Histoire de la revue TXT)

#Introduction

par Erwan Haumine

La revue TXT est créée à Rennes par Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz autour de l’année 1968. Elle a disparu en 1993 ; son premier numéro date de 1969. Entre temps, 28 numéros (plus deux numéros hors-série) ont paru à intervalles irréguliers [1]. Je me propose ici à retracer l’histoire de la revue à travers les textes théoriques et critiques de ses intervenants [2].

Certains paramètres me contraignent à envisager plusieurs histoires successives de TXT, ce que Christian Prigent, en introduction à l’anthologie des fictions [3] publiées dans la revue, nomme Légendes de TXT. La diversité des intervenants, les débats et brouilles internes, le renouvèlement permanent des enjeux politico-idéologiques, la révélation qu’ont pu constituer pour les membres de la revue certains auteurs de l’époque, la durée de vie même de la revue et sa périodicité contrariée… Tout ça m’oblige à restreindre un sujet d’étude qui ne s’énonce pas sans quelques balises génétiques.

Hum hum. C’est parti.

TXT, qui s’est vécu comme l’aventure d’une avant-garde résistante, contrarie naturellement les tentatives de fixation au révélateur de l’Histoire. Surtout quand celle qui nous occupe – la littéraire – s’enquit souvent plus des enjeux tactiques que des textes. On ne saurait nier pourtant que TXT, en 1969, est une effraction stratégique : quelques très jeunes gens, que les poésies "néo-lyriques" et "froidement métaphysiques" repoussent, partent à l’assaut d’une modernité qui leur est encore largement inconnue.

Tel Quel fascine comme un soleil, vital et lointain à la fois, et l’image un brin sulfureuse de cette revue finit de cheviller solidement un "principe d’avant-garde" au socle d’une modernité toute neuve. A ce stade, TXT est indéniablement une revue-satellite, qui tente de se fonder sur le folklore d’une autre. Mais, notamment parce que la poésie, souvent délaissée par Tel Quel, est l’intérêt majeur de la revue, nous verrons que TXT s’émancipe et modifie ses influences pour créer son propre univers référentiel. Très vite, à partir du milieu des années 1970, le rapprochement entre les deux revues paraît abusif, au plus est-il stratégiquement utile quand il s’agit d’opposer des clans, des idéologies. Et si le bellicisme de rang n’est pas rare à l’époque, TXT, peut-être pour avoir été trop vite en première ligne, perd peu à peu le goût pour ces affrontements claniques.

Au commencement, pourtant, était la lutte, mais une lutte bien particulière. Celle pour soi, contre soi ; celle de son éducation, brutale et désordonnée.

1968. Tandis qu’à Paris l’inflation idéologique atteint son paroxysme deux jeunes provinciaux, Christian Prigent et Jean-Luc Steinmetz, décident de créer un outil de réflexion et de création directement issu des révélations qu’ont constitué pour eux les auteurs publiés dans Tel Quel :

Quand la revue TXT apparaît, le "spectacle" c’est celui que quelques jeunes gens se donnent à eux-mêmes de leur effort, à la fois violent et gai, pour sortir d’un certain type de poésie, au sens le plus banal et traditionnel du terme et aller à la conquête d’un espace théorique dont les attendus et les composants […] présentent de possibles ruptures : je veux parler bien sûr de la psychanalyse, de la sémanalyse et de la linguistique. [4]

TXT est donc une excursion de quelques jeunes décidés à fuir la détermination sociologique de ce que Bourdieu aurait appelé une situation de "dominés", pour accéder à l’expérience à la fois vague et intime qu’évoquent les noms de Denis Roche, Philippe Sollers, Julia Kristeva, Marcelin Pleynet… mais aussi Rabelais, Sade, Maïakovski, Pound ou Bakhtine. Caractéristique de cet engouement, porté par la puissante impression d’assister à la construction d’une nouvelle avant-garde, l’emploi régulier du mot "volontarisme", qui revient dans les premiers numéros de la revue, notamment sous les doigts de Christian Prigent, et qui dit bien l’extase idéaliste dans laquelle pouvaient se trouver les premiers TXT :

Volontarisme, n. m. : attitude d’une personne qui croit pouvoir plier le réel à sa volonté. [5]

C’est effectivement ce "réel"-là, littérairement embarrassant depuis des millénaires, qui intéresse la revue quand elle naît physiquement, en 1969. A une époque de fortes crispations idéologiques, – TXT l’affirme comme d’autres – tout est politique. Or le réel, c’est tout ou rien, selon d’où l’on parle, d’où l’on est et de quoi l’on naît. Tantôt notion des choses et choses elles-mêmes dans leur opacité : tout se pense à partir de l’idée qu’on s’en fait. Quelle que soit la période, d’où que viennent les engagements, le souci de TXT sera de garder le contact ; Lacan l’a dit, qui est abondamment cité dans les premiers numéros (mais dont l’enseignement est très partiellement disponible à l’époque) : "Le réel, c’est quand on se cogne" [6].

Idéologiquement marquée à l’extrême gauche, obéissant d’abord à la ligne maoïste de Tel Quel (TXT approuve les propositions du Mouvement de Juin 71), puis de plus en plus détachée des compromissions partisanes, la revue évolue progressivement jusqu’à une position critique d’électron libre qui pose que le réel est impossible [7] et ne se dévoile un peu plus qu’à force d’en repousser les simulacres. Voilà tout TXT, du mur idéaliste à l’idéalisme mûr : un espace fleurant bon la négativité. En témoigne ce bout de phrase parmi beaucoup d’autres, mais particulièrement représentatif de la conception de ce que doit être la littérature dès le début : "[…] l’écriture comme mécriture, travail de deuil, défection plus que production." [8]

Renversement de classes, renversement de signes, versement des passions lyriques dans le grand foyer sacrificiel – TXT sait, pour s’être acoquiné avec les futuristes, qu’on ne fait pas de Révolution sans brûler de livres –, la revue est le lieu d’une vive réaction. Vive, en tant que sa périodicité lui permet de prendre position sur des sujets d’actualité (l’affaire Rushdie [9] ou la parution d’un livre de Claude Simon [10] par exemple).

Le "carnavalesque", premier concept TXT – présenté dans "Carnaval : inflation, réaction" [11] – est un exemple précoce de cette volonté affichée de révéler leurres du contemporain. Concept iconoclaste, il est probablement le vestige "le plus sauf" de l’esprit du "1er TXT" : il parcourt toute la revue jusqu’à la fin et devient même une balise critique [12] pour ses rédacteurs.

On sent bien, dans ce que recouvre ce concept, que TXT n’est déjà – dès le numéro 5 – qu’un satellite lointain de Tel Quel, occupé à se chercher (sur) une autre orbite, plus "pongienne" et "rochienne" que "sollersienne". Ponge et Roche : contre-pieds permanents, extrêmes du relativisme au sein d’une orthodoxie puisque point de départ et aboutissement véritables de Tel Quel. Et deux poètes, surtout. Car même si l’on connaît l’aversion pour la poésie des auteurs respectifs du Parti pris des choses et du Mécrit, aversion qui est en fait le rejet d’un mot et de ses connotations [13], leur "matérialisme sémantique" révèle aussi des projets éminemment poétiques : ils touchent à la langue, ils cherchent à coller à leur matériau.

Toujours dans le registre du volontarisme – encore léniniste – selon lequel "où il y a volonté, il y a chemin" [14], TXT ne se privera jamais des occasions de "nuire". Et des textes critiques les plus violents naissent souvent les idées les plus marquantes de "l’esprit TXT", diffus en fait et si peu constitué autour d’un groupe mais d’un homme, surtout, qui coordonne réellement les flashs théoriques des autres contributeurs : Christian Prigent.

Prigent. Le catalyseur du groupe, qui rédige la plupart des textes d’ouverture – sortes d’éditoriaux qui donnent le ton d’un numéro – depuis "Ordinateur" [15] jusqu’à l’introduction à l’anthologie des fictions [16]. Auteur le plus prolifique aussi, pour les parties consacrées à la théorie et à la critique. Auteur, surtout, dont TXT est l’exact reflet du trajet personnel, tant sur le plan idéologique que sur le plan théorique [17]. C’est à lui, logiquement, que notre étude demande des comptes.

Dans Salut les Modernes [18], Prigent questionne de jeunes poètes contemporains qui, pour certains, se réclament de TXT, mais aussi d’autres revues de l’époque. Il fait le constat, dans une adresse directe qui ressemble à une lettre, d’une génération très friande de revues souvent inventives mais sans axe théorique, sans ancrage dans le politique. A ceux qui fondent ces revues, il pose une série de questions dont le point de départ est la pléthore de définitions existant pour le mot "revue" :

Chers amis, vous faites des revues, vous publiez beaucoup dans des revues. Le dictionnaire me dit qu’avant de prendre (en 1792) son sens de "publication périodique" le terme "revue" avait un sens juridique ("révision d’héritage") et un sens militaire ("inspection passée par le commissaire aux montres et revues pour vérifier les effectifs"). Vint ensuite (1840) un emploi culturel ("pièce comique ou satirique qui passe en revue l’actualité" - d’où le sens actuel de spectacle de variétés).

Questions : quels héritages révisent aujourd’hui vos revues ? Quels effectifs inspectent-elles ? de quel spectacle sont-elles la scène improvisée ? […]A quoi servent, chers amis, vos revues ?

Ce sont ces questions, entre autres, qui me permettront de présenter TXT. Jalonnant un ordre chronologique – je distingue trois périodes principales de l’histoire de la revue – elles guideront en partie mon approche, parce qu’elles exigent une attention permanente aux caractéristiques particulières d’un objet littéraire et stratégique inhérent à l’Histoire Littéraire du XXe siècle : la revue.




[1] Pas de numéro en 1973 et 1976 ; deux numéros en 1970, 1983, 1985, 1988 et 1991 ; numéros doubles en 1971, 1974, 1991, 1992

[2] En fait c’est moins moi qui me propose que le cursus universitaire qui me contraint : l’étude qui suit est issue d’un mémoire de maîtrise dont je me suis efforcé de gommer les traces les plus désagréables de raideur méthodique. Enfin, de toute manière, si vous en êtes réduits à lire ce truc, c’est que vous êtes soit un fan de la revue, soit un ennemi passionné de TXT, soit un chercheur. Dans tous les cas, vous l’aurez cherché.

[3] TXT (1969 – 1993), une anthologie, Christian Bourgois Editeur, 1995.

[4] "Artaud : le toucher de l’être", entretien d’Olivier Penot-Lacassagne avec Christian Prigent, in Artaud en revues, p.125, éd. L’Âge d’Homme, 2005.

[5] Le Nouveau Petit Robert 1995, Dictionnaires Le Robert, Paris.

[6] Bon, cela dit il a aussi écrit des trucs en total contradiction ; citer Lacan, c’est toujours faire un flop, péter un bon coup, tenter de détendre l’atmosphère sans la moindre de chance de succès, accepter de lancer une pirouette de relativisme dans l’univers policé d’un mémoire de maîtrise.

[7] Chez Lacan, encore, le schéma R oppose le réel à l’imaginaire, pas à l’impossible. "Le réel est l’impossible, il existe comme impossible" (Jacques Lacan, RSI, Séminaire XXII, séance du 13 mai 1975).

[8] De la difficulté du style , un article de Christian Prigent sur Eric Clemens, in TXT n°15 : IntrAduction aux étrangers.

[9] Nommer l’innommable , par Christian Prigent, in TXT n°24 (D.D.R. Lyrik 1989), Lebeer-Hossmann Editeur, 1989 ; et Nommer l’innommable, SSQ , par Christian Prigent, in TXT n°25 : Black Orature.

[10] La Belle Ouvrage , par Christian Prigent, in TXT n°25 (Black Orature), Lebeer-Hossmann Editeur, 1990.

[11] Carnaval : inflation, réaction , in TXT n°5 : Fonctions d’une revue.

[12] "[…] c’est un texte délibérément "carnavalesque" dans son goût pour les avatars et les masques, le renversement parodique des énoncés sacrés, le dialogue des styles et des genres, la traversée picaresque des époques, des lieux, des livres…" écrit Christian Prigent à propos des Versets Sataniques de Salman Rushdie (Nommer l’innommable , in TXT n°24 (D.D.R. Lyrik 1989), Lebeer-Hossmann Editeur, 1989.

[13] "La poésie (merde pour ce mot)." (Francis Ponge, "My Creative Method", in "Méthodes") et "La poésie est inadmissible, d’ailleurs elle n’existe pas" (Denis Roche, in Le Mécrit, 1972)

[14] Mot attribué à Lénine, mais aussi à Jaurès, parfois.

[15] "Ordinateur", par Christian Prigent, in TXT n°1, TXT éditeur, 1969.

[16] TXT (1969 – 1993), une anthologie, Christian Bourgois Editeur, 1995.

[17] Christian Prigent reprend régulièrement des textes publiés dans tel numéro de la revue et les insère, réécrits, dans des livres de critique.

[18] Salut les Anciens / Salut les Modernes, Christian Prigent, POL, 2000.