Un extrait du Vagabond approximatif de Georges Picard

Quitter Beauvilliers, c'est ne pas quitter grand-chose et, pourtant, à peine a-t-on fait trois cents pas dans la campagne, que l'on se sent privé de tout. Les hectares de champs sans un arbre, à l'exclusion de quelques maigres halliers hâtivement plantés pour abriter le gibier qui déserte, s'étendent à perte de vue comme une mer tétanisée par son propre silence et encroûtée dans une immobilité insolite. Ici, l'angoisse des espaces vides ne pardonne pas: il y a comme un mal de terre propre aux régions sans relief et sans appui pour le regard. Lorsque le vent se lève, et que rien ne bouge après les moissons, la panique pourrait vous jeter face contre le sol pour échapper à l'emportement de la lumière et de l'air devenus fous. Le fantasme d'une gigantesque main au nombre infini de doigts mouvants n'est pas le moindre cauchemar que peut inspirer la vibration blanche de l'atmosphère. Peur sans ombres ni recoins, où il n'y a pas d'autre fantôme que celui, universel et invisible, qui vous enveloppe de ses plis... je ne sais pas si une telle peur a été décrite. Pourtant, elle existe bien. La seule fois où elle m'a saisi, il y a des années, j'ai compris qu'il n'existait pas de refuge pour l'homme contre le délire de ses obsessions enfantines. Toute notre vie, nous puisons dans le même fonds de rêves et de cauchemars. Les terreurs de l'âge adulte, ce sont bien celles qui nous tenaient, tremblants et en sueur, sous le couvert de nos draps, quand nous avions cinq ou sept ans. Alors, nous ne savions pas que nous ne faisions que réagir à des signes vitaux, dans un effort viscéral pour échapper au caractère trop prévisible de notre futur anéantissement. Les paniques sans cause ne sont peut-être pas autre chose que des sursauts de vie. Aussi, ne faut-il pas avoir peur de nos peurs, mais les accueillir comme autant de manifestations paradoxales de notre lucidité.

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