Numéro 31 (1993))

Wozu Noch Dichter ?

par Christian Prigent

(rappels, propositions) [1]

1. Quand il cherche à se penser un peu, notre monde a tendance à gémir sur le Sens dont on lui dit que l’a privé l’effondrement des grands messianismes progressistes ou révolutionnaires. Laïcisation généralisée et clôture des perspectives utopiques ont comme replié notre temps sur lui-même et dévitalisé la question du Sens (du sens de notre présence, de notre destin), tout en maintenant évidemment son instance angoissante. D’où la peur, l’apitoiement sur soi, le cynisme ou le à-quoi-bon ? généralisé.

2. Discours et action politiques sont en manque d’idéologie. La morale revendique l’occupation de ce vide. La politique est doublée par l’action humanitaire. Privée des grandioses fins qui viendraient justifier ses moyens et comprise comme pragmatisme au jour le jour (comme assistance et comme service publics), elle s’apprête à rendre systématiquement compte de son action devant les tribunaux

3. On applaudit. Mais ça ne comble ni le désir de Sens ni le rêve de Salut. La demande de clarté, de plénitude de détermination est d’autant plus pressante. L’actualité socio-politique en offre de multiples symptômes. Voyons par exemple se profiler le nouveau Grand Dessein qui va peut-être venir illuminer les décombres, redonner "sens" à l’action humaine et remobiliser d’intrépides et peu critiques vocations militantes : l’écologie de fond, appuyée sur la Science (médecine, géo-physique…) et portée par une vision d’utopie exaltée (l’Homme et la Terre réconciliés).

4. Si le "moderne" en art est mise en cause des conditions mêmes de production d’un sens communément partageable et si la "difficulté" de la littérature naît d’une volonté de diction du non-sens qui s’ouvre dans notre condition d’homme, on peut comprendre que dans un tel contexte socio-culturel, la marginalisation de la littérature "difficile" et la volonté d’oubli du "moderne" soient massives, radicales.

5. Ce pourquoi les livres sont aujourd’hui (plus que jamais ?) sommés de remplir le monde de significations. On réclame des fictions qu’elles nous guérissent du vertige du non-sens en articulant le réel dans une aimable cohérence. Il faut que les fables nous emportent dans un spectacle qui simplifie la complexité du monde sensible et voile la violence de son excès au sens, pour que nous puissions approuver ce qui est (dont nous-mêmes) et y adhérer tant bien que mal.

6. Ainsi la littérature qui se publie, se lit et se commente majoritairement hésite-t-elle entre un néo-naturalisme (restauration des vieilles formes de la mimesis romanesque) et un formalisme (repli de la langue sur elle-même et révocation de la question du sens - qui n’est plus qu’un effet fortuit du mécanisme formel -).Triomphe assuré pour qui sait talentueusement mixer les deux tendances dans une sauce stylistique light.

7. Guère de place là-dedans pour la vieille taupe "poétique". Pourtant elle creuse toujours (Beurard, Cadiot, Cendrey, Le Pillouër…). La question sur son rôle est imparable. Penser ce rôle en termes de génie civil (d’efficacité sociale et politique) ne peut plus que faire rire. La question n’est donc pas d’abord : "à quoi ça sert ?" (dans le secret, dans la marginalité quasi aphone, ça ne saurait… servir) mais : "pourquoi y a-t-il quand même ça , ça plutôt que rien (plutôt que seulement le tout venant qui occupe les boutiques et les tréteaux médiatiques) ?". Et de quoi ça témoigne-t-il ?

(DU SENS ET DU TEMPS) Quelles sont les formes de représentation du monde qui affluent devant nous ? Pas la littérature, bien sûr (pour l’essentiel si insignifiante, si veule, si hors du coup moderne). Mais la fugacité du spectaculaire, la précipitation cynique ou frivole qui fait s’évanouir le réel dans le bric-à-brac enjoué de la Trash-TV ou dans la tautologie obscène des Reality-Show.

Face à cette précipitation aliénée, déréalisante, poésie n’ est rien d’autre que le nom d’une autre saisie du réel. Poésie est le nom d’un réalisme. Parce que le découpage étrange, alambiqué, démultiplié de l’écrit "poétique" impose un autre régime du sens (un autre rythme d’apparition, de constitution et de dispersion du sens dans le temps d’écrire et le temps de lire). Par exemple la vitesse de surgissement et d’évanouissement des visions chez Dante ou chez Rimbaud et, a contrario, la ralentie cristallisée de Mallarmé.

Rhétorique n’est pas le nom d’une ornementation ou d’une plus brillante performance de l’expressivité. Rhétorique est le nom de cet autre rythme qui induit une complexité, une densité (dicht, Dichter), une difficulté qui résistent à l’emportement du temps, à l’évanouissement désastreux des choses, des êtres, des pensées dans le temps. Rhétorique est le nom des techniques qui durcissent et qui font durer cette résistance.

Poésie est le nom de la chance donnée à un lecteur, engagé dans la vertigineuse précipitation prosodique ou dans les empâtements de la polysémie, de poser son temps en travers du temps et de prendre momentanément, dans l’épaisseur ralentie du déchiffrement, l’initiative sur le temps.

(DE LA LOGIQUE DU PARLANT) La poésie, disait Artaud, est quête d’un langage "vrai". Par exemple, elle cherche à dire l’intime. L’intime, ça n’est pas le subjectif, le personnel (le prétexte du lyrisme). C’est plutôt ce que Beckett appelle l’innommable ("A la fin de mon oeuvre il n’y a que poussière : le nommable"), Kafka de négatif, Bataille la part maudite –c’est-à-dire ce que les discours communautaires soumis au positif (politique, morale, science…) ne peuvent prendre en charge. Contrairement à l’Histoire et aux Prophéties pieuses, la poésie affronte un présent, c’est-à-dire une in-signifiance, une fuite immaîtrisable des significations. Son objectif est au moins autant de fixer ce non-sens (d’en formuler l’informe), que de constituer du sens (de dire le monde en clair ). En elle s’énonce l’insensé, l’indétermination, le flottement et le malaise qui disent la vérité de ce rapport spécifique au monde qu’est celui du parlant (qu’ Artaud pour cette raison appelait le partant : le séparé, l’arraché à l’immédiateté animale de l’expérience). L’obscurité de la poésie accomplit, en sa difficulté même, la logique du parlant. Elle en est le témoin imparable.

(DE L’ICONOCLASTISME) Nous sommes des êtres parlants. Le parlant n’est pas seulement le communiquant. La parole, ça n’est pas que ce bruitage qui sous-titre d’un murmure anodin l’arrogance des images. Parler, ça n’est pas qu’échanger des informations dans un espéranto cathodique aux clichés indéfiniment interchangeables. Le "travail de la langue" que propose la poésie est un rappel de ces vérités et une protestation contre la réduction de la dimension linguistique à celle de la "communication". Il pose des témoins : les témoins d’une récusation du pâle idiome planétaire qui s’est voué à la répétition du même et qui s’appauvrit à mesure qu’il recherche, sur les canaux de l’audio-visuel, le plus grand dénominateur commun possible. Il peut peut-être alors plus généralement s’entendre comme une forme de résistance à la dévotion aliénée aux "images" (à la subtilisation du "réel" dans "l’image") qui est sans doute la marque propre de notre modèle culturel.

(DU CHOIX DE LA DEMOCRATIE) (Si l’on tient absolument à inscrire tout cela au registre du socio-politique)… Ces vacillations du sens, cette imperfection assumée, ce malaise accepté, cette indétermination de principe qu’on peut attribuer au travail de poésie, en politique ça s’appelle démocratie (en face : la clarification et la correction, la dévotion leurrée aux futurologies thérapeutiques, l’assurance totalitaire, l’atavisme des déterminations raciales, la lumière aveuglante de l’utopie). Dans les obscurités, la difficulté, la violence de la poésie (dans sa résistance à la détermination a priori du Sens et dans la cruauté de ses pointages du Mal) devraient pouvoir s’énoncer allégoriquement quelques motifs du choix démocratique : plutôt les hésitations, les aveuglements, le malaise désillusionné de la démocratie que la sanglante illusion des grands projets radieux tels qu’autour de nous ils s’apprêtent, inéluctablement, à se reconstituer.

Certes, l’histoire de XXe siècle a montré que le choix inverse (celui de Céline et celui de Pound) était tout aussi possible. Mais justement : nous savons désormais un peu mieux pourquoi. Si par exemple nous savons que Céline, dans ses romans, délivre sa part maudite et traite du négatif, si nous voyons son style se plier souverainement et désespérément à cet innommable traitement, peut-être comprenons-nous mieux pourquoi il s’évertue par ailleurs (dans l’ignoble acharnement thérapeutique de ses pamphlets) à vouloir soigner ce négatif : en le désignant frontalement, en lui donnant un Nom et en appelant à la "purification ethnique". Au moins ce savoir peut-il servir à nous alerter, à nous éclairer sur ces questions. Et peut-être sommes nous du coup mieux armés pour ne pas… remettre ça.




[1] Résumé d’un exposé (Frankfurt am Main, séminaire Wozu Dichter in unserer Zeit ? 9 Février 1993)