Numéro 5 (1972))

Les petites subversions font les grands conformismes

par Jean Emond

A une "théorie" du "nouveau roman" de plus en plus douillettement confinée dans le ronron de son petit système, l’idéologie dominante accorde depuis quelques temps une audience de plus en plus empressée [1]. Echange de bons procédés. Il y a tout ce qu’il faut, dans les exercices critiques de Ricardou [2], pour leur faire tenir un rôle de vedette dans le dispositif d’occultation que l’on s’efforce de dresser autour du problème le plus urgent qui se pose aujourd’hui à l’avant-garde littéraire : celui du "sujet-langage dans l’histoire" (Sollers).
Pensez donc : un ordre dans la débâcle, une subversion ambiguë, des auto-représentations, des métaphores productrices, une fiction flamboyante, des nouveaux romans tels quels, un domaine primo-roussellien et un monsieur texte, un commentaire d’une fable de La Fontaine, une critique de l’université traditionnelle, etc, etc, bref, tout l’arsenal d’une méthode bien huilée permettant à chacun d’y aller de sa petite lecture productrice et de sa petite écriture génératrice, de mettre "l’accent sur la textualité de l’écriture" sans être concerné "par ses instances politiques et psychanalytiques" (sic) [3]. Une véritable aubaine. Et avec ça : anti-idéalisme (mais voyons, cela s’impose), narration qui produit la fiction, donc fiction miroir de la narration, mais surtout pas d’effet en retour, il faut de l’ordre dans cette débâcle, chaque chose à sa place, chacun sa petite activité, les politiques politiquent, les idéologues idéologuent, les narrateurs narrent, produisent des fictions et ainsi "critiquent" le quotidien, attention cependant, de préférence loin "de ses conflits brûlant", en décrivant un arbre par exemple, ou une cafetière, révisons : donc, révisionnons, soyons sérieux et conscients de notre "responsabilité référentielle".

"Nous le savons : s’élaborant ouvertement selon de spécifiques lois, la fiction moderne échappe au mirage représentatif : ainsi se trouve-t-elle investie par ce qu’il faut nommer une responsabilité référentielle. Trompeuse, feignant les choses mêmes pour s’abolir comme telle, la fiction représentative peut indifféremment en accueillir n’importe quel aspect. Détrompeuse, se différenciant des choses mêmes pour s’établir comme telle, la fiction moderne est astreinte à une minutieuse vigilance. Si le référent des éléments qu’elle organise n’est pas le lieu de conflits très brûlants, alors les respectives spécificités de la fiction et du quotidien seront faciles à saisir : telle description d’un arbre, en une fiction, ne saura guère passer pour une monographie botanique. Dans le cas contraire, maintes confusions s’accompliront entre quotidien et fictif, au constant bénéfice du brouillage obscurantiste. Tout agencement de la fiction capable de conforter tel des protagonistes sera sitôt extrait, monté en épingle et entendu comme représentatif du quotidien. Plus que tout autre, on l’imagine, le politique et ses aspects les plus violents, guerre civile et révolution, se situent au centre de ce domaine névralgique". (Pour une théorie du Nouveau Roman, p. 232). Nul doute que Lois ou Eden, Eden, Eden, inscrivant, par manque de vigilance, quelque conflit trop brûlant, ne faillissent ainsi à leur responsabilité référentielle. Si en ce domaine, un roman aussi "subversif (tu parles) que Projet pour une Révolution à New-York en est déjà à "jouer avec le feu" [4] parce qu’il propose "très agressivement" un titre "conflictuel" (bigre), quelles confusions doivent provoquer ces textes de Sollers et de Guyotat ! Allons, allons, retournons à nos révolutions minuscules, là pas de danger de se tromper sur leur compte.

Utile en son temps, la dénonciation du "dogme de l’Expression-Représentation", telle que nous la ressasse Ricardou tout au long de ses exercices, est devenue une tarte à la crème dont la fonction idéologique consiste à bloquer la théorie et la pratique de l’écriture dans un formalisme mécanique, étranger à une véritable conception dialectique du procès scriptural. Ce qui est à l’œuvre chez Ricardou, c’est un kantisme éculé. On pourrait appeler ses exercices : "recherche des formes à priori du fictionnement". Peu importe le lieu des prélèvements effectués par le texte, peu importe ce que celui-ci convoque, interroge, réinscrit, relance (exclusion faite évidemment du politique). Peu importe le sujet pluralisé qui se joue dans cette opération. Le procédé, le dispositif "produisent", c’est la seule chose essentielle. Un code autogerminateur s’énonce ainsi qui va son train-train d’un bout à l’autre du texte ; peu ou prou vraisemblablisée, la fiction produite n’est à lire que comme la lanterne magique de ce code. Regardez, c’est de la belle mécanique, c’est du texte, ça tourne bien, un bon petit moteur métaphorique chez Proust (et hop, on vous ressert dans une mouture nouvelle la petite madeleine et tout l’esthétisme vieillot qui l’accompagne, comme si c’était là ce qu’il y a encore à lire chez Proust), un boustrophédon dans la charrue du laboureur et ses enfants (subversive, cette fable !), une subversion d’avant-garde chez Robbe-Grillet, etc. etc. Excellent tout cela pour brouiller les cartes, pour servir de solution de rechange aux discours humanistes sur la littérature devenus tout de même un peu trop poussiéreux.

Alors, en avant ! A vos générateurs, qu’ils génèrent, ils ne gênent pas, à vos autoreprésentations, à vos nouveaux romans, distrayez-vous les enfants : prenez pour thème de vos descriptions leur mécanique même ; offrez en votre texte, au centre de lui-même une mise en abyme ; signalez à revers, par des événements fictifs, les problèmes narratifs, qui les forment, c’est très bien, mais surtout rappelez-vous, pas d’histoire, pas de sujet, restez sages. A la trappe l’Histoire ! Rien à voir avec ma mécanique à produire de la fiction. Dans le réinvestissement du sens, oubliez le sens. Fictionnez ! Fictionnez ! Fictionnez ! La mécanique qui fonctionne ici n’a rien à voir avec le réel et les procès qui le règlent. Pas de rapport dialectique. Une négation, c’est tout. A la trappe le sujet ! Contradictoire ou pas, se faisant et se défaisant dans le travail du texte ou pas, c’est toujours le sujet, c’est toujours l’idéalisme qui montre le bout de l’oreille. Le désir dans l’écriture, connais pas, sauf celui des "fonctionnements possibles, des procédés prévus" (PTNR. p. 21).

Et puis, méfiez-vous des sectaires. Moi, le satrape [5] du nouveau roman, en vérité je vous le dis, deux fusionnement en un, des Gommes à Nombres, la continuité est exemplaire si, si, c’est la même lutte avec des procédés différents contre l’expression et la représentation, c’est la même subversion contre l’ordre établi. Regardez, je passe tous ces textes dans ma mécanique critique et zoup, les voilà bien semblables, bien unifiés, liés par de "précis rapports" (p. 234).

A cette "théorie" du "nouveau roman" si utilement réductrice, l’idéologie dominante accordera, quelques temps encore, une audience très assidue. Il y a tout à gagner pour elle que vienne prendre place, en ses grands appareils à propager la "culture", l’enseignement de tels exercices. Inoffensifs, ils sont recouverts d’un vernis qui semble, encore neuf.
Il s’écaillera vite.




[1] Petit exemple : "Que le romancier montre le bout de l’oreille sous le critique, c’est de tradition. Mais que le critique sans cesse présent aux côtés du romancier n’empêche point la Promenade contrariée d’offrir aux lecteurs des attraits aussi vifs qu’un texte se donnant pour inspiré ou innocent, voilà qui mérite hommage et réflexion. Par l’excès systématique de ces analyses et le charme savant de ses créations, Jean Ricardou nous fait magistralement progresser dans les arcanes d’un art qui, comme tous les arts, ne s’est jamais confondu avec une technique de reproduction" (J. PIATIER, Jean Ricardou et ses "générateurs", Le Monde, 25 juin 1971)

[2] Problèmes du nouveau roman, Seuil 1967. Pour une théorie du Nouveau Roman,Seuil 1971. Les citations sont extraites de ce dernier ouvrage.

[3] A. FABRE-LUCE, Pour un nouveau Nouveau roman, La Quinzaine Littéraire n°124, du 1 au 15 sept. 1971

[4] Mais heureusement, Ricardou dixit, c’est un phénix.

[5] sa trappe, s’attrape-nigaud, satrâpe, ça trappe, sa trape, sa trèpe, sa tripe, sa troupe, s’étripe, s’étrape, s’écrape, s’écrase, s’encrasse, s’encroûte, s’empâte, s’épate, s’éclate, s’écrate, s’écate, ça rate, patraque, pas trace, trépasse.