieure, profération d’aphasique qui soulève la glotte et fait vibrer les cordes vocales) et la déposition (qui pourrait se décrire comme citation tronquée et truquée) qui fait l’objet de la prise de sens.

Mais l’exploitation de ce temps de parole — qui réduit à la même échelle la dictée intérieure et l’inscription, c’est-à-dire sa projection dans la dimension de l’écriture —, ne consiste pas à un singulier retournement des opérations de transfert sur elles-mêmes. Elle est l’aboutissement d’une longue étude sur la structure de la psyché et la conceptualisation d’une "psychologie mosaïque", qui l’a entraîné à rédiger un certain nombre de carnets de note dans les années 1907-1908. Dans ces Notebooks, Stein avait établi une typologie et une hiérarchie humaines, établissant trois "niveaux" — l’inférieur correspondant au sexe, le méridien au tempérament ou caractère et le supérieur à l’intellect ou esprit. Mais elle ne parvenait pas à se satisfaire de cet étagement largement inspiré de Weininger [1], lui préférant une théorie des "couches" (layers) qui pouvait mieux rendre compte de l’interpénétration des différents stades analytiques. Cette théorie devait l’amener à imaginer un diagramme qui se dessinait non plus dans une verticalité, mais dans une superposition de plans plus ou moins opaques, plus ou moins interférents les uns sur les autres. De plus, sa représentation de l’homme s’est échafaudée comme un champ d’antagonismes — un conflit qui se résume par l’affrontement de ses deux instances déterminantes : l’esprit humain et la nature humaine, qui font l’objet d’un texte ambitieux composé en 1936 sous le titre de The Geographical History of America [2]. Pour qu’une telle application à l’horizontal du sujet soit concevable, encore fallait-il inclure la temporalité qui lui est spécifique. Et pour elle, ce qui caractérise en premier lieu la réalité psychique, c’est la répétition. Dans un de ses carnets, elle affirme : "Je crois en la répétition. J’écris encore et toujours l’hymne de la répétition. Sterne m’en a donné l’intuition."

Dans son Œuvre de Miss Stein, William Carlos Williams insiste sur cette reprise en charge de la recherche entreprise au XVIIIe siècle par Lawrence Sterne dans The Life and Opinions of Tristram Shandy : "Le maniement des mots et, jusqu’à un certain point, la portée imaginative des phrases annoncent directement ce que Gertrude Stein a tissé aujourd’hui dans une synthèse per sonnelle. Il est en effet évident, en y regardant de près, que Sterne s’exerce au jeu (ou à la musique) de la vue, du contraste visuel, sonore et signifiant entre les mots comme le fait Stein, mais aussi au jeu grammatical —."

L’insistance de Williams sur ce précédent célèbre, tout comme la distinction qu’il établit entre la démarche des vers-libristes et celle de Stein (celle-ci s’intéressant à l’"ossature" de l’écriture, tandis que les poètes ne s’inté ressent qu’aux "parties molles") nous permet de comprendre de quelle manière sa volonté de définition du sujet ne peut qu’être associée à un projet d’un-scription.

En d’autres termes, la décomposition et l’isolement des différents moments de l’inscription du sujet ne peuvent s’effectuer que par un perpétuel et dramatique retour sur l’effectuation de l’écriture — envisagée comme transcription de phénomènes langagiers finalement exclu de l’échange verbalisé et du monnayage scriptural.

D’où l’examen méthodique, expérimental et quasiment systématique de la ponctuation, tel qu’on le rencontre dans Grant or Rutherford B. Hayes [3] ; d’où également les exercices de déconstruction formelle de Tender Buttons qui aboutit à un véritable délire de la phrase, par la distinction et l’"Abstraction" des objets syntaxiques, par l’établissement des perspectives raccourcies, renversées, annulées ou déformées de la clause signifiante. Le langage est posé comme objet de sa peinture, traité comme tel, mais rejeté comme modèle dix-neuvièmiste (mimesis dans le complexe narcissique inclus dans la perpétuation de la langue) ; d’où, enfin, Un exercice d’analyse [4] de 1917, première grande pièce de Stein, qui introduit le dialogue comme répercussion et délation des stéréotypes discursifs.

Gertrude Stein n’est cubiste que dans le sens de cette compulsion à embrasser le réel d’un seul regard, comme par une prise de vue aérienne. Mais ce que s’imprime sur le négatif, ce n’est pas une surface uniment plane et un continuum, mais le déroulement d’un flux charriant sur un même plan les séquences hétérogènes des phénomènes langagiers — mais aussi l’enrouleront de spirales. Et ce faisant, ce qui transparaît, c’est la béance grande ouverte entre ce qui est phonétisé et ce qui est profération, entre le signifiant et ses fabrications.




[1] Cf. l’article de Léon Kratz, Weininger and the Making of Americans, in Gertrude Stein issue, Twentieth Century Literature, vol. 24, n°1, spring 1978.

[2] L’iHistoire géographique de l’Amérique, collection "Les derniers mots", Christian Bourgois éditeur, 1978

[3] in How Writing is Written, volume two of the prevously uncollected writings of Gertrude Stein, edited by Robert Barlett Haas, Black Sparrow Press, Los Angeles, 1974

[4] in Impasses 11/12, novembre 1978.