Entre-temps, Philippe De Jonckheere, 1998.


Dans le bain, au travers de la mousse, dans un trou de mousse, pour être plus exact, j'aperçois avec peur presque une petite masse noire peu familière. Ma baignoire est en fait de grandes dimensions, et cette couleur noire ne correspond à rien de répertorié dans ma connaissance consciente et inconsciente de l'environnement de ma baignoire. Je me calme cependant presque immédiatement, un léger sursaut tout de même a eu l'occasion de précipiter un peu mon rythme cardiaque avec cette petite décharge d'adrénaline, si caractéristique en pareille circonstance. En fait je me calme, car par le même trou de mousse, comme les aviateurs discernent par intermittence ce qui se trouve sous eux, par delà les nuages, dans des trouées de nuages justement, je me suis aperçu que cette masse noire, sans ombre est en fait reliée au flexible de la douche. Dans mon souvenir, il ne me semble pas que le pommeau de la douche qui traîne maintenant au fond de la baignoire soit de couleur noire, mais je n'ai aucun mal à mettre en doute ma mémoire parcellaire. Pour plus de sûreté cependant je décide de me saisir de la masse noire, maintenant identifiée dans mon esprit comme étant le pommeau de la douche. Et là je sursaute à nouveau, parce que ma mains et ses facultés tactiles viennent de me renvoyer une information inattendue : la masse noire n'est pas dure et son contact n'est pas mat au bout de mes doigts, comme en quelque sorte je m'y étais attendu, bien au contraire, la masse noire par son contact avec mes doigts et son écrasement inattendu jusqu'à ma paume, cette masse noire est molle, flasque. Je reçois une deuxième décharge d'adrénaline mais celle-ci est à la fois incrédule et bien plus puissante que la première, la vraie peur. Elle s'est en fait additionnée à la première, et puis la sensation de peur s'est estompée vite puisque ramenant courageusement l'objet hors de l'eau par delà la mousse mes yeux reconnurent maintenant tout de suite le nouveau gant de toilette acheté l'après-midi même. La peur est partie mais l'incrédulité demeure et comme un sourire né de la découverte : c'est l'inconnu qui fait peur. Mais dans le cas présent celui qui a jeté négligemment le gant de toilette au fond de la baignoire au tout début de son remplissage, avant même que la mousse du bain soit formée, c'est bien moi, et c'est une autre part de ce moi, différant en cela de celle qui écrit maintenant, qui fut capable, de faire peur à l'autre. Tout comme c'est autre farce stupide, consciente celle-là, que je m'étais faite. Je dégivre une fois par an mon réfrigérateur. Chaque année, le mouvement de pensée qui me dirige vers la décision d'entamer le dégivrage de mon réfrigérateur est chaque fois longue et tortueuse. D'un esprit pratique, je veux chaque fois faire concorder l'opération de dégivrage de mon réfrigérateur avec un jour où le réfrigérateur est aussi vide de victuailles que possible. Ne réalisant cette opération qu'une fois par an, en complet désaccord avec la notice d'utilisation du dit réfrigérateur qui préconise au contraire un dégivrage toutes les semaines, l'opération est assez fastidieuse puisqu'elle réclame __ ce qui ne doit pas être le cas lors d'un dégivrage, pas simplement régulier puisque le mien l'est tout autant, une fois par an, mais plus dans le respect des recommandations du constructeur __ une présence obligatoire pendant presque toute la durée de l'opération complète du dégivrage mon réfrigérateur. En effet le givre qui couvre à la fois les parois mais aussi tout l'extérieur du caisson à glace du réfrigérateur, ce givre est tel qu'il m'oblige chaque fois au démontage partiel dudit caisson pour pouvoir recueillir les blocs de glace qui semblent manger le caisson. D'année en année, je me suis toujours révolté contre telle désinvolture de ma part, chaque dégivrage accompli, et caisson entièrement remonté donnant lieu au même lot de bonnes résolutions et remontrances que je m'adressais. Las, rien n'y fit jamais. Une année qui n'était pas faite comme les autres, je tentais, à mon insu presque, une manoeuvre psychologique. Cette dernière consista à remplir le fond du caisson à glace de pierres noires de petite taille. Confiant que mon habituelle paresse s'agissant du dégivrage de mon réfrigérateur me conduirait au rendez-vous habituel et annuel de l'été suivant __ je crois que c'est la difficulté croissante à extraire des glaçons de leurs casiers qui me rappelle finalement à l'impératif du dégivrage __ je comptais utiliser le message de ces quelques pierres noires pour dire à celui qui dégivrerait l'année prochaine le réfrigérateur ce que je pensais de son inconséquence, de mon inconséquence. Naturellement une année passa. Toujours dans cette humeur un peu spéciale qui est la mienne pendant le dégivrage annuel de mon réfrigérateur, une humeur mêlée de dépit, de dégoût, et d'auto-dérision et plus simplement de honte née du manque de respect à parole donnée que sont les chimériques bonnes résolutions annuelles, je démontais donc le caisson à glace, du moins sa porte, et sa trappe de récupération des eaux de dégivrage et je ramassais les blocs de glace à l'aide d'un long couteau tranchant pointu qui était toujours en pareil labeur le meilleur outil possible, choix qui avait lors de son année d'adoption donné lieu à de la perplexité vraiment, tellement un si bon couteau de cuisine, aiguisé et nettoyé après chaque usage, était en fait compromis dans une opération si peu digne et si lointaine de son habituelle fonction. Les blocs, d'une glace sale, détachés étaient ensuite lancés à travers la cuisine vers l'évier. Cette année-là donc, je fus assez surpris, après être allé faire un tour dans le jardin, de retrouver dans mon évier, la glace sale et piteuse du dégivrage de mon réfrigérateur ayant fondu, une multitude de petits galets noirs que je reconnus tout de suite comme ayant été ramassés sur les plages du Sud de l'Angleterre, mais que je ne reconnus pas immédiatement comme ayant été laissés là, l'année précédente par le dernier dégivreur en date, c'est-à-dire moi-même. Dans cet intervalle de temps, somme toute très court, entre la reconnaissance des pierres comme provenant du Sud de l'Angleterre et celle plus affirmative de son expéditeur, moi-même, l'inconnu eut le temps de produire ses angoisses subites, ses fantasmes mais surtout cet aiguillon de peur si reconnaissable à sa petite décharge d'adrénaline.

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