Numéro 24 (1989))

Les Droits de l’Homme post-modernes et la question de Sade

par Eric Clémens

1789-1989 : la Commémoration s’achève et la mémoire est restée sans invention. Le faux dilemme Restauration-Terreur s’est dissipé dans l’universalisme de la compote télévisée de Goude et du fourre-tout des droits de l’homme : déguisons des Chinois en Chinois pour éviter l’affrontement politique, telle est l’essence du post-moderne, le vide, le bide. Et puisque la parodie de progrès post-colle à la post-modernité, enflons les progrès des droits de l’homme en proportion de leur impuissance réelle : ils s’étendent désormais non seulement aux nations (droit aux vœux pieux pour le Tiers-Monde), mais aux droits des animaux et de la terre. Sauvons les chiens et les chats (mais arrêtons l’immigration), sauvons les phoques et les éléphants (mais imposons la loi du marché aux pays pauvres), sauvons la forêt amazonienne (mais laissons la famine aux paysans brésiliens) ! Logique sous-jacente de ce fatras : le retour à la nature, jamais interrogée, avec la liquidation de l’histoire.

Le post-moderne est le petit récit (faillite des grands oblige) de l’après-histoire : la révolution nihiliste qui, par définition, fera couler le rien, mais ne fait pas couler moins de sang : les guerres, dorénavant dites périphériques, se portent bien, simplement on leur dénie l’historicité. Il suffit de n’y pas penser : puisque plus rien ne doit (enfin le devoir kantien réalisé ! enfin la morale !) se passer, ce qui se passe n’est rien. Voilà la non-politique, comme le non-art (la question Duchamp devenue non-réponse à tout), la non-philosophie (des cinq sens, française-pas-allemande, du droit ou de l’ordinateur), la non-science (mystico-conquérante de l’espace, manipulatoire-génétique), etc. Kojève là-dessus avait prédit pas mal, prenant (ironiquement) Hegel (et Staline) à la lettre de la "fin" de l’histoire, et Bataille s’était acharné, pensant Sade, à y porter la question : de la négativité dans l’homme.

Que Sade résiste à l’assimilation, à l’assimulation, plutôt, post-moderne de l’action, c’est-à-dire de la politique, et de la pensée, c’est-à-dire de la fiction, deux "débats" récents l’attestent. A la radio, qui retransmettait des rencontres d’Arles sur le thème "Aux armes, écrivains" et à la télévision, au cours d’une émission d’Apostrophes… A chaque fois, l’humanisme (et son ombre portée féministe) a cru pouvoir rejeter Sade au nom des droits de l’homme et de la femme. Chaque fois, l’impasse a été faite sur les mises en questions qu’il entraîne : de la nature, de la raison, de l’homme et de la femme, de la puissance - et de la négativité qui les traverse depuis la langue. Cachez ce sein : des langues où s’engendrent notre rapport au monde, où nous nous engendrons nous-mêmes et nos règles, logiques et juridiques, qui portent la violence en même temps que le rapport/ non-rapport entre les sexes, double matrice (voilà l’insupportable) des rapports dits sociaux. D’où vient la servitude, la domination, sinon du langage positivé de la nature (ou de la vie) et de la raison (ou de l’homme) déniant leur envers actif, la négativité sexuelle-symbolique ?

Du coup, Sade se trouve liquidé dans la fiction, c’est-à-dire dans la mise en jeu du réel dans nos langues. Bien sûr le fascisme ou l’oppression sous quelque forme que ce soit comportent de l’irrationnel : mais toujours porté par l’idéologique (de la nature ou de l’essence, de la nature de la raison, de l’homme, de l’histoire, de la nature de la vie, de la race, du sexe, de la classe…). On veut exalter Condorcet, le progrès des Lumières, sans poser la question de la violence qui se justifie raisonnablement, naturellement : relisons les discours des libertins sadiens ! Si, comme certaines féministes le pensent, il n’y a pas d’essence féminine, en quoi Sade avilit-il "la" femme dont plus que tout autre il a montré qu’elle n’existe pas ? Il va de soi que l’exaltation imaginaire, aux fins commerciales, de femmes avilies doit être dénoncée : mais qui peut croire une seconde que Sade puisse être représenté dans un code imaginaire ?

Surtout plus de pensée, c’est-à-dire d’expérience de nos langues et de nos corps, voilà le mot-d’ordre postmoderne : appelant quelle nouvelle violence de la mise en ordre ?

Mais nous n’en sommes qu’au préalable. Car il ne suffit pas de dire que refouler le négatif accroît sa puissance, ce qui pourrait faire croire qu’à le désigner on l’éviterait : Sade nous écrit que le plaisir, la jouissance du négatif ne peuvent être séparés, rangés. Et Bataille joue parfaitement de ces deux dimensions de la pensée sadienne. Tantôt, au cours du procès intenté à l’éditeur Pauvert en 1957, il défend Sade comme révélateur de l’envers de la raison : "En effet ce qu’a innové le marquis de Sade, parce que personne ne l’avait dit avant lui, c’est que l’homme trouvait une satisfaction dans la contemplation de la mort et de la douleur.(…) Je considère comme parfaitement condamnable la contemplation de la mort et de la douleur ; mais si nous tenons compte de la réalité, nous nous apercevons que si condamnable que soit cette contemplation, elle a toujours joué un rôle historique considérable."(Oeuvres complètes, XII, p. 453 sq., Gallimard). Tantôt, aussitôt, il souligne que le "déchaînement", l’"insouciance" du plaisir et de la fête font partie intégrante de la vie humaine — et de sa libre souveraineté : "Peu d’événements ont plus de valeur symbolique que la prise de la Bastille.(…) Il n’est pas de signe plus parlant de la fête que la démolition insurrectionnelle d’une prison : la fête, qui n’est pas si elle n’est souveraine, est le déchaînement par essence, d’où le souveraineté inflexible procède." (O.C., t.IX, La littérature et le mal, Sade, p.241). Quel lien la souveraineté politique, démocratique, entretient-elle avec cette souveraineté populaire déchaînée ? Ou encore : "Mais la vie, mais la vie innombrable ne s’arrête, elle, qu’elle n’ait touché, au-delà du possible, l’impossible." (O.C., t.XII, Sade, 1740-1814, p.296). La "vie" est-elle simple ou innombrable ? Et ne se heurte-t-elle pas à l’impossible, au réel de la mort et de la jouissance et de la naissance quand elle est pensante ?

Les questions de Sade ne peuvent être évitées, abandonnées, sans abandonner non seulement la vérité du lien politique, mais la liberté des femmes et des hommes : faisant langues de leurs corps, indéterminés, historiques, fictifs, réels, odieux, odieux parce que moraux - au surnom de la nature. Mais éthiques parce qu’odieux. Car telle est bien l’ultime question de Sade, où s’englue la "nature" de l’homme qu’on voudrait nous refourguer, celle de la nature. Abolissez l’histoire au nom de la nature, vous participerez du même coup à la vérité et à l’erreur de Sade : croire qu’il y a une nature positive ou négative, rationnellement connue : "Malheureusement, je frémis de le dire : qu’il faut rouer celui qui se venge de son ennemi et combler d’honneur celui qui assassine ceux de son roi, qu’il faut détruire celui qui te vole un écu et t’accabler de récompenses, toi qui te crois permis d’exterminer au nom de tes lois celui qui n’a d’autre tort que d’être entraîné par celles de la nature, qui n’a d’autre tort que d’être né pour le maintien sacré de ses droits ? Eh ! laisse-là tes folles subtilités ! jouis, mon ami, jouis, et ne juge pas… jouis, te dis-je, abandonne à la nature le soin de te mouvoir à son gré, et à l’Eternel celui de te punir." (Etrennes philosophiques, Lettre de Sade à Mlle De Rousset).

Alors ? Non ? Qu’en est-il du non ? De la nature ? De la jouissance ? Des lois et des droits ? Sont-ils hors de questions ?