Numéro 28 (1991))

D’un acte voulu dedans sur le motif (plein d’trous) de l’infini dehors

par Quéniqué Nanaqui

« l’âme se prouve par des actes vrais en accord
avec la poésie du corps. »
ARTAUD (O. C. Tome XIX p. 160)

Se faire entendre était peut-être le fantasme d’Artaud, seul poète (avec Mallarmé) du mouvement pulsionnel de la pensée, mais il avait à compter, dans cette vie-ci, avec l’inhibition et l’angoisse, sans que toujours le pont pourri du délire puisse tenir sur le trajet de l’acte ; acte conçu et construit pour s’exciper des prises du Sort, acte posé entre le « voulu dedans » et le « remis dehors » (avant le retour plein pot au vide, à l’abstrait indoor).

Sur le chemin du « se faire entendre », son chemin de l’appétit, Artaud est resté, souvent, la langue pendante et l’esprit horriblement en arrêt. « Ce qui me force à revenir au-dedans », aurait pu dire Artaud, « c’est cette absence désolante qui passe et me submerge par moments » ; il l’a dit d’ailleurs, faisant parler Van Gogh de sa maladie (la maladie de l’individu Van Gogh), à propos de l’évidement du regard du peintre dans l’autoportrait au chapeau de paille : « Van Gogh a saisi le moment où la prunelle va verser dans le vide,/où ce regard, parti contre nous comme la bombe d’un météore, prend la couleur atone du vide et de l’inerte qui le remplit » (XIII, p. 60). Van Gogh, s’il n’avait pas été ainsi « en porte à faux sur le gouffre du souffle » (XIII, p. 33) n’aurait pas su « remuer la grande cymbale, le timbre supra-humain, perpétuellement supra-humain suivant l’ordre refoulé duquel les objets de la vie réelle sonnent, lorsqu’on a su avoir l’oreille assez ouverte pour comprendre la levée de leur mascaret. » (XIII, p. 30) C’est la même circoncision d’oreille qui permet à Artaud d’entendre que la vie est truquée, la conscience subjugée, et qu’envoûtés « nous vivons une vie déjà écrite dont nous sommes tous les pions poussés au hasard de la main de singe » (voir la préparation de la conférence au Vieux Colombier, L’INFINI N° 34, p. 13). C’est cet embringue-ment sous le joug imbécile du signifiant que pointent les glossolalies, même si « le verbe/vibratoire/systématique/et méthodique » a valeur de contre-envoûtement. A la limite Artaud poussera des cris, « des cris qui proviennent de la finesse des moelles » comme il l’écrivait dès 1925 dans Position de la Chair ; crier ainsi n’a que sens de non-sens : contrer la sanctification perverse-et-névrotique du Sexe qui organise la société autour de la fornication de l’occulte.

Dans sa « lettre ouverte au R.P. Laval » Antonin Artaud explique très bien en quoi « les 2 rites / de la consécration / et de l’élévation / de la messe » ces 2 « rites de ligature » ont pour lui « la valeur d’un véritable envoûtement », envoûtement MAJEUR qui sous couvert de donner libre cours aux phantasmes du pur esprit (XIII, p. 142-145) livre passage à « l’infâme vie sexuelle ». Artaud parle à la même époque de Satan (« la truie ignominieuse/de l’illusoire universel/qui de ses tétines baveuses/ne nous a jamais dissimulé/que le Néant. ») comme étant l’être de dieu (XIII, p. 107). En finir avec le jugement de dieu (c’est-à-dire avec l’être-livré à la jouissance de l’Autre, par jugement d’attribution dirait Freud) c’est opposer un CORPS PUR à l’ESPRIT PUR, car le corps (le « corps sans organes »)-lui-reste chaste, repousse « l’immonde jouissance de l’être », la « nauséabonde floculation de la vie infectieuse de l’être » (XIII, p. 144).

Le corps sans organes, chargé de délivrer l’homme de tous ses automatismes est, comme le Pèse-Nerfs (« Une sorte de station incompréhensible et toute droite au milieu de tout dans l’esprit. ») cette instance de l’irréel (« au sens où l’irréel n’est pas l’imaginaire et précède le subjectif qu’il conditionne, d’être en prise avec le réel » Lacan, Ecrits, p. 847) qui forme l’ enjeu de l’acte poétique pour Artaud. Ce n’est jamais joué d’avance et le Pèse-Nerfs libidinal peut d’un moment à l’autre virer au Baise-Mère thanatophore de l’inscription sans fin ni cesse du rapport sexuel : Artaud le Mômo se fait alors bouffer le cu.

Artaud, poète de la suture défaite (du JE en capilotade) en savait long sur « l’arbitraire ritualiste de la loi » et sur l’opération symbolique de l’Eucharistie qui nous gouverne, nous citoyens de l’Etat bureaucratique, depuis le dépôt du modèle grammatical de réunification de l’Etat janséniste (lire à ce sujet cette critique de la théologie politique qu’est L’Enfer et le Paradis de Lucien Sfez, P.U.F. 1978) ; il en parlait en poète : « le cœur de dieu s’ouvre/comme un beau vagin/à la messe/et ce n’est qu’ainsi que l’acte de réception eucharistique revêt/pour le maximum de chrétiens/son maximum d’efficacité » (XIII, p. 255).

Fading du sujet (« Et je n’oublierai jamais dans aucune vie possible l’horrible passe de ce sphincter de révulsion et d’asphyxie par lequel la masse criminelle des êtres impose à l’agonisant de passer avant de lui rendre sa liberté. » L’INFINI N° 34, p. 21), « escharrassage à perpétuité » : c’est à ces confins de l’intrusion jouissive de la main de singe que conduit un acte, de toucher au tychique, d’entrouvrir l’ombilic des limbes. Le Réel de Lacan était la passion quotidienne d’Antoine Marie Joseph Paul Artaud ; n’étant pas sans savoir que la vérité de la vie est dans l’impulsivité de la matière, la coulée du mot, un psychose a de quoi être chaste (et mutique s’il faut).