Sans titre Dessin de Madeleine De Jonckheere, octobre 2001

Trois extraits d'A l'extrême pointe (Proust, Bataille, Blanchot) de Roger Laporte.


Extrait du chapitre consacré à Marcel Proust


On peut en revanche essayer de comprendre pourquoi chez Proust les expériences de mémoire affective s'accompagnent toujours d'un tel sentiment de félicité que sa propre mort, véritable hantise, lui devient indifférente. - Une expérience majeure, constante, partagée par Swann et par le narrateur, est celle de l'oubli. Donnons un seul exemple, mais particulièrement probant on sait quelle longue et très cruelle souffrance fut pour le narrateur le départ, puis la mort d'Albertine. Le temps passe. Le narrateur est à Venise. Il reçoit un télégramme : la signature, à la suite d'une erreur de la poste, ne porte pas le prénom de Gilberte, mais celui d'Albertine.... ce que le narrateur accueille avec indifférence, car son amour pour la jeune fille en fleur est complétement mort. Proust a raison de penser que non seulement nous oublions le passé, mais que notre moi d'alors, le moi par exemple de celui qui aimait Albertine, n'existe plus, du moins en apparence. Il n'est pas question de mésestimer le temps retrouvé, mais nul mieux que Proust ne nous apprend que 1a mort ne coïncide pas avec la fin de notre existence, qu'elle ne se réduit point au trépas, mais que nous ne cessons de mourir tout an long de notre vie ». Sans doute la mémoire affective qui s'accompagne toujours d'une bouleversante félicité, ne vaut-elle que pour Proust lui-même, mais qui, plus que lui, a souffert de l'oubli! A un ami qui part pour un long voyage, Proust écrit "il est triste de leur séparation, mais qu'il est encore plus triste à la pensée que dans un certain temps il sera devenu indifférent. Si Proust avait été moins vulnérable, moins sensible à l'oubli, à la mort de soi, il n'aurait pas éprouvé une immense joie en retrouvant un moment du passé complètement oublié, perdu en apparence à jamais, en ayant ainsi la preuve que la mort, n'existe pas dans la mesure où il se retrouve lui-même tel qu’il était alors. A présent nous sommes mieux à même, non de partager l'incommunicable, mais de comprendre la félicité proustienne.



Extrait du chapitre consacré à Goerges Bataille


S’il on est Balzac, on peut s’aventurer, avec plus ou moins de bonheur, à résumer La Chartreuse de Parme, mais aucun des trois récits majeurs de Bataille ne saurait être repris en peu de mots; même faire des citations est impossible et d'abord serait ridicule. On peut seulement dire avec Marguerite Duras:

« Edwarda restera suffisamment inintelligible des siècles durant... le sujet d'Edwarda se situant en deçà ou au-delà des acceptions particulières du langage, comment en rendrait-il compte! »

Par je ne sais quelle inconséquence, quel manque de lucidité cruel, il est arrivé à Bataille d'écrire de volumineux, d'ennuyeux ouvrages de sociologie ou d'anthropologie, par exemple L’Erotisme, Histoire de l'érotisme... sans parler de La Part maudite, mais ces ouvrages ne nous touchent guère, car ils parlent de l'érotisme, mais précisément ils ne font que parler de l'érotisme, à jamais extérieur au livre. Chez Bataille, non pas l'auteur des traités d'anthropologie (auxquels il a consacré beaucoup de temps!), mais l'auteur de textes érotiques, comme chez nul autre, même chez Sade, l'érotisme et l'écriture sont « coextensifs » pour reprendre la judicieuse remarque de Denis Hollier. Ces récits sont inséparables de leur trajet, de leur mouvement - celui d'une « crue », bien mise en lumière par Lucette Finas -, de leur caractère excessif, de plus en plus outrancier : aucune barrière ne limite la fiction. S'imaginer qu'écrire de tels récits érotiques est une partie de plaisir est une naïveté et d'abord un contresens, car l'acte d'écrire, touchant à l'extrême, rencontre le danger, que naturellement Bataille ne fuit pas, mais tout au contraire recherche. Ici encore Denis Hollier voit juste lorsqu'il écrit :

« Pour Bataille, l'écriture est une pratique réelle de déséquilibre, un risque réel pour la, santé, mentale. La folie est contamment en jeu dans ce qu'il écrit. Mais la "folie" est précisément l'inimitable écriture sans règle ni modèle . »



Extrait du chapitre consacré à Maurice Blanchot.


Si écrire est lié, au silence comme à son destin, si « le silence est la seule exigence qui vaille, “ on comprend que Blanchot ait pu dire : « ... de cette écriture toujours extérieure à ce qui s'écrit, nulle trace, nulle preuve ne s’inscrit visiblement dans les livres. - N'arrive-t-il pas à Blanchot de nuancer cette affirrtiation ? Dans un texte dont E. Levinas souligne qu'il a été écrit « d'une façon prophétique plus de six mois avant Mai 68 », on peut lire ces lignes de Blanchot : « De cette écriture toujours exitérieure à ce qui s'écrit, nulle trace, nulle preuve ne s’inscrit visiblement dans les livres, peut-être de-ci de-là sur les murs ou sur la nuit, tout, de même qu’au début de l'hommes c'est l'encoche inutile ou 1’entaille de hasard marquée dans la pierre qui lui fit, à son insu, rencontrer l'illégitime écriture de l'avenir, un avenir non théologique qui n'est, pas encore le nôtre”. Puisque le silence doit passer par l'écriture pour s'accomplir n'est-ce pas lui qui devient impossible ? Dans La Part du feu , commentant encore une fois Mallarmé, Blanchot cite ce texte : « L’aramature du poème a lieu parmi le blanc du papier, significatif silence qu'il n'est pas moins beau de composer que le vers. » Blanchot remarque que ce blanc matériel « est peut-être le dernier vestige du langage qui s'efface, le mouvement même de sa disparition, mais il apparaît davantage encore comme l'emblème matériel d'un silence qui pour se laisser représenter doit se faire chose, ce qui reste ainsi le scandale du langage, son paradoxe insurmontable ». Blanchot résume ce paradoxe en cette formule : « Tout proférer, c'est aussi proférer le silence. C'est donc empêcher que la parole redevienne jamais silencieuse. De cette impossibilité, Mallarmé ne s'est jamais affranchi. » On peut ajouter: de cette impossibilité Blanchot ne s'est jamais affranchi. Il y a chez Blanchot une nostalgie de l'effacement, un amour de la discrétion, une passion pour le silence qui n'échappe à aucun lecteur, mais, par une contradiction insurmontable, ce désir d'une parfaite absence ne cesse de se montrer, de se dire, sans pouvoir par conséquent jamais s'accomplir. « Si le propre du langage est de rendre nulle la présence qu'il signifie », mais si le silence parfait est inaccessible, que peut faire l'écrivain ? Se tenir dans cet entre-deux, aussi près que possible du silence, et c'est pourquoi Blanchot donne la préférence, en particulier dans son oeuvre de fiction, à toutes les formes de langage qui font penser au silence. Lisons dans Au moment voulu ce que le narrateur dit de Claudia « cantatrice sublime » : « Des voix liées harmonieusement à la désolation, à la misère anonyme, j’en avais entendu, je leur avais prêté attention, mais celle-ci était indifférente et neutre, repliée en une région vocale où elle se dépouillait si complètement de toutes perfections superflues qu'elle semblait, privée d'elle-même. Cette voix, que fait-elle entendre ? Contrairement au « pathétique des registres graves », la voix de Claudia laisse très peu entendre. Son amie lui disait : « Tu as fait ta voix de pauvre » on bien « tu as chanté en blanc “.

« Lorsqu'on a commencé à faire sa part au silence, il l'exige toujours plus grande »...

Un extrait de « l'Espace littéraire » de Maurice Blanchot

Un extrait d' » Au moment voulu » de Maurice Blanchot

Un extrait de "l'Attente, l'Oubli" de Maurice Blanchot

Un extrait des « Larmes d'Eros » de Georges Bataille

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