Entre-temps, Philippe De Jonckheere, 1998.


Je prenais le plus souvent le bateau du matin pour retourner au Havre. Du fait de l’horaire matinal du ferry, en hiver je quittais Portsmouth tandis qu'il faisait encore nuit. De nombreuses fois, alors que le bateau entamait sa marche arrière avec mille prudences, j'avais regardé avec beaucoup de plaisir la sortie du port aux premières lueurs du jour. Bien que j'habitais à deux pas du port, je ne pouvais pas voir ce dernier de mes fenêtres, et pas davantage ne pouvais-je voir ma maison du port, pas même du pont supérieur du bateau, pourtant haut perché. Aussi plus d'une fois je regardais la progression du jour sur les nombreuses installations du port tout en imaginant cette même progression sur les murs de ma chambre. Je l'imaginais d'autant mieux que je l'avais assez souvent observée en me réveillant, et puis en me réveillant à nouveau après m’être rendormi très peu de temps. Tout en regardant le soleil se lever à la sortie du port, tandis que le bateau s'engageait dans la pleine mer, je souris à toute l'insignifiance de cette vue de l'esprit, et de cette relative obsession, récente, qui consistait à imaginer des lieux vides de toute présence, y compris de la mienne, chose bien évidemment impossible, et pourtant suffisamment ludique puisque j'avais déjà pensé à une foule d'endroits de cette manière, gardant toujours à l'esprit que je ne pouvais jamais être absolument certain de la complète absence de quiconque dans ces endroits au moment même où je les imaginais.


Hier matin, mes parents ont emprunté le bateau du matin pour rejoindre Le Havre. Après un petit déjeuner vite expédié, je les ai aidés à charger leur voiture. Nous séparant sur le pas de ma porte, le les ai regardés s'éloigner jusqu'à ne plus les voir au moment même où leur voiture s'engageait dans la rue qui mène au port et qui est perpendiculaire à la mienne. Je les ai suivis en pensée, tellement habitué à ce trajet et aux formalités d'usage au port. Je pouvais sans mal imaginer: montrer le billet de bateau et l'arrachage du talon par l'employé, aller se ranger en ligne 10, les deux paumes de l'employé tous doigts écartés, assurant une traduction assez efficace de lane number ten please, le passage de la douane, véritable formalité à laquelle ont l'air de tenir des officiers de douane s'efforçant d'arborer des mines sévères de circonstance et puis l'entrée dans les entrailles du ferry dans le vacarme assourdissant des lourdes pièces de métal et de leur chaînes utilisées pour immobiliser les camions à fond de cale et que les soutiers laissent toujours choir avec enthousiasme presque. Avec une comparable précision, je pouvais, plus tard __ j'étais monté aller me recoucher __ imaginer le lent passage devant les nombreux équipements et bâtiments du port tandis que le jour se levait. En pensée je voyais défiler lentement __ à une vitesse qui imitait à la perfection une image de cinéma au ralenti __ les différents navires de guerre de la marine royale et puis plus loin le Musée de la Marine et ses deux superbes spécimens conservés, l'un à quai, le HMS Warrior et l'autre en cale sèche, le "faux" bateau de Nelson. Je discernai très nettement en pensée les petits car ferries qui faisaient la jonction avec les ports de l'île de Wight, je les voyais et les imaginais tout comme j'avais inversement imaginé la lente progression du jour sur les murs de ma chambre lorsqu'en fait je voyais alors défiler en réalité toutes les composantes hétéroclites __ les installations, les équipements, les autres navires, les bâtiments ainsi que tous les véhicules se pressant d'un bout à l'autre du port __ qui peuplent la rade de Portsmouth. Je me tournai sur le côté dans mon lit, mal réveillé, vérifiai l'heure, il était un peu plus de huit heures, à cette heure le car ferry atteignait la sortie du port et j'eus l'illusion, à m'y méprendre, de voir ma chambre telle que je l'imaginais, vide de ma présence, le col de mon imperméable rabattu pour me protéger du vent marin glacial en hiver. La couette avait glissé, J'eus un frisson, J'avais froid.

« Entre-temps »

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