transcription : Marie-Valentine Martin
Relecture : C. de Trogoff & L.L. de Mars

©Marie Léonore Vachey

L'ensemble que nous avons appelé Ensemble orange comporte une série de nouvelles, poèmes, essais, groupés par M.V. dans une même pochette, sans titre, liés par le même motif coloré, de façon plus ou moins explicite. Si la couleur est un élément crucial du processus d'écriture comme des éléments d'articulation plastique, narratif et sensible de ses textes d'une manière générale, c'est dans la série des textes de 1980 à 1982, essentiellement des nouvelles, que cet aspect de son travail est le plus sensible et évident. Cet Ensemble orange en donne un aperçu.

  1. Orange
  2. Pour Kim et non-Kim
  3. Sud 2
  4. Vers l'orange noire

Vers l'orange noire
(tapuscrit inédit, 18/02/83)

 

On peut nommer le blanc, parler d'une ville blanche, on sait que le blanc est rarement uniforme, qu'il implique ses variétés. Mais on ne peut simplement mentionner le vert par exemple. Que de verts ! Le vert envahissant de la végétation, de la terre-mère. Le vert de la chimie. Déjà la minéralogie transite entre la science et la terre, l'inerte et la vie. Le vert-de-gris rejoint la pourriture organique. Le sulfate de fer est un anti-bios, l'émeraude non friable magnifie le doigt et l'oreille. Vert, de certains ciels, vert non pas terrestre mais cosmique. Robe verte de la sorcière selon Michelet, vert de la beauté du diable. Vert de la soie souple et du verre cassable, paradoxe vert d'une transparence dure, d'un mur mince qui laisse voir. Difficile est de peindre en vert, difficiles sont toutes les couleurs. Quant aux gris, ils ont tous une couleur, et toutes les couleurs en font. Avec du gris, Braque construit des formes-espaces, la seule chose que je retiens de lui, assez étonnante. Dans une ville, c'est toujours l'inverse. Braque n'est pas un peintre décoratif mais le rêveur urbaniste le plus secret : et il n'y a pas de secret. Ni pour un tableau ni pour une ville. Je ne propose rien, je dis qu'on ne part pas de rien, mon impression n'est pas un programme, encore moins une critique, je m'abstiens quand je ne peux pas applaudir. Il faut rejouer la blancheur, la fadeur, l'impossibilité du centre, il faut jouer la résistance singulière du vide et du rien, sans vouloir faire le plein du nouveau, du beau ou du social. C'est au promeneur d'être fort.

B — Énigme où Violette fut ma couleur préférée, violet ou mauve, il faisait mal la différence, ou plutôt, il employait mal les termes, les termes du mal. Mon plus cher désir, rencontrer une frêle et pâle femme qui se nomme Violette — ce prénom était-il démodé? ou une jeune fille, qui alors eût été une frêle et fraîche jeune fille en robe, légèrement parfumée, souriant avec une sorte de trop grande délicatesse, jusqu'à l'énervement physique. Vint cette mode de la couleur «Parme», devanture des boutiques, baignoires, etc, qui passa heureusement mais pour revenir il y a peu dans la confection. Évidemment, toujours ce sentiment égoïste d'usurpation chaque fois qu'une chose «se popularise», réaction aristocratique ou bêtement possessive à laquelle on ne s'abandonne qu'un instant, à moins de n'être qu'un snob invétéré aux singularités fausses, basées sur la rareté de l'antithèse. Il ne détestait pas la mode, parfois belle ou originale, parfois en-dessous du moche, il constatait là aussi une accélération du renouvellement, de la transgression, de la combinatoire des matières et des formes, au point que même la mode s'auto-détruisait et finissait elle-même par ne plus être à la mode. C'est-à-dire que certains, côté fabricant et client, n'aurait plus qu'une ressource, se rabattre sur le goût et la qualité, au prix fort. Peu importe, depuis très longtemps, «sans attendre la mode», il portait une agréable chemise en crépon de coton mauve, elle était complètement usée aux poignets et au col mais il venait de trouver exactement la même chez un soldeur, inestimable hasard! Quelle nostalgie achetait-il? Il rusait avec la durée, comme tout le monde. En réalité cette mode du violet et du mauve glissa sur lui, son goût était trop profond, trop emprunt de douceur pour être altéré, le temps émettait une petite flamme violette, son âme à lui était violette, peut-être de la couleur de son absence. Non, il avait une âme, même si ce n'était qu'un effet de tout ce qui n'est pas elle.

A — Il est temps de dire un mot sur l'orange naturelle : la douleur splendide du feu captive dans l'œil des fauves et de certains poissons, la couleur brûlante des giroflées, le jaune-rouge et le rouge-jaune des fleurs, des baies vénéneuses, de la divine mangue, de l'ocre à ciel ouvert. Cette couleur orange fabriquée par les hommes m'est d'une répugnante laideur, me signale leur triomphe envahissant, l'aspect irrémédiablement faux (comme on parle de fausse note) de toute diffusion sociale, la tyrannie médiocre d'une réussite. Je crois sincèrement que l'orange est interdite aux œuvres humaines, sauf dans un seul cas que je suis seul à connaître : une carrosserie rouge d'automobile dont je garde un souvenir orangeâtre. Le plus beau rouge. Mon père avait repeint la voiture pour la vendre, à cette époque la plupart des voitures étaient noires, plus rarement grises, parfois bleu sombre. Crème, à la rigueur. Jamais rouges. Le fait que mon père fut le propriétaire et peintre du véhicule n'est pas tout à fait en cause, je n'avais pas d'attachement particulier pour cette voiture qui restait au garage. Quand mon père la vendit je me souviens qu'elle était désormais vendue, ce qui sonnait son petit air de nevermore mais sans tristesse, car la couleur n'était pas plus à moi que l'auto et on n'enferme pas une teinte. Seulement on avait réussi à couler dans les choses une espèce d'orange qui n'avait rien à voir mais qui, par harmoniques et dissonances, contaminait ma mémoire. Au début, des pelles et des râteaux d'enfants, des cuvettes, des tuyaux d'arrosage, toute la camelote plastique. C'est moi l'incendiaire des Méharis, je n'aimais pas leur teinte. J'ai vite compris que ça ne servait à rien, de toute façon on a continué, avec les arrêts de bus, le tailleur des hôtesses d'Air-Inter, etc. Il va falloir entreprendre autre chose, voir les choses autrement, plutôt laisser, attendre le temps, le temps qu'il faut, attendre l'orange noire.