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Extrait de Penser/classer de Georges Perec.


Notes brèves sur l'art et la manière de ranger ses livres


Toute bibliothèque, répond à un double besoin, qui est souvent aussi une double manie : celle de conserver certaines choses (des livres) et celle de les ranger selon certaines manières.

Un de mes amis conçut un jour le projet d'arrêter sa bibliothèque à 361 ouvrages. L'idée était la suivante : ayant, à partir d'un nombre n d'ouvrages, atteint, par addition ou soustraction, le nombre K = 361, réputé correspondre à une bibliothèque, sinon idéale, du moins suffisante, s'imposer de n'acquérir de façon durable un ouvrage nouveau X qu'après avoir éliminé (par don, jet, vente ou tout autre moyen adéquat) un ouvrage ancien Z, de façon à ce que le nombre total K d'ouvrages reste constant et égal à 361 K + X > 361 > K-Z.

L'évolution de ce projet séduisant se heurta à des obstacles prévisibles auxquels furent trouvées les solutions qui s'imposaient : on en vint d'abord à envisager qu'un volume - mettons de La Pléiade - valait pour un (1) livre même s'il contenait trois (3) romans (ou recueils de poèmes, ou essais, etc.) ; on en déduisit que trois (3), ou quatre (4), ou n (n) romans d'un même auteur valaient (implicitement) pour un (1) volume de cet auteur, comme fragments non encore rassemblés mais inéluctablement rassemblables d'une Oeuvres Complètes. A partir de là on considéra que tel roman récemment acquis de tel romancier de langue anglaise de la seconde moitié du XIXème siècle ne saurait logiquement compter comme un ouvrage nouveau X mais comme un ouvrage Z appartenant à une série en voie de constitution: l'ensemble T de tous les romans écrits par ledit romancier (et Dieu sait s'il y en a !). Cela ne changeait pas le moins du monde le projet initial : simplement, au lieu de parler de 361 ouvrages, on décidait que la bibliothèque suffisante devait se composer idéalement de 361 auteurs, qu'ils aient écrit un mince opuscule ou de quoi emplir un camion. Cette modification se révéla efficace pendant plusieurs années : mais il apparut bientôt que certaines oeuvres - par exemple, les romans de chevalerie - n'avaient pas d'auteur ou en avaient plusieurs, et que certains auteurs - les dadaistes, par exemple - ne pouvaient pas être séparés les uns des autres sans automatiquement perdre quatre-vingts à quatre-vingt-dix pour cent de ce qui faisait leur intérêt . On en arriva ainsi à l'idée d'une bibliothèque limitée à 361 thèmes - le mot est vague mais les groupes qu'il recouvre le sont parfois aussi - et cette limite a, jusqu'à présent, rigoureusement fonctionné.

Ainsi donc, l'un des principaux problèmes que rencontre l'homme qui garde les livres qu'il a lus ou qu’il se promet de lire un jour est celui de l'accroissement de sa bibliothèque. Tout le monde n'a pas la chance d'être le capitaine Nemo:


... le monde a fini pour moi le jour où mon Nautilus s'est plongé pour la première fois sous les eaux. Ce jour-là, j‘ai acheté mes derniers volumes, mes dernières brochures, mes derniers journaux, et depuis lors je veux croire que l’humanité n'a plus ni pensé ni écrit. »


Les 12 000 volumes du capitaine Nemo, uniformément reliés, ont été classés une fois pour toutes, et d'autant plus facilement que ce classement, nous précise-t-on, est indistinct, en tout cas du point de vue de la langue (précision qui ne concerne absolument pas l'art de ranger une bibliothèque mais qui veut simplement nous rappeler que le capitaine Nemo parle indifféremment toutes les langues). Mais pour nous, qui continuons à avoir affaire à une humanité qui s'obstine à penser, à écrire, et surtout à publier, le problème de l'accroissement de nos bibliothèques tend à devenir le seul problème réel -. car il est bien évident qu'il n'est pas trop difficile de conserver dix ou vingt livres, disons même cent mais lorsque l'on commence à en avoir 361, ou mille, ou trois mille, et surtout lorsque le nombre se met à augmenter tous les jours ou presque, le problème se pose, d'abord de ranger tous ces livres quelque part, et ensuite de pouvoir mettre la main dessus lorsque, pour une raison ou pour une autre, on a un jour envie ou besoin de les lire enfin ou même de les relire.

Ainsi, le problème des bibliothèques se révèle-t-il un problème double : un problème d'espace d’abord, et ensuite un problème d'ordre.


1.De l'espace


1. 1. Généralités


Les livres ne sont pas dispersés mais rassemblés. Comme on met tous les pots de confitures dans une armoire aux confitures, on met tous ses livres dans un même endroit, ou dans plusieurs mêmes endroits. On pourrait, tout en souhaitant les garder, entasser ses livres dans des malles, les mettre à la cave ou au grenier ou dans des fonds de placard, mais on préfère généralement qu'ils soient visibles.

Dans la pratique, les livres sont le plus souvent disposés les uns à côté des autres, le long d'un mur ou d'une cloison, sur des supports rectilignes, parallèles entre eux, ni trop profonds ni trop espacés. Les livres sont rangés - généralement - dans le sens de la hauteur et de telle façon que le titre imprimé sur le dos de l'ouvrage soit visible (parfois, comme dans les devantures des librairies, on montre la couverture des livres, mais ce qui, en tout cas, est inhabituel, proscrit, presque toujours considéré comme choquant, c'est un livre dont on ne voit que la tranche).

Dans l'ameublement contemporain, la bibliothèque est un coin : le «coin-bibliothèque». C'est, le plus souvent, un module appartenant à un ensemble « salle de séjour » dont font également partie

Le meuble-bar à abattant

Le secrétaire à abattant

Le vaisselier deux portes

Le meuble hi-fi

Le meuble télévision

Le meuble projecteur de diapositives

La vitrine

etc...

et qui est proposé sur les catalogues garni de quelques fausses reliures.

Dans la pratique toutefois les livres peuvent être rassemblés à peu près n'importe où.


1.2.Pièces dans lesquelles on peut mettre ses livres


dans l'entrée

dans la salle de séjour

dans la ou les chambres

dans les chiottes


Dans la cuisine on ne met généralement qu'un seul genre d'ouvrages, ceux que précisément on appelle des « livres de cuisine ».

Il est rarissime de trouver des livres dans une salle de bains, bien que ce soit pour beaucoup de gens un lieu favori de lecture. L'humidité ambiante est unanimement considérée comme la première ennemie de la conservation des textes imprimés. Tout au plus peut-on trouver dans une salle de bains une armoire à pharmacie et dans l'armoire à pharmacie un petit ouvrage intitulé Que faut-il faire avant l'arrivée du médecin ?


1.3.Endroits d'une pièce où l'on peut disposer des livres


Sur les tablettes des cheminées ou des radiateurs (l'on considérera toutefois que la chaleur peut, à la longue, se révéler quelque peu nocive), entre deux fenêtres, dans l'embrasure d'une porte condamnée, sur les marches d'un escabeau de bibliothèque, rendant celui-ci impraticable (très chic, cf. Renan), sous une fenêtre, dans un meuble disposé en épi et séparant la pièce en deux parties (très chic, fait encore meilleur effet avec quelques plantes vertes).


1.4.Choses qui ne sont pas des livres et que l'on rencontre souvent dans les bibliothèques


Des photographies dans des cadres de laiton doré, des petites gravures, des dessins à la plume, des fleurs séchées dans des verres à pied, des pyrophores garnis ou non d'allumettes chimiques (dangereux), des soldats de plomb, une photographie d'Ernest Renan dans son cabinet de travail au Collège de France, des cartes postales, des yeux de poupée, des boîtes, des rations de sel, poivre et moutarde de la compagnie de navigation aérienne Lufthansa, des pèselettres, des crochets X, des billes, des débourrepipes, des modèles réduits d'automobiles anciennes, des cailloux et graviers multicolores, des ex-voto, des ressorts.



2. De l'ordre


Une bibliothèque que l'on ne range pas se dérange : c'est l'exemple que l'on m'a donné pour tenter de me faire comprendre ce qu'était l'entropie et je l'ai plusieurs fois vérifié expérimentalement.

Le désordre d'une bibliothèque n'est pas en soi une chose grave ; il est de l'ordre du « dans quel tiroir ai-je mis mes chaussettes ? » : on croit toujours que l'on saura d'instinct où l'on a mis tel ou tel livre ; et même si on ne le sait pas, il ne sera jamais difficile de parcourir rapidement tous les rayons.

A cette apologie du désordre sympathique, s'oppose la tentation mesquine de la bureaucratie individuelle : une chose pour chaque place et chaque place à sa chose et vice versa ; entre ces deux tensions, l'une qui privilégie le laisser-aller, la bonhomie anarchisante, l'autre qui exalte les vertus de la tabula rasa, la froideur efficace du grand rangement, on finit toujours par essayer de mettre de l'ordre dans ses livres : c'est une opération éprouvante, déprimante, mais qui est susceptible de procurer des surprises agréables, comme de retrouver un livre que l'on avait oublié à force de ne plus le voir, et que, remettant au lendemain ce qu'on ne fera pas le jour même, on redévore enfin à plat ventre sur son lit.


2.1.Manières de ranger les livres classement alphabétique

classement par continents ou par pays

classement par couleurs

classement par date d'acquisition

classement par date de parution

classement par formats

classement par genres

classement par grandes périodes littéraires

classement par langues

classement par priorités de lecture

classement par reliures

classement par séries.


Aucun de ces classements n'est satisfaisant à lui tout seul. Dans la pratique, toute bibliothèque s'ordonne à partir d'une combinaison de ces modes de classements : leur pondération, leur résistance au changement, leur désuétude, leur rémanence, donnent à toute bibliothèque une personnalité unique.

Il convient d'abord de distinguer les classements stables et les classements provisoires ; les classements stables sont ceux qu'en principe on continuera à respecter ; les classements provisoires ne sont censés durer que quelques jours : le temps que le livre trouve, ou retrouve, sa place définitive : ce peut être un ouvrage récemment acquis et non encore lu, ou bien un ouvrage récemment lu que l'on ne sait pas très bien où mettre et que l'on s'est promis de ranger à l'occasion d'un prochain « grand rangement », ou encore un ouvrage dont on a interrompu la lecture et que l'on ne veut pas classer avant de l'avoir repris et terminé, ou bien un livre dont, pendant une période donnée, on s'est servi tout le temps, ou bien un livre que l’on a sorti pour y chercher un renseignement ou une référence et que l'on n'a pas encore remis en place, ou bien un livre que l'on ne saurait mettre à la place où il irait car il ne vous appartient pas et on a plusieurs fois promis de le rendre, etc.

En ce qui me concerne, près des trois quarts de mes livres n'ont jamais été réellement classés. Ceux qui ne sont pas rangés d'une façon définitivement provisoire le sont d'une façon provisoirement définitive, comme à l'OuLiPo. En attendant, je les promène d'une pièce à l'autre, d'une étagère à l'autre, d'une pile à l'autre, et il m'arrive de passer trois heures à chercher un livre, sans le trouver mais en ayant parfois la satisfaction d'en découvrir six ou sept autres qui font tout aussi bien l'affaire.


2.2. Livres très faciles à ranger


Les grands Jules Verne à reliure rouge (qu’ils soient des vrais Hetzel ou des rééditions Hachette), les très grands livres, les tout petits, les Baedeker, les livres rares ou crus tels, les livres reliés, les volumes de La Pléiade, les Présence du Futur, les romans publiés aux Éditions de Minuit, les collections (Change, Textes, Les Lettres nouvelles, Le Chemin etc.), les revues, quand on en a au moins trois numéros, etc.


2.3. Livres pas trop difficiles à ranger


Les livres sur le cinéma, que ce soient des essais sur des metteurs en scène, des albums sur des stars ou des découpages de films ; les romans sud-américains, l'ethnologie, la psychanalyse, les livres de cuisine (voir plus haut), les bottins (à côté du téléphone), les romantiques allemands, les livres de la collection Que sais-je ? (le problème étant de les classer ensemble ou de les ranger avec la discipline dont ils traitent), etc.


2.4. Livres plutôt impossibles à ranger


Les autres, par exemple les revues dont on ne possède qu'un numéro, ou bien La Campagne de 1812 en Russie, de Clausewitz, traduit de l'allemand par M. Bégouën, Capitaine commandant au 3le Dragons, breveté d'État-Major, avec une carte, Paris, Librairie militaire R. Chapelot et Cie, 1900, ou encore le fascicule 6 du volume 91 (novembre 1976) des Publications of the modern Language Association of America (PMLA) donnant le programme des 666 réunions de travail du congrès annuel de ladite association.


2.5. Comme les bibliothécaires borgésiens de Babel qui cherchent le livre qui leur donnera la clé de tous les autres, nous oscillons entre l'illusion de l'achevé et le vertige de l'insaisissable. Au nom de l'achevé, nous voulons croire qu'un ordre unique existe qui nous permettrait d'accéder d'emblée au savoir; au nom de l'insaisissable, nous voulons penser que l'ordre et le désordre sont deux mêmes mots désignant le hasard.

Il se peut aussi que les deux soient des leurres, des trompe-l'oeil destinés à dissimuler l'usure des livres et des systèmes.

Entre les deux en tout cas il n'est pas mauvais que nos bibliothèques servent aussi de temps à autre de pense-bête, de repose-chat et de fourretout.



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1.J'appelle bibliothèque un ensemble de livres constitué par un lecteur non professionnel pour son plaisir et son usage quotidiens. Cela exclut les collections de bibliophiles et les reliures au mètre, mais aussi la.plupart des bibliothèques spécialisées (celles des universitaires par exemple) dont les problèmes particuliers rejoignent ceux des Bibliothèques publiques.




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J'ai emprunté un dessin de mon amie Katy Couprie, pour le fond de cette page, ce n'est pas faire justice à ce dessin.

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