Histoire de la revue TXT)

2006 : Conclusion

par Erwan Haumine

L’aventure TXT a beaucoup duré, traversé des époques bavardes, et noirci finalement peu de pages. A raison de trois textes théoriques ou critiques par numéro (c’est une moyenne), le corpus sur lequel porte ce travail n’est jamais composé que de quelques dizaines de textes. De ces dizaines, beaucoup n’intéressent plus guère qu’historiens des lettres et de l’action politique ; les plus "actuels" ont été sauvés par leurs auteurs, remaniés puis publiés au format livre avec d’autres textes du genre (c’est le cas de ceux de Clémens et de Prigent notamment). La fiction produite au sein de la revue, aussi, a trouvé sur de plus nobles supports la place de son expression : Le babil des classes dangereuses de Novarina, Commencement de Christian Prigent, Portrait d’une dame d’Alain Frontier, Le Degré Zorro de l’écriture de Jean-Pierre Verheggen, autant de textes dont les premiers extraits ont paru dans TXT. Mieux, ils sont tous pour une part issus de l’esprit ou des réflexions qui sont nés dans ses pages ; un esprit ludique et provocateur, des réflexions formelles, austères, empreintes pour les premières d’une certaine solennité.

Mais si, concernant des époques de radicalisme intellectuel, on peut douter de la validité de l’incessant alibi du "jeu" (donné d’ailleurs par Philippe Forrest – et Sollers lui-même – pour justifier l’engagement maoïste de Tel Quel), "ludique" n’est pas un vain mot s’agissant de TXT, pourtant coupable des mêmes errements. A relire les textes de cette période (1971-1973), deux observations s’imposent. D’abord, qu’à un niveau purement stratégique l’expérience TXT aurait probablement tourné court sans l’attention des telqueliens (correspondances, interventions, publicité), et que cette proximité un peu étouffante a à la fois condamné la revue dans sa version initiale et vacciné sa suivante contre le dogmatisme. Ensuite, que les TXT de cette période ont produit des textes d’une immaturité et d’une irresponsabilité manifeste, qu’on peut mettre sur le compte des excès de jeunesse, contrairement à l’engagement de leurs aînés telqueliens. De ce "premier TXT", rien ne subsiste aujourd’hui, si ce n’est le concept de "carnavalesque". Pas que celui-ci soit encore opérant en tant que tel, mais il a été sauvé des décombres par la volonté des artisans du "second TXT", et lui a survécu : on trouve même, dans les textes critiques que Christian Prigent fait paraître aujourd’hui, des traces du "carnavalesque" dans ce goût pour ce qui demeure inassimilables par les différents moyens d’analyse textuelle (le textualisme en premier lieu). Car dans l’histoire de la revue telle que ses membres la racontent, le carnavalesque constitue une première prise de distance avec l’entreprise telquelienne. Irréductibles à celle-ci, Denis Roche et Francis Ponge s’en détachent au même moment.

Au deuxième, cependant, TXT ne se référera plus vraiment. Les divergences de fond (politique et littéraire) sont flagrantes au colloque de Cerisy (1975), et la correspondance entre Ponge et Prigent cesse la même année. En revanche, le double numéro 6/7 sur Denis Roche est un nouveau départ. Parce qu’il opère cette rétraction sur le littéraire, propre, dans l’histoire des revues, à la fin d’une grande illusion idéologique, parce qu’il publie un texte de Ponge qui se lit sans équivoque comme une rupture avec Tel Quel, parce qu’aussi l’hommage à Roche est une manière de faire le vœu d’une liberté inconditionnelle, loin de tout dogmatisme, parce qu’il coïncide, enfin, avec la fin d’un pouvoir collégial et l’avènement définitif de Prigent aux commandes, ce numéro inaugure clairement ce que nous avons appelé par commodité le "second TXT".

Jusqu’en 1981, date à laquelle Bourgois décide de ne plus éditer TXT, on entend parler çà et là d’un esprit propre à la revue, jubilatoire (parfois potache), promouvant avec force théorie des auteurs que Bataille avait appelé "grands irréguliers", et que Kafka, Artaud, Joyce, auraient admis dans leur "communauté négative". Surtout, le souci est resté le même : si les projets pongien et rochien ont en commun d’avoir vouloir "iconoclastiquer la poésie" [1], celui de TXT, plus modestement, est toujours de carnavaliser le rapport à l’écrit. Néanmoins, et la participation d’universitaires à la revue en témoigne, l’exigence de rigueur dans les textes théoriques, plus encore que dans les notes critiques, survit à l’effondrement idéologique sous les doigts de Prigent et Clémens notamment, qui fournissent le plus gros de l’effort théorique régulier, après le "départ" de Steinmetz dont les interventions sont alors occasionnelles. L’image qui subsiste pourtant, chez ceux qui entendent aujourd’hui parler de TXT sans avoir accès aux numéros de cette période, est plutôt celle d’un anti-conformisme, d’un refus de la légitimation par l’université et la grande édition… tout ça porté par un Christian Bourgois période "bon prince des avant-gardes", notamment américaines :

C’est parce qu’il y avait, en 1976, un éditeur attentif au « nouveau » et aux mouvements de l’invention « avant-gardiste », que la revue TXT, et, à l’initiative de cet éditeur, la Collection TXT firent, sous le sigle Christian Bourgois, un petit tour de piste de cinq années dans l’édition qu’on dit grande. Et c’est parce que cet éditeur, coincé entre les réalités économiques, les pressions mondaines et l’évolution de sa propre curiosité, fut « déconcerté, dérouté, voire exaspéré ou révulsé par certaines expériences », qu’il débarqua, un beau jour de 1981, tout ce beau monde (TXT, Gramma, Première Livraison…).

J’ai toujours pensé que la rencontre d’une aventure avant-gardiste avec l’édition classique relevait du malentendu. […]Je pense […] qu’il s’agit, à chaque fois, d’un oubli aveuglé (et donc momentané) de la contradiction inhérente à cette situation : entre le désir des écrivains d’accéder à l’édition classique (qui donne un public) et leur affirmation d’une particularité stylistique inouïe, leur effort pour délier, dans l’écriture, le lien social. [2]

De quel ordre furent les malentendus qu’évoque là Christian Prigent ? En tout cas, la fin de l’ère Bourgois correspond à l’engouement de certains membres de la revue pour la lecture publique, et ce qui s’apparente aujourd’hui à de l’aigreur vis-à-vis du post-modernisme qui ne collait pas aux préoccupations de TXT. Aigreur, si l’on veut, liée au retour brutal à la marginalité de la micro-édition. De l’autre point de vue, c’est le nivellement postmoderne qui apparaît comme un renoncement aigri à tout enthousiasme, comme une complaisance dans le désenchantement. L’époque, prise en otage par les grands médias, est pleine de ce renoncement : refoulement du théorique, rejet de l’avant-gardisme au profit de postures nouvelles, "fin de l’histoire", "mort de l’art"… Prétentieuse, décevante, aveugle, "l’époque" agace et dépasse les problématiques de TXT. La revue s’arrête, non sans avoir fait lire de nouvelles écritures déjà reconnues à l’époque ou promises à une large reconnaissance publique : François Bon, Leslie Kaplan, Liliane Giraudon, Jean-Jacques Viton, Olivier Cadiot, Raymond Federman, Hubert Lucot, Sylvie Nève…

C’est tout de même une mésentente entre ce qui fut perçu comme une bien-pensance humaniste et l’attachement à penser le négatif, l’inhumain dans l’homme, le problème du Mal, qui décida de la fin de la revue, en plus de la lassitude de beaucoup, qui prenaient alors un envol autonome. Il est difficile, dans cette histoire, de trouver des constantes, et, plus que les textes théoriques, les fictions publiées dans les pages des vingt-huit numéros auraient témoigné d’une certaine cohérence. Mais elles auraient manqué, à elles seules, de faire voir combien la revue fut en phase avec ses époques, combien elle eut à cœur de penser toujours le "contemporain", de s’adapter à lui jusqu’à ce qu’une sorte d’incompatibilité d’humeur la fasse définitivement divorcer d’avec lui. Mais qu’est-ce qu’une revue quand elle ne fonctionne plus, depuis près de vingt ans, sur le mode du "groupe", quand elle est une communauté d’individus libres et indépendants ? Elle est une concentration des esprits ; et sa dissolution, si elle les disperse, n’annihile pas leurs pouvoirs singuliers. Eric Clémens poursuit son travail sur la fiction, Christian Prigent met ses compétences critiques au service d’œuvres de l’"ultra-contemporain", plus habituées aux courtes recensions des magazines littéraires, Pierre Le Pillouër, un TXT tardif, centralise sur Internet le réseau de la poésie contemporaine, Daniel Busto a récemment beaucoup fait parler de lui sous un autre nom… L’énergie qui a animé la revue semble aussi se retrouver dans certaines œuvres poétiques contemporaines, et les anciens TXT, toujours très attentifs à la postérité de leur entreprise, ne manquent pas de commenter cet héritage. Finalement, s’il existe un invariant TXT, il est à chercher du côté de l’infra- (du support, de la surface, du matériau linguistique, des bases pulsionnelles de la phonation). Comme l’écrit Christian Prigent dans le dernier numéro de TXT : "la vieille taupe poétique creuse toujours".




[1] FRANCIS PONGE, "voici déjà quelques hâtifs croquis pour un "portrait complet" de denis roche", in TXT-6/7 : La Démonstration Denis Roche.

[2] CHRISTIAN PRIGENT, "Christian Bourgois, un éditeur de l’avant-garde", in Christian Bourgois 1966-1986, Christian Bourgois, 1986.