Numéro 8 (1975))

L’organon de la révolution

par Christian Prigent

pour Catherine

Si le fascisme, à travers sa détermination socio-politique, marque "le retour du refoulé dans le monologisme religieux ou politique" (J. Kristeva), et si les "futurismes" (Pound, Marinetti) ont pu y trouver quelque espace ou "vivre" l’irrationnalité de ce retour, la question des pratiques artistiques insiste comme moyen de dépenser ce refoulé de l’Un, du Signe, de la Loi en l’investissant "dans une nouvelle forme de langue, donc dans une nouvelle socialité" (id.). Ni le fascisme, ni le stalinisme, on le sait, ne supportent d’autre "art" qu’une symbolique virginisée, héroïque, étroitement fixée à l’ordre du signe et de la syntaxe, coupant corps, sexe et inconscient et en organisant ailleurs le retour meurtrier dans une fixation nationaliste et raciste à la paranoïa du "chef", de la "famille", de "l’état", de la "Loi", Kristeva note "qu’une (toute) société se fixe à condition d’exclure le langage poétique", celui qui maintient l’irréductible hétérogénéité d’une "matière" inadéquate à la réglementation unaire, non assujettie au signe, et qui hante la langue de ce qu’elle ne veut pas entendre. Le futurisme russe et, en premier lieu, Maïakovski est au centre de cette problématique.

MAIAKOVSKI, ENFIN :

Tout le monde a "entendu parler" de Maïakovski. On sait même qu’il est "le plus grand poète de l’époque soviétique" (Staline, 1936). On sait aussi qu’il s’est suicidé en avril 1930. Rappellons que c’était peu après la première vague de déportations (hiver 28) et le premier grand "procès" (Chakhty, mai/juin 29), Juste avant la Résolution d’avril 32 sur la "refonte des Organisations Littéraires" (qui substitue à la confrontation des tendances, caractéristique de la période 1917-1930, le regroupement des écrivains autour de la même orientation « réaliste socialiste", procédure que sanctionnera le 1er Congrès des Ecrivains (1934), dominé par le célèbre discours de Jdanov).

Mais, au vrai, de quoi dispose-t-on, en France, quant à Maïakovski, qui sorte vraiment de l’hagiographie pieusement mise au point, à coup d’oublis et de mouillements d’âme, par la Sainte Famille Aragon-Triolet et, derrière elle, par le Parti révisionniste ? De rien, sinon d’un article, peu lu, de Jakobson [1] et, depuis très peu, d’une décisive mais cursive intervention de J. Kristeva [2]. D’un côté l’accentuation sentimentale qui permet par exemple d’évacuer la question du suicide par une trappe anecdotique soigneusement coupée du double fond politique et "psychique" où elle s’ouvre [3] ; de l’autre une théologisation dogmatique, faisant fonctionner un "nom" (authentifié par la canonisation stalinienne) comme alibi permettant de poursuivre une réduction de la complexité des questions artistiques identique à celle qui faisait dire au directeur des Editions d’Etat soviétiques, à propos du "Mystère-Bouffe" : "Je suis fier de ne pas imprimer une telle saleté". Autrement dit, il y a derrière cela aussi bien la vieille antienne humaniste que l’ignorance dogmatique [4] : alternative de dénis qui, derrière leur apparente contradiction, constituent la même butée incapable de penser l’activité symbolique autrement que sous la forme d’un volontarisme bloqué sur des archaïsmes formels et assénant ses stéréotypes ecclésiastiques en des gestes (pas d’jouissance ! pas d’dépense ! pas d’sujet ! pas d’art !) qui découvrent (il faut bien le dire, puisque, après tout, il y va du Goulag) une envie fasciste mal rentrée.

Si le nom de Maïakovski est mis en avant, c’est encore de ce lieu où se poursuit l’illusion d’une littérature vouée à l’illustration plate de thèmes révolutionnaires véhiculés par l’innocente transparence du langage, de cet enclos religieux d’où tombe un texte qui de toutes parts l’excède et une mort qui le renvoie, pour peu qu’on l’interroge (c’est possible depuis Freud et Lacan), au pré-texte caché qui structure sa cohérence névrotique. Enclos familial fascisant, résonnant de cette "arrogance communiste prétentieuse, à moitié illettrée, suffisante" [5] , que dénonçait en ces termes, déjà, une Résolution du P.C. (b) de juin 1925 ; enclos bloqué dans son dogmatisme sur une fantasmagorie "prolétarienne" qui fait de l’écrivain ce "croyant" sublimé communiant à la "cause", ce corps glorieux attelé à la machine désirée pour savoir produire, par jets mous, du "héros positif", ce prêtre assidu à manier, sous l’œil vigilant du Père, le neutre instrument d’une langue fermée à l’inconscient, au corps, au sexe [6].

Donc, Maïakovski, enfin : parce qu’à la jointure sanglante de la spéculation humaniste et de la crispation dogmatique, il y a la réduction de ce texte exorbitant et de ce qu’if veut (nous) dire, l’illisibilité de cette mort, l’effondrement de cette force qu’on peut (qu’on doit) aujourd’hui lire : il y va d’une connaissance des postures de participation ET d’écart du travail d’écrivain dans le processus révolutionnaire, avec pour fond la menace fasciste que fait peser l’ellipse de cette connaissance. Tout Maïakovski reste donc à lire. Il ne s’agit même pas d’y revenir, mais d’y venir ; et d’y venir plutôt avec Jakobson qu’avec Jdanov, plutôt avec Kristeva qu’avec Triolet, même si "le fait que le formalisme ait raison devant Jdanov n’empêche pas que ni l’un ni l’autre ne savent penser le rythme de Maïakovski vers son suicide… avec, comme toile de fond, le jeune état soviétique" (Kristeva).

D’UNE LANGUE CHARGEE :

La réduction dogmatique ramène le texte de M. à l’effet d’un langage purement opératoire, amincissant le travail (du) signifiant jusqu’au style "de slogan et d’affiche » [7]. C’est même en cela, nous dit-on, qu’il serait un "poète révolutionnaire". Son "originalité" (ne) tiendrait (qu’ au rythme d’interpellation (d’adresse) militante et à son caractère direct, oral (un texte comme "Ordre N° 2 à l’armée de l’art" en serait le paradigme). Le rythme serait donc alors un simple adjuvant technique, soumis à la logique prédicative, et destiné à accroître le coefficient d’efficacité de l’impact militant. Que le rythme de M. ne corresponde "à aucune prosodie classique" (Triolet) n’inquiète pas plus que ça les commentateurs : on ne sort pas du champ clos langage — objet désigné — effet recherché (terme exclu : l’énonciation, le (corps du) sujet qui écrit) [8] .

De partout, pourtant, le texte-M. excède cet amincissement et cette exclusion (ellipse du sujet). C’est pourquoi la réduction ainsi opérée est condamnée d’un côté à buter sur un noyau énigmatique (qui lui sert alors de prétexte pour accuser certains texte "d’obscurité"- avec la connotation répressive que prend cette accusation dans la bouche des censeurs de la "littérature prolétarienne"-), de l’autre à œuvrer que dans un stéréotype opportuniste, incapable de comprendre la dialectique de forces qui anime la poésie de M. et scande le travail de déconstruction brutale et de reconstruction qu’elle opère dans et contre la langue ("prise de parti", "vie" militante et sentimentale, prise en charge d’un inconscient irréductible à l’imagerie de type surréaliste — même si elle est aussi présente [9] —).

M. ne sépare Jamais nouveauté révolutionnaire du "contenu" et nouveauté révolutionnaire de la "forme" : "j’ai essayé d’écrire de même, mais sur autre choses. Je constatai que de même sur autre chose était impossible à faire". Le premier indice de cette nouveauté formelle, c’est l’accent mis sur la matérialité du travail de langue : outils [10], commande sociale, lieux de travail, mobilisation de la "matière verbale" — du signifiant comme tel, non lié à la nomination — constituée en "réserves poétiques", investissement physique ("envie", "marche", "soulagement", "fatigue"), obsession rythmique et musicale. Cette matérialité hante "les granges du crâne", scande le déroulement du quotidien ; Cl. Frioux parle à ce propos de "l’étonnante virtuosité de M. dans le maniement plastique des composantes du langage, qui lui faisait en toutes circonstances marmonner à part soi, comme on pétrit de la glaise, d’inattendus rapprochements entre les racines, des termes cocassement déformés ou d’infinies possibilités d’allitérations" [11]. Dans cette assiduité à pratiquer la jouissance et la folie du Witz, s’exhibe l’instance de l’inconscient qui travaille la langue, le sujet faisant alors boule de ces "dépôts de mots" coupant et chargeant la linéarité mince du langage que scelle la censure signifiant/signifié [12]. Avec "la cavalerie des Jeux de mots/ (s)on arme préférée", c’est tout un pan, c’est le fond de l’écriture maïakovskienne qui échappe d’emblée à l’hagiographie militante. Et il faut ajouter que cette arme n’est pas maniée de façon purement aléatoire : rien n’est étranger à M. des "travaux théoriques de (s)es camarades philologues", c’est-à-dire de ces théoriciens (Chkiovski, Jakobson) qui ont les premiers critiqué la simple secondarité du signifiant parce que, Justement, ils étaient à l’écoute d’œuvres comme celles de Maïakovski ou de Khlebnikov [13] .

La poésie de M. est une poésie orale. Mais dire qu’elle a été écrite pour être récitée en public (et que l’une des raisons en est le manque de papier pendant la période révolutionnaire) n’épuise pas la question. Cette poésie est orale en ce que son ampleur oratoire a certes pour horizon son adresse à de vastes auditoires de meetings, mais elle l’est aussi (surtout) en ce qu’elle propose un réinvestissement violent du fond pulsionnel dont la remontée glottique scande la gutturalisation (tambour d’occlusives) qui charge, objective et casse la prosodie maïakovskienne. "Ses poèmes, indique Frioux, sont un tissu d’assonances et d’allitérations brillantes, un jeu ininterrompu avec les sonorités. Plus qu’à la norme orthographique ou rythmique, c’est à la réalité phonétique du mot que le poète est sensible". La "réalité phonétique" du mot implique les motivations musculaires libidinales qui marquent l’ontogenèse de la parole. La poésie "orale", dans sa tension et sa vitesse, réimplique ce socle dont s’est coupée (a langue : "à pleine voix", la "pensée sentie" [14] gronde dans son frayage soufflé ("soufflons sur les femelles"), intestinal, thoracique ("la tension fait craquer ma cage thoracique"), glottique ("hymne en salve de gorges ») : oralisation psalmodiant (palpant, musiquant) l’épaisseur signifiante, le "grognement" de la langue gorgée et gonflée de sa charge libidinale [15] : "le lait des vers me gonfle" (langue maternelle revenue, mangée), "Je suis tout de viande" (tressage corps-langue, oralité-voracité, dans te hachis rythmique du corps des vocables). "Le cri debout dans le gosier s’élance/coincés dans le larynx se hérissent/ taxis ventrus, cabriolets osseux…/ parmi les chœurs du choral archangélique/ dieu, dépouillé, allait châtier/ Mais la rue s’accroupit et se mit à brailler :/ "Allons grailler"" [16] ; "cri", "gosier", ruée d’une impulsion destructrice qui consume la légalité "divine" (thétique) d’un langage rivé au signe, coupé du "corps" (gosier, larynx, ventre, os), mais aussi de la "rue", du "langage riche et vivant des masses", que M. réactive en faisant entrer dans le texte les données éclatantes d’un langage "populaire" (idiomatismes, trivialités, argots [17] ) : "derrière les poètes -/ la multitude de la rue", l’irruption d’une langue-de-fond refoulée et exploitée : "II y a encore en moi/ une langue merveilleuse/ toute rouge/ Elle peut très haut, très haut/ pousser le cri :/ "Oh ! oh ! oh !"/ et comme le faucon du poète en chasse/ ma voix/ doucement rejoindra les notes basses" [18]

Regardons alors les photogrammes bien connus qui montrent M. disant des poèmes en public : tension musculaire de la face, crispation de la bouche, dilatation du cou et de la gorge, "cage pulmonaire" bombée d’un souffle résonnant, poing fermé rythmant l’expulsion de langue. L’extension de ce corps éructant la matière verbale est frappante : "l’essence de la poésie/ consiste à étirer le cou le plus possible/ par un mouvement de vis". Nul "contenu", pourtant, n’en fait les frais ; le « sens » ne s’exempte dans nulle glossolalie ; mais il. n’a lieu qu’à "couronner" cette mastication soufflée, expulsant du langage musique ET signifiant, selon un jeu d’orgues qui organise sur cette "force" l’interpellation militante. Le "couteau de ( !)a voix" tranche des mots, mâche des phonèmes (M. fait image de ce procès avec la célèbre anecdote de Démosthène mastiquant des cailloux pour régler son débit), crible l’averse typographique qui en donne la figure imprimée. Impulsé d’une "envie" branchée avant le signe ("Est-ce du parlé ou du bêlé ?"), le fonctionnement oral dévore la structure de langue dans laquelle il "visse", ou rive un clou qui la perce et la change. On ne saurait lire M. sans peser cette violence dont le corps est le lieu infixable, sur la motilité duquel vient "prendre" le ciment discursif. Cette violence "organique" conditionne l’impact de l’effet militant, parce qu’elle y inculpe l’activité pulsionnelle du sujet-écrivain.

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"Ainsi est raboté et prend forme le rythme, la
base de toute œuvre poétique, qui la traverse
d’une rumeur ;peu à peu l’on se met à tirer
de cette rumeur des mots"
L’investissement oral cristallise une agressivité dilapidatrice ; l’insistance du rythme en spécifie l’effet. Un "désir d’écrire" impulse le maniement de langue, l’"écoute" active d’un "rythme-rumeur-de-fond" (Grund-sprache). Ce "désir" lie, dans un mouvement complexe, un travail ("le travail poétique préparatoire se fait de façon continue"), une envie ("il est bon de commencer à écrire des vers sur le 1er mai… quand on a une sacrée envie de ce mai-là"), un rythme ("je ne sais si le rythme existe en dehors de moi ou seulement dans moi, plutôt dans moi"), une marche (« Je marche les bras ballants, en grognant tout doucement ; encore presque sans paroles, et tantôt je raccourcis le pas pour ne pas déranger le grognement, tantôt je me mets à grognasser plus rapidement, en mesure avec mes pas") [19]. Le rythme de marche "tire" la langue [20], trahit la concaténation symbolique, déchirée par le "grognement" de la scansion sémiotique répétée ; le texte trouve sa "forme", son potentiel signifiant, à couronner cette rumeur désorganisante d’une coiffe de langue dont la force tient à ce qu’elle tremble encore de cette énergie qui la sature. Le rythme est "une forme d’énergie", il marque l’avant et le fond de la prise en masse de la signification. Il est ce qui ne s’y réduit pas, qu’elle ne réduit pas, qui reste illisible, excessif à toute interprétation, parce qu’un corps y maintient sa "perte", son reste pulsionnel statutairement inadéquat à l’instance meurtrière du langage purement dénotatif.

Le rythme intègre des charges et dispose la ponctuation d’une série d’accents toniques qui redistribuent autrement (hors toute prosodie institutionnalisée) les chaînes signifiantes. Le signifié militant "pousse" sur ce terrain-là, s’y intègre organiquement (physiquement, musicalement). Autrement dit : l’énergétique pulsionnelle organise l’expansion du "contenu" politique. C’est même en cela que M. est un "grand" poète, un poète dont l’"organe" a fasciné des foules révolutionnaires : c’est que ces textes énonçaient des "vérités" militantes efficaces et "enthousiasmantes", mais que ces "vérités" résonnaient de la violence incarnée, à l’œuvre dans le débit martelé, scandé, tambourinant, soufflé d’un (immense) corps-parlant, broyant et vivant, hic et nunc, l’"anamnèse dans le langage de ce corps que le langage-contrat meurtrier a refoulé" (Kristeva).

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Le rythme marque l’instance de l’inconscient dans le texte. Le sujet du texte-M ; est de ce fait ostensiblement exhibé comme "salle cérébrale" complexe, où s’agite l’hypertrophie narcissique du "Je" ("Moi et Napoléon") [21], la position fixe d’un "moi" tout-puissant qui "se lance contre le soleil : image paternelle convoitée en même temps que redoutée, meurtrière et à tuer, place légiférante à usurper" [22]. Surenchère du "moi" et lutte paranoïde avec l’instance limitative, paternelle, légiférante, du langage : posture "logothétique" cherchant à fonder, contre celle du Père, une nouvelle (une "autre") Loi, une autre "régulation signifiante", en l’occurrence celle où le signifié révolutionnaire fait Loi, impose sa "vérité", Mais sur cette "scène", M. sent aussi que "le moi, pour moi, c’est trop peu" [23], qu’un "autre" (ics, pulsion) travaille ce "Je", le pluralise, le satellise dans la constellation des "je" qui divisent la gloire du "héros" [24], toujours sujet du théâtre de langage où il (se) joue (cf. "Vladimir Maïakovski, tragédie"). Dans ce jeu, le « Je" narcissique intègre le corps pulsionnel qui le hante ET le révolutionnement qu’il subit en tant qu’il traverse comme su/et militant (cf. les "fenêtres Rosta", etc.) le processus révolutionnaire. C’est en cela que l’on peut dire que ce sujet résonne des échos de la révolution socialiste, qu’il en constitue un organon, une chambre de ses échos bouleversants — mais aussi qu’il enregistre l’oubli qui s’y joue peu à peu, avec le retour dogmatique et bureaucratique de "l’esprit petit-bourgeois", de l’insconscient et du corps des sujets qui la font.

C’est pourquoi, rythmé des coupures dont s’ouvre le sujet, le JE peut simultanément s’exhiber comme JE narcissé ("Je suis seul"), affirmer son "épaisseur" irréductible à l’amincissement mécaniste ("on n’efface pas l’amour/ ni les injures/ ni les verstes", passer du Je au "Nous" ("150 000 000") puis au "il" résumant les "millions d’Ivans" et affirmer du texte que "personne n’en est l’auteur". Sujet marchant, grognant. amoureux, militant, massif, interpellant du fond de sa concentration métonymique sur le moi narcissisé la réduction linguistique de cette complexité hantée par l’ics et la mort. La scansion expose ce questionnement agressif qui fait béer ce dont s’écartèle le sujet-M. : d’un côté logothète paranoïde, affolé de ce qui tombe à fermer, dans la "couronne" rigide du discours, les écluses de la négativité grognante ; de l’autre, pulsionnalité "oursifiée" [25], inquiète de sa propre tendance entropique à scander du "bêlé" plus que du "parlé" et répétant, dans l’obstination de son "délire exaspéré", la rumeur-de-fond qui gronde dans l’en-dessous de la "vérité" militante. Cette contradiction hétérogénéise l’espace où ça écrit : intrication de l’envie pulsionnelle accentuant les effets rythmés de sa base sadique-anale [26], de l’énergétique (libidinale) de la marche et de la "conviction" révolutionnaire qui les couronne ; cette matrice organique spécifie la "poésie" de M. comme expansion d’un sujet inclus dans le processus révolutionnaire (y adhérant à fond) ET extérieur à lui du fait de ce rapport de langue qui explique, entre autres, pourquoi le "militantisme" de la poésie de M. commence après qu’il ait cessé son activité de militant inscrit au Parti Communiste.

SUR LA MORT DU POETE :

"Le suicide, pris en dehors de ses conditions
compliquées sociales et psychologiques, et sa
négation immédiate et non motivée (cela va de soi,
n’est-ce pas ?) vous écrase par son ton faux",
L’agressivité sadique-anale travaille le texte comme le comportement de M., de la provocation anarcho-futuriste des débuts à fa violence révolutionnaire et à la critique militante. Pulsionnellement "causée" par le retour du rejet anal, cette agressivité se déchaîne contre ce que le russe appelle "byt", l’ankylose "quotidienne", la Toute-Puissance du stéréotype [27]. Le « byt », pour M., hante la Loi Paternelle, sous sa forme familiale bourgeoise (les "barytons bien nourris"), étatique (le "Tzar"), religieuse (d’où la joyeuse violence des attaques contre tes popes et le fréquent détournement — la "carnavalisation" — de la symbolique religieuse) ; il domine la mélodie conformiste des poètes à la Sévérianine mais aussi le populisme plat (et visant à une hégémonie meurtrière) du proletkult ; il règle le ressassement de formules creuses, hyper-institutionnalisées, mortifiantes, qui commence à s’installer avec la bureaucratie que dénonçait déjà Lénine [28]. Mais il est clair que cette agressivité ne se résume pas à une critique et à ses thèmes. L’agressivité est une agressivité de langue, dans et contre la langue. La pulsion s’en prend à une langue coupée de son fond émotif, libidinal, "grognant". Le rythme scande ce "fond", comme "tendance à l’expression immédiate par éjection sonore", chie sur cette institutionnalisation ossifiante ("l’accentuation, en tant que processus physiologique, apparaît comme un reflet de la défécation, son image inversée" (Fonagy)). Les coups de glotte de M. (orateur, écrivain) chient (sur) le stéréotype, dépensent la clôture thétique, désorganisent la mélodie sous l’impact de leur accentuation gutturale, pressée, rapide [29]. L’accentuation frappe ictus, saltation du pied de la marche et du vers) et ordonne autrement le chaos sonore "aspiré" et soufflé par le "rythme-rumeur-de-fond". Destruction de ce langage économiquement réduit à la commune mesure de la communication ou décorant cette mesure des "boules molles" d’une douceâtre poésie de salon ; destruction de cette paralysie qui garantit un consensus social fixiste et déjà pourrissant (M. est un poète révolutionnaire) ET l’unité subjective du sujet-de-l’idéalisme (M. est un poète dont la langue implique le corps pulsionnel et la dépense qu’il déchaîne dans le langage).

Mais c’est en cela aussi qu’une telle activité est toujours-déjà suicidaire, a partie liée avec la mort autour de laquelle elle tourne, comme autour du pot sans fond où se génère la langue, où elle se motive et s’arrache, toujours-déjà coupée d’un "fond" biologique Toujours-déjà-nié ET ressuscité (par la "folie", par le "rêve", par le "langage poétique"). Il faut poser le caractère effrayant de ce frayage avec la répétition pulsionnelle, remontant en texte et dilapidant les certitudes que scellent les thèses structurantes. Le décor vertigineux de cette "scène", c’est, pour M., le bouleversement révolutionnaire, la guerre civile, la famine, la prodigieuse dilapidation de modèles linguistiques et picturaux opérée par l’avant-garde de l’art de l’époque, avant la stase stalinienne ; c’est aussi la résistance de l’ancien, l’obstination obscurantiste des fonctionnaires d’état, l’incompréhension et les tracasseries administratives de tous ordres ; c’est encore l’à vau l’eau déchirant d’une "vie sentimentale" effervescente. La tension et le déséquilibre sont calculés mais risqués. M. traverse l’alternance rapide des enthousiasmes et des désespoirs. Plusieurs tentatives de suicide Jalonnent ce parcours. Terreur angoissée ("Lily, aime-moi !") et jouissance (« Vive la Révolution/ joyeuse et rapide !"), avec cette "folie" pour bord et pour butée cette paralysie saturée de discours qui peu à peu ankylose le mouvement de la révolution. Effondrement systématiquement pratiqué des garanties discursives, syntaxiques, mélodiques. Question posée sans cesse à la mère dénudée, au lait de la langue, à la répétition du trajet vers la dépense ultime à laquelle fait écho la pulsion agressive, à savoir la mort. La régression vers les motivations pulsionnelles de la langue, vers son fond génétique, vers ses "notes basses" et "rouges", cette remontée jouissante et terrifiante tue le sujet qui l’assume. Sa défense, c’est ce JE hyperbolique qui s’affiche, dans une mégalomanie conjuratoire. Mais la mort a lieu : dans la fiction, d’abord, puis, par un glissement tragiquement métaphorique, dans le réel, sous l’effet des multiples "causes" annexes que l’on sait : "Je joue des coudes à travers la bureaucratie, les haines, les paperasseries et la stupidité"/ (à Lily) : "Je vais au café et je chiale". "Mort de l’auteur", certes, le statut même du langage poétique, en un sens, l’exige en tant que cet "auteur" reste le sujet Unaire de la métaphysique ; mais aussi mort de l’auteur, dans le réel, quand ce réel, à trop revendiquer la mort qu’il impose au langage pour fonder sa socialité (nous sommes au "Grand Tournant" stalinien de 1929), fait irruption dans la fiction, pour l’interdire, c’est-à-dire pour interdire au sujet d’être autre chose que, littéralement, un mort-vivant.

Ni réponse dépressive à un "échec sentimental", ni manifestation désespérée d’un désenchantement politique (mais intégrant ces causes comme "annexes", "externes"), le suicide de M. expose l’irruption, dans des défenses nerveuses affaiblies par les difficultés sexuelles et politiques (et par l’épuisante lutte pour les publications), de la mortification inhérente au discours académisé, thétique, instituant, en l’occurrence, la désincarnation "réaliste socialiste" comme commune mesure stéréotypée, et fondant la socialité du "nouveau régime", On peut donc dire que ce "drame de la sensibilité" (Frioux) constitue plutôt une sorte de tragique prosopopée du langage. C’est de ne pas avoir accepté l’issue fatale qui en signe la clausule (cette déchéance thétique dont le corps fait les frais —et, avec lui, la vérité du sujet et du langage-) que Maïakovski fait histoire, enseigne : "Je sais la force des mots, des mots-tocsin…/ ceux par qui les cercueils s’arrachent du sol/ pour défiler sur leurs pattes de chêne". C’est aussi en cela que l’issue fatale a lieu dans sa "vie" (retour du bâton, vengeance du corps social excluant le langage poétique). Maïakovski écrit à deux mains ; on pourrait dire, paraphrasant Bataille : l’une écrit, acceptant les limites, la "connaissance" ; l’autre meurt, échappant par cette mort "aux limites acceptées en écrivant (acceptées de la main qui écrit, mais refusées de celle qui meurt)". Par cette mort il échappe au meurtre institutionnel : "Je est immortel".




[1] in "Questions de Poétique", Seuil, 1973

[2] "L’Ethique de la linguistique" (in Critique M0 322).

[3] Aragon ("Histoire de l’URSS", Presses de la Cité, 1962. Tome I, p. 332) : "Au lendemain de la décision du C.C., gui se situe deux ans après la mort de Maïakovski, entré au RAPP dans les dernières semaines de sa vie, et qui s’était suicidé pour des raisons privées, la réorganisation de la littérature avait été entreprise par un comité sous l’autorité de M. Gorki" (je souligne). Voir, parallèlement, l’ " interprétation" d’André Breton : "II est des seins trop jolis" (in "Point du Jour", NRF, 1934, p. 94).

[4] Celle, par exemple, qui faisait écrire à "L’Humanité", au lendemain du suicide, que M. s’était tué "parce qu’il n’était pas vraiment acquis au socialisme" : < Ses œuvres ne sont pas consacrées à la vie de labeur et de peine du prolétariat exploité et asservi… II n’est pas non plus le chantre de cette vigueur robuste de l’effort, débordante de puissance et de gaîté, pleine d’élans révolutionnaires et irrésistible dans son triomphe final, caractéristique de la classe ouvrière" (cité par Breton, "Point du Jour", p. 106).

[5] voir, par exemple, telles interventions actuelles sur les questions littéraires dans une revue comme "Théorie et Politique"…

[6] au sexe toujours "petit-bourgeois", puisque, c’est bien connu, les ouvriers n’en ont pas, sarclent les fleurs du bien dans le jardin d’Emile, chantent "La Jeune Garde" et ne lisent que Mao… Il faut insister sur le fait que toute l’œuvre de Maïakovski (son théâtre en particulier) est une démolition brutale et joyeuse de cette fantasmagorie sulpicienne (cf. surtout, "Les Bains").

[7] utilisé aussi par M., selon la "commande sociale" (fenêtres Rosta, réclames, etc.)

[8] Cf. Fonagy : "Il fallait détourner l’attention, l’investissement libidinal du corps et de son produit vocal, pour les diriger vers l’objet désigné" ("Les Bases pulsionnelles de la phonation", II, p. 587).

[9] Cf. par exemple, "le Nuage en pantalon"…

[10] Cf. "Comment faire des vers", trad. E. Triolet (E.F.R., 1963, p. 342)

[11] in "Maïakovski par lui-même", Seuil, 1962, p. 42.

[12] Voir aussi les mots-valises, les paronomases ("Place de Sodome aux cent dômes") les inversions ("avirrée"/"arrivée") et surtout le travail sur les noms propres (diminutifs de Lily Brik dans les "lettres" et noms de personnages des pièces de théâtre).

[13] Cf. J. Kristeva, article cité.

[14] "la poésie est de la pensée sentie" (Maïakovski).

[15] Répétant aussi son obsession "musicale" : généralisation de la rime qui ponctue tout l’espace du texte ("on peut rimer le début des lignes, on peut rimer la fin de la première ligne avec le début de la seconde et en même temps avec les premiers mots de la troisième et de la quatrième, etc." -"Comment faire des vers" -) ; onomatopées, spéculations phoniques ("Si je dis/a ce a/ est le clairon de l’humanité à l’attaque/Si je dis/ b/ c’est une nouvelle bombe dans le combat/ humain").

[16] Trad. Ch. David (éd. "Le Champ du Possible", 1973).

[17] "La révolution a précipité dans la rue le langage rugueux de millions d’hommes, l’argot des faubourgs a coulé dans les avenues centrales ; le petit langage faiblard des intellectuels, avec ses mots châtrés…, tous ces discours susurrés dans les restaurants, sont écrasés. La langue entre dans une ère nouvelle" ("Comment faire des vers").

[18] "L’Homme", trad. C. Frioux.

[19] la marche signale une déambulation réelle, mais métaphorise aussi la "marche de la révolution" ("Vive la Révolution/ joyeuse et rapide !") ; il faut bien entendu lier aussi le rapport écriture/marche à la célèbre remarque de Freud sur l’investissement libidinal qui y joue.

[20] Cf. "Le Nuage en pantalon", deuxième partie.

[21] Cf. J. Kristeva, op. cité p. 211.

[22] ibidem.

[23] "Et je sens que JE/Suis pour moi trop étroit : Quelqu’un obstinément cherche à sortir de moi" (1914).

[24] "Chez Maïakovski, les personnages du chœur représentent des aspects différents du héros principal ; disons plutôt que ce héros se décompose comme sous l’effet d’un jeu de miroirs déformants, en une succession d’ombres monstrueuses qui traduisent la progression de son désespoir hyperbolique" (A.M. Ripellino, "Maïakovski et le théâtre russe d’avant-garde", L’Arche, p. 69).

[25] (animalité) : "Je vous traduis leurs rugissements/ si vous ne savez pas le langage des bêtes".

[26] "Les attitudes qui relèvent de la pulsion sadique-anale (colère, haine, attitude volontaire, militaire, analyse déductive) sont amélodiques par excellence, réduisent à l’extrême le jeu tonal pour le subordonner complètement aux exigences du rythme" (Y. Fonagy). Fonagy indique aussi que "l’accent logique, la tendance à rétablir un ordre dans le chaos sonore, serait la transformation réactionnelle du jeu prohibé, qualifié de sale, ordurier". Difficile de ne pas lier cette remarque (qui éclaire la fonction pulsionnelle de l’accent rythmé chez M.) à l’obsession de M. pour la propreté corporelle, obsession signalée par tous ses biographes.

[27] Lacan l’appellerait peut-être le "Dit-manche"…

[28] Particulièrement ravi, de ce fait, malgré des réserves brutalement formulées par ailleurs, par le poème "Ceux qui siègent", qui développe ce thème anti-bureaucratique…

[29] Ecriture rapide, visant à doubler la paralysie de la lettre. Cf. l’obsession de M. pour la vitesse (achat de voitures, intérêt pour les théories d’Einstein et pour une notion de la vitesse qui dépasserait celle de la lumière) (cf. Frioux, p. 111). Cette obsession est d’ailleurs commune (sur les mêmes "bases") à tous les futuristes.