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La-voix-de-l’écrit (notes sur la lecture publique et la "performance vocale")

par Christian Prigent

1. Il y a un rapport entre l’excentricité « écrite » et sa performance « vocale » : c’est le pari des « lectures publiques ». C’est aussi leur paradoxe : que la propulsion sonore touche à quelque chose de fondamental dans l’écrit et son silence particulier. On voit bien qu’il existe un tissage sonore spécifique à ce qu’un style a de plus étroitement déduit de l’expérience intime du sujet qui s’y engage. On peut même dire que la coloration particulière d’un style tient surtout au passage étranglé d’une voix, à une participation rythmique qui traverse et secoue la constitution sémantique d’un écrit. La projection de ce tressage dans le court-circuit littéral que propose la lecture à haute voix fait apparaître ce qu’il y a de constituant pour l’écrit. C’est cette apparition qui m’intéresse.

2. Ce dont je fais j’expérience en « lisant », c’est de la pression d’une voix étrangère à celle de l’individu que je suis. La voix est une sorte de label d’identité (on dit : « Je l’ai reconnu à sa voix »). Cette voix correspond à l’usage linguistique quotidien. Au regard de cette norme, une « écriture » produit un « monstre » : une force que la langue recèle et dont un certain travail dit « littéraire » fait surgir l’inhumanité. Il y a bien ainsi, face à la langue des hommes assemblés en société, une monstruosité propre à Rabelais, à Artaud, à Céline. J’attends de la performance vocale qu’elle incarne cette monstruosité stylistique  : qu’elle produise une élocution capable de jouer, par rapport à la voix « naturelle », le rôle d’écart monstrueux que le geste de l’écriture joue par rapport à l’usage discursif (social). Cette voix est et n’est pas la voix du sujet qui en est le support. C’est plutôt la « voix-de-l’écrit », la trace sonore et rythmique du geste appelé « écriture ».

3. Objectif : récuser l’organe vocal « personnel », tendre à un anonymat violent, évacuant le plus possible ce qui, dans la modulation vocale, ferait signe pour la « psychologie », l’expression émotionnelle, la vraisemblance mimée, la pertinence des « effets », l’adéquation du semblant vocal au réel évoqué. C’est l’envers de la voix du comédien, qui calcule ses effets émotionnels et silhouette des postures subjectives. L’envers aussi de la voix de l’orateur, qui module la plénitude de contenus discursifs. Mais ce n’est pas la voix chantée : pas de sortie radicale hors du naturalisme de la parole, pas de soumission rhétorique à une partition et à la pure profération soufflée que porte la musique. La voix-de-l’écrit maintient l’ambiguïté, les contradictions : elle n’excède pas le langage, aucune loi autre ne lui permet d’en reléguer la norme dans une aisance détachée. C’est une musique ratée, lestée des décombres sémantiques, et travaillant dans un entre-deux indécis où ce ratage est justement ce qu’elle vise à faire surgir. C’est un medium qui porte les contenus sémantiques mais en même temps les hache en une modulation tordue qui fait signe pour la torsion du geste d’écriture. C’est l’accent mis sur cette torsion venue de l’écrit qui fait que je me sens à la fois proche et lointain de la poésie dite « sonore ».

4. Méthode : constituer une condensation chargée des sons, une exagération du volume sonore, une rétention de la modulation « naturelle » (adéquate à la ligne sémantique »), un raclage qui réifie la voix et fait signe pour les organes qui la produisent (gorge, nez, souffle diaphragmé). Pourtant, nulle obsession du corps  : faire éprouver, plutôt, le concret d’un obstacle , la rugosité de son franchissement. Comme s’il s’agissait de propulser dans la ténacité d’un rythme et l’abrupt d’une vocalisation hypertrophiée, l’image condensée du mur du symbolique. Pour suggérer l’idée et faire éprouver l’énergie d’une traversée de ce mur, de la difficulté et de la violence lente de cette traversée qu’on peut justement appeler « écriture ». D’où les risques : ils ne résident pas dans l’échec de la diction, l’expressivité insuffisante, la platitude des « effets ». Ils n’ont pas pour terrain le rapport à celui qui écoute. Ils concernent le rapport du « liseur » à son propre texte, son affrontement, dans sa langue, à sa langue. Ils portent sur les baisses de tension de la monstruosité, les carences du « style », la retombée de l’énergie dans des trous de voix « naturelle », l’affleurement d’un débit et d’une tonalité de parole « expressive », le retour du rythme oratoire ou de la posture décalée de l’acteur : soit la somme des rechutes possibles, en deçà du mur du symbolique, vers le naturalisme de la voix et l’évocation hallucinée du « réel » par une réussite d’interprétation. Ce que j’essaie, c’est un rite  : celui d’une tentative de sortie hors de l’affrontement bloqué entre décollement imaginaire (« chant ») et réel halluciné (langage « naturel ») : voix-de-l’écrit, encore — si le geste de l’écriture a aussi pour axe le geste de cette sortie.

5. Lisant, je ne veux exprimer ni mon « désir », ni ma « douleur », ni ma « vision » mais l’obstacle de langue, incarné, où douleur, désir et vision sont pressés et noués. Et je tends à entraîner douleur, désir et vision dans l’action d’un dénouement fugace de ce nœud : chaque séquence lue veut être la brève mise en scène de cette action. Ce faisant (transposant dans la voix le silence spécifique de l’écriture), la lecture fait affleurer physiquement le nœud d’angoisse atone qui est au fondement de mon opération d’écriture. D’où plusieurs types d’aménagements : d’abord une prise en écharpe de la monophonie, socle pour la réduction de la voix à un véhicule d’identité « psychologique ». Pour cela : pluralité, alternance des types vocaux construits sur des portées diverses : le théâtre phonique de l’écriture (cf. « Œuf-Glotte, sotie ») [1]. Ensuite, la vitesse : un certain emportement s’impose souvent quand on s’essaie à lire autrement que de façon expressionniste ou oratoire : la vitesse dénaturalise la voix, empêche la consistance des effets d’expression, jette la performance vocale dans un rythme où ne consiste plus que la dimension vocale elle-même (cf « Litanies de l’orgasme », « Pnigos », etc). A l’inverse : rétention du débit vocal : lâcher la langue sous pression, avec sa passion (son expérience douloureuse du résonnement corporel). Faire entendre quelque chose de l’incarnation et de la difficulté verbale en rentrant au maximum la voix, tous orifices bouchés, diaphragme noué, corps tassé et plié pour lancer l’expression verbale à partir de ce blocage et de cette surdité : raidi et tronçonné, l’autre corps, le corps écrit (cf « Un Os »). La voix-de-l’écrit a pour but de faire éprouver un malaise : le malaise du corps en proie aux signes, l’obstacle des blocs de signifiants noués au travers desquels voix et pensée se frayent un passage. Il s’agit de produire le son d’une difficulté, d’exhiber le passage obstrué dans les langues, et de récuser du même coup l’illusion d’une communication pleine, d’un langage lisse, aisé et convivial, du style comme brio volubile. Si l’expérience de la lecture publique a un sens pour un « écrivain », c’est à mon avis pour mettre en scène cette démonstration ; que le problème d’une écriture est l’exposition, la définition, le silhouettage obstiné de ce relief variqueux qui tient au corps des langues. Rien d’autre. Ni pour rêver d’un en-deçà de l’obstacle (une régression criée, « pulsionnelle », expressionniste) ; ni pour s’illusionner sur un au-delà (une langue naturelle, positive, réconciliatrice, bercail « classique » de toutes les régressions sans style). Pour dessiner sempiternellement le seuil, le franchissement qui ne franchit rien, le passage qui ne passe rien, ce qu’Artaud appelait la « motilité » : l’éternel et sidérant sur-place de l’idylle rompue : de l’art.

6. Pas plus qu’elle n’est la voix de la personne qui parle, la voix-de-l’écrit n’est un effet du « corps », son résumé, sa condensation expressive. Elle n’y colle pas, comme son emblème ou sa peau-tambour. Elle n’est pas le véhicule d’un hypothétique « langage du corps ». Elle n’entretient avec l’anatomie comme avec l’énergie (sexuelle) que des rapports conflictuels. Elle est plutôt le rayon (X) qui les traverse, les dissout, fait résonner leurs dessous. Plus que son signe ou son outil, elle est l’outrance du corps, son autre. Gorge, palais, diaphragme sont des obstacles, des parois à affronter et à faire résonner en tension, en heurt, sans unification narcissique.
Réifiée et éclatée par le texte sur lequel elle s’appuie et par le corps anatomique qu’elle traverse, la voix se définit par la résistance de ces deux instances. Elle ne dit pas la vérité du langage, ni celle du corps. Elle joue l’action de leur affrontement. Elle se constitue des échos de ce choc. Elle ne libère rien, ne révèle pas. Elle agit. Elle concrétise un moment de mobilisation énergétique. Concentration et diffusion, dans le même instant. Et en pure perte. En ce sens, elle a à voir avec la dépense sexuelle. Mais, sans l’illusion d’un rapport, sans hypostase du corps, sans rêver d’une jouissance réussie. Venant plutôt, dans la tension du corps et des langues, comme un déportement vers le non-lieu (un moment de vive condensation énergétique) que leur affrontement suggère. Elle ne fait donc pas signe pour la sexualité : elle déplace la position sexuelle, mobilise l’énergie ailleurs : là où l’écriture, certes, a affaire au sexe, mais dans son ratage, au fil des trous qu’il fait dans l’enchaînement discursif : sexe-de-l’écrit, et non sexe du sujet.

D’où l’obscénité : qui n’est pas liée à la révélation de la figure sexuelle, mais au dénudement littéral de l’obstacle symbolique, à l’angoisse qui s’y noue, à la dénaturalisation monstrueuse de l’usage linguistique communautaire et du rite vocal de l’espèce. Ce que la voix-de-l’écrit fait surgir, à cru, c’est le corps du symbolique, c’est-à-dire la déchirure qu’un signe opère sexuellement dans la peau lisse des choses (l’informe inertie « naturelle »). Accents déplacés (cf. Artaud), débits tordus, condensation organique du flux vocal dessinent cette déchirure, sans flou « artistique », sans détour « pervers », sans recouvrement « fétiche » : sur la scène, dans une sorte d’immédiateté impudique, plus hystérisée que l’hystérie elle-même. C’est en cela que "c’est à la fois brutalement sexuel et pas du tout sexuel : le sujet n’est pas nu, ni son sexe. Mais sa voix est incongrue parce qu’elle énonce, trop directement, la vérité de la coupure qui fonde le surgissement des signes. Contre l’idée d’un nappé-coulé océanique des langues et des sexes, fuite matricielle et bain d’ovules, « cycles », « amours », « vies » : d’où l’horreur sourcilleuse, nauséeuse ou agressive de bien des femmes, étranglées par ce tranchant et l’imputant alors, vindicatives et médicales, à tel « machisme », « puritanisme », ou « goût de l’ordure ».



[1] Jointes à cet article, des lectures de Christian Prigent (toutes en.mp3).
Pnigos (2306 Ko)
Liste des langues que je parle (2.5 Mo)
Liste des langues que je parle (en public, au festival ArtBag - 1840 Ko)
Litanie de l’orgasme (version accompagnée de L.L. de Mars - 3169 Ko)
Litanie de l’orgasme (version solo - 4030 Ko) (document égaré : dites-nous si vous avez une copie, ou regardez une lecture de ce texte)
Comment j’ai écrit certains de mes textes (625 Ko) ,
200 conseils pour un carnaval (2595 Ko)
L’écriture ça crispe le mou (15 320 Ko) (document égaré : dites-nous si vous avez une copie)
Extrait de Souvenir de l’oeuvide (.ram - 135 Kb) sur le site TAPIN