transcription : Marie-Valentine Martin
Relecture : C. de Trogoff & L.L. de Mars

©Marie Léonore Vachey

L'ensemble que nous avons appelé Ensemble orange comporte une série de nouvelles, poèmes, essais, groupés par M.V. dans une même pochette, sans titre, liés par le même motif coloré, de façon plus ou moins explicite. Si la couleur est un élément crucial du processus d'écriture comme des éléments d'articulation plastique, narratif et sensible de ses textes d'une manière générale, c'est dans la série des textes de 1980 à 1982, essentiellement des nouvelles, que cet aspect de son travail est le plus sensible et évident. Cet Ensemble orange en donne un aperçu.

  1. Orange
  2. Pour Kim et non-Kim
  3. Sud 2
  4. Vers l'orange noire

Note manuscrite : EJSD
(pourKim et non Kim)
(tapuscrit inédit, 30/08/83)

Commencer peut- être par la réaction de Kim devant les photocopies des fameux caviardages. Probablement en 72 (71? 73?) lors de la seule Biennale où je mis les pieds dans ma vie. Aucune oeuvre de Kim n'avait été sélectionnée. Je le connaissais depuis Dijon (Faculté des Lettres, Bibliothèque ou Restaurant universitaire), le Musée lui avait acheté au moins une toile, il peignait dans un style post-impressionniste fluide et frais, éc(r)oulement de bouquets bleuâtres. Plus tard, la surprise de découvrir chez lui, à Paris, l'abstraction géométrique lisse de grandes surfaces sombrement, somptueusement orchestrées ( «orchestré» ne convient pas, je me souviens d'une peinture sans profondeur et cependant chaleureuse, l'intimité d'une vastitude, un regard dans une époque de supports — et je comprends soudain pourquoi, il ne pouvait être retenu), de franches découpes de rouge et de bleu, leur juxtaposition méditée. Kim me parla des toits de Paris, des gris infini­ment variés, je ne me rappelle aucune surface grise, peinte en gris, dans ses toiles. Et là encore je comprends maintenant... Nous nous assîmes à la terrasse d'un café hors de l'enceinte de l'exposition, je lui montrai le contenu de mon classeur, des photocopies de pages caviardées de revues françaises et américaines, je vis immédiatement son trouble dont je fus moi-même troublé, je lisais à même les photocopies entre ses mains la trace de mon plaisir, son propre trouble légitimait le mien jusqu'à troubler encore cette légitimation. Quelques personnes s'étaient intéressées à mes caviardages (suffisamment pour les publier ou les exposer), mais Kim était d'abord bouleversé de façon lointaine : ces lointains, je ne pouvais que les supposer, les deviner, Kim était Coréen. Était — car nous nous sommes perdus de vue, c'est-à-dire exactement comme nous nous étions rencontr és, sans intention particulière et par intermittences. On doit pouvoir décrire en termes techniques, informatifs, la transformation physique et optique subie par un document quelconque à travers certains proc édés photographiques, reprographiques, etc, étudier tous les phénomènes de dispersion, de densité, etc, en fonction des divers paramètres qui interagissent aveuglément et inévitablement. Fascinent toutes les inversions infimes ou. massives de valeurs, l'impression antagoniste du structurellement induit (c'est de la photocopie, par ex.) et de l'aléa (il semble qu'il y ait de l'incontrôlable, de l'imprévisible, on ne sait pas au départ ce que ça va donner avec ce medium précis), le su insu, la contiguïté passionnelle & heuristique de l'«être» et du «masque» alors qu'il n'y a que de l'être et des effets de masques, chacun ayant à s'y retrouver. Jointure, jointage de l'appareil et de l'apparaître.


Kim trouvait ses gris dans les miens, se souvenait de ce que j'ignorerais toujours, manifestait une sorte de sérénité hystérique (j'emploie cet oxymore absurde), caressant d'un doigt des effacements, des traits, des cernes. J'abîmais ma civilisation vers la sienne, du texte vers le dessin, une pseudo-calligraphie plus ou moins fortuite vers une poésie éclatée totale, tout savoir devenant sporade, le détail science, la saleté diamant. J'étais heureux, flatté et gêné, je ne voulais quand même pas cela, cette émotion visible de Kim qui ne laissait pas la moindre place à l'hypothèse d'une supercherie. J' imagine maintenant Kim lisant ces lignes... Se souviendrait-il de sa réaction, voire des photocopies? La mémoire se défait et se refait, comme la photocopie d'un caviardage — où est ce qu'on nomme l'espace? Ce qu'on nomme le temps? Plus rien qu'un espace métamorphosé que déchiffre le temps d'une métamorphose, la vie ne distingue pas entre le temps et l'espace, seule la pensée provoque cette déchirure et l'art ce plaisir où la pensée s'avère et se perd, pèse l'horreur en recalculant ses plaisirs. Kim n'analysait pas, il désignait du doigt. J'ai oublié ce qu'il disait, nos yeux sur le délavé photochimique. On dirait que ma photocopie mime la ruine de la photo, révèle l'érotisme formel de n'importe quoi visible. L'expression méprisante d'«esthétique de la photocopie mal tirée» stigmatise à juste titre mais à peu de frais (juridique des généralités esthétiques à plein tirage) la séduction entropique facile d'une transformation iconologique industrielle et le jeu d'un déplacement automatique du lisible ou du visible où l'on gagne à tous les coups. Le plus souvent, c'est la photocopieuse qui a du génie. Reste quand même à produire les documents photocopiables et ultérieurement leur sélection... Il s'en passe, dans une mauvaise photocopie où tout semble passé, d'autant plus actuel, actif, que passé.

La reprographie (du moins celle de la première génération, qui nous intéresse) boit, assourdit la perspective, elle est antiphotographique et antipicturale, elle se satisfait intégralement de son produit, elle institue esthétiquement une espèce de pornographie de la connaissance. Affleurement-effaçage, voilage, dépôt limitrophe, archipels grisâtres, deltas fantomatiques, hybridations, déperditions-tensions, confluences de profondeurs, pâles nexus noyés, échoués, flash gris du sexe et de la mort, dilution, convoitise, obsession pure, indice pur, flaque sèche de cris mouillés, éfection faisant surface, ellipse & commissure, nuançure comme on dit rinçure et qui ne nuance rien, gris, sans grain, plage de pertes à perte de plage, envers du zoom, zôon évanoui en zones. Le gris est affaire de passant, non d'occupant. Le gris est la vérité grise d'une vie qui se rit des notions et des entités. La photocopie est le mirage visible d'un monde qui se voudrait totalement singulier, la jouissance grise de cette possibilité grise, de cette réalité grise, d'une science toujours massivement grise du réel. Il n'y a pas de science de l'accident (Aristote), il n'y a peut-être que l'accident visible d'une science impossible. Et le paradoxe d'une vie sans bord serait de se reconnaître dans le plus exténué des gris, de se produire en force dans du reproduit. Du moins pour un temps, l'époque qui reçut ce choc d'une industrie. *



Finalement j' en arrivais (en de quel labyrinthe éreinté, narcissique et masochiste, auto-déifiant-défié, meurtre délicieux de quelle bête mémoire?) à juxtaposer l'orange honni au bleu-pétrole, j'observais le réciproque désamorçage d'un dégoût et d'un agacement, la révulsion de la matière dans l'idée comme l'inanité du jugement dans un goût : où il y a de l'horreur il y a de l'histoire, où il y a de la mémoire il y a de l'arbitraire. Automobiles noires d'une France encore paysanne, d'avant l'orange d'avant les couleurs ou la «consommation». Le coton et surtout la soie fait resplendir toutes les teintures naturelles ; la robe safran des bonzes est safran, en tissu et teinte. L'orange est mon problème d'Occidental singulier, à l'image de hantises secrètes face aux invasions géographiques de l'immanence. L'imminence est l'inévitable massif, l'immanence fléchée. Au temps des voitures noires et des petites villes pauvres l'orange restait un fruit vaguement exotique, délicieux. Mon père peignit en rouge orangeâtre une voiture qu'il ne conduisit jamais et réussit à la vendre malgré sa couleur provoquante ou originale ; une voiture assez longtemps immobile dans un garage, que j'admirais. Je me souvenais d'arbustes aux petites baies toxiques, oranges, dans le jardin, aussi inquiétantes que l'abricot pouvait être rassurant, exprimant un ineffable mange-moi en porte-à-faux avec la pêche : sa couleur était la chair savoureuse d'un tel porte-à-faux. Dans l'un des premiers films en technicolor d'obscurs esclaves orientaux mangeaient à même des auges une nourriture orange merveilleusement, dangereuse, comme s'ils avalaient une bouillie de petites baies à la manière même dont je dévorais des yeux un film. Sans doute fus-je aussi d'abord subjugué par la nouveauté des cuvettes plastiques, etc, mais je sentis rapidement avec une netteté physique presque douloureuse cette pro­lifération non pas inhumaine mais anti-humaine, volontairement mortifère, l'indigence économique insouciante de ses effets autres que techniques et financiers. Le produit et l'effet coïncidaient dans l'orange, la pollution prolongeait la production sans solution de continuité, la génération industrielle ne s'était jamais autant manifestée comme une excrétion. Orange, une nouvelle obscénité publique absolue. L'histoire du bleu est davantage personnelle, le ciel fabrique trop de nuances pour que n'importe quel bleu puisse constituer une émergence ou une contrariété fondamentale. J'adorais le bleu de Prusse pour lui-même, je le tiens encore pour la plus belle couleur sombre, celle des cieux romantiques et des cuirs pour femmes, pourtant la plus virile qui soit, en même temps dure et sonore. Mode des complets bleu pétrole à laquelle j'échappai. C'est le mot cobalt qui me plaît. Topaze convient à l'été et aux pierres. Sauf au bord de la mer, je hais les bleus qui me rappellent la mer, sauf au sud de la Loire; sauf au Sud je n'aime pas non plus les bateaux. Exorcismes donc...


J'observe comme art majeur la carrosserie automobile, avec ces calandres de métal dur et de miroir fugace, images impénétrables de la mort immortelle, sa beauté d'invention. Devants et faces incorruptibles, cadres massifs des grilles refroidisseuses à l'éolienne joliesse où se déchiquètent coccinelles et hannetons. Joliesse meurtrière au front de reflets, onde impénétrable du rostre cognant l'air et la poussière, prêt à tout, règne du chrome dans une campagne de feuilles qui persistent de toute leur indifférence suave. Il y aurait ce conflit historique lui-même suave de deux suavités, et je me souviens des calandres comme d'un massacre, comme d'une enfance. Insectes cueillis par les fines lames symétriques de la grille, chitine broyée, cuits dans leur miel. Dans l'alvéole de tôle subsiste la patte articulée, l'antenne, la goutte de glu d'une émotion bizarre volée au temps brusque, posée sur le souvenir comme sur le présent tranchant et frêle, luisante de peur, proche du doux été des arbres. Fragment d'aile collé au motif terrible de l'art, quand on ignore tout de l'art, quand la technique est belle, la vie jeune et sans but, viol tendre de l'idiot sur la vitesse. L'accident propre, imparable, une juvénilité énorme avérée par frelons et papillons tués pour rien, souillant le galbe incassable des miroirs qui foncent sur la route. Des morts fortuites dérobées à la fureur des guerres intra&interspécifique, au D.D.T. comme aux enfants cruels, aux vengeances devenues inexplicables, humaines ou divines, absurdes et intégralement justifiées comme la lumière sur le chrome. En même temps, tout cela paraissait factice comme une tuerie dans un décor.


La grille laisse voir en obstruant, elle fascine parce que le plein et le vide alternent régulièrement, obstacle et passage, apte à figurer tous les rythmes vitaux et cosmiques, tous les bits. Dans ses opérations les plus abstraites et les moins référentiaires la pensée utilise toujours ces notions qui seront toujours davantage que des notions: le plein et le vide, le clos et l'ouvert, l'entrée et la sortie... sans compter les implicites telle la pesanteur. Le store vénitien impose à la grille une rotation d'un quart de cercle, la pensée et la peur obé­issent à cette révolution, la terreur se diffuse partout avec douceur, asymptotiquement l'art et la police se rejoignent, la généralisation du store vénitien et de la télé nous installent dans le voyeurisme, toute forme d'état devient état mental. Le syndrome vénitien signe l'arrêt de mort de la culpabilité, il inaugure une science artistique du meurtre et du plaisir.

J'aimais les grilles d'égout, les grilles de caves (le vent frais de la terre qui souffle au visage comme court un rat), les grilles des portes et des jardins. Avant l'écluse une grille oblique demi-immergée aspire l'eau de la rivière et l'eau délaisse contre les barreaux un emmêlement de joncs mousseux, de boîtes de conserve, de bêtes ou de choses pourries, flacons, bouquets, où allait donc l'eau ainsi aspirée? Probablement vers l'usine à eau dont on entendait la turbine cogner sourdement à un kilomètre (dire que des gens habitaient au-dessus de la turbine!), à moins qu'elle se perdît en enfer, au lieu des questions maléfiques. Maléfique aussi la propriété des Soeurs du Perpétuel Secours que je découvrais au fond d'un fossé à travers de hautes grilles immergées ; l'eau n'était pas profonde, quelqu'un d'un peu plus fort que moi aurait pu aisément, écarter les minces barreaux pour s'introduire chez les Soeurs. Soeurs malfaisantes car vouées au Bien, libres institutrices à cornettes et noires infirmières, officiantes blêmes des enclos ou des douleurs... Dans les batteries d'accumulateurs vétustes je récupérais des cloisons noires finement perforées comme des reliques du mystère... A Lisbonne, la boîte apparente des climatiseurs d'où tombe une goutte d'eau... Cribles, filtres, lumières des volets métalliques, fentes inguinales, branchies des ventilateurs, ouïes de tous les capots de toutes les ventilations, dispersions et embuscades, et la graisse grumeleuse de poussière, la fourrure sale des aérations diverses. Stores vénitiens, apothéose du rien, confortable et du bit, la plus grande machination érotico-onirique du siècle.

Toute verticale s'affirme et provoque, les horizontales sont paisibles, le terrain rectangulaire signale une propriété et un calcul, le tableau, au mur suppose le repli d'un habitat, un temps politiquement contemplable. On n'imite pas la pesanteur, on s'en sert comme on peut se servir de son propre corps, le temple n'évoque pas la forêt, il n'en procède pas, il est la solution technique d'une hallucination et d'un poème. C'est l'érection du pieu, le mât qui réclame toutes les autres lignes ou plutôt leur invention technique, puisqu'elles sont toutes déjà là dans la nature, non pas inventées mais visibles. Une fois les constructions faites, le travail fini, l'oeil reconquiert le terrain pour son plaisir, revient à la paix des horizontales, au pillage mental. Pesée, pensée, fil à plomb, aiguille de la balance, puits et banque, institut. Mais l'horizon tire sa flèche, veut son franchissement ou bien engendre le rêve immobile, principe de toute corruption. Les verticales sont fatiguées, la mort et le plaisir se confondent, l'art travaille dans toutes les bandes et par bandes un même syndrome vénitien.

Toute une zone de l'art contemporain joue sur la grille, sur les lames du store, le raffinement consiste à perturber la reconnaissance des pleins et des vides, du proche et du loin, de l'objet et de son reflet, à laisser baver l'identifiable, à perfectionner l'impropre jusqu'à hystérisation de toute surface en effets de champs. Le syndrome vénitien possède ses grands maîtres, ses animateurs et ses multiples repros kitsch. Je suis quelque part un petit maître entre support et surface, le rire de l'interface. Le syndrome vénitien arrive au bout des surenchères, au brillant des boues, il ne figurait qu'une fenêtre en sursis, une porte-fenêtre sans sortie aux faux balcons inutilisables. On voit, encore très mal si l'écran vidéo nous arrache au syndrome vénitien, si l'écran en finit avec le miroir, ou s'il en objective le principe pour l'aggraver à sa façon, stridente et nulle, meurtrière et sans drame, dans un basculement de l'utile vers l'inutile, l'inutile seule passion. Reste qu'on ne touche pas du doigt un point digital, et rien n'est plus lassant que la possibilité technologique, du moins en tant que telle. Même si l'art n'existait plus, l'individu serait toujours à réinventer.



* ici, note manuscrite : KIM fin