L.L. De MARS
Dans l'oeil du cyclone
autour de Jean-Luc PARANT

Ce texte fut publié dans le N°13 de La Parole Vaine, dans un dossier consacré à Jean-Luc Parant, avec un texte inédit de ce dernier, et des essais sur son oeuvre de Michel Vachey, Jean-Yves Bosseur et Michel Butor

'aviez-vous remarqué? Comme on ne parle pas -ou pratiquement jamais- de Jean-Luc Parant, et bien, lorsque l'aventure, les circonstances ou les colloques, y conduisent tout de même, une seule chose est alors évoquée (du moins est-elle toujours au programme de la conversation)... celle-là même qui l'écarte du circuit des commentaires : son extrême déviance, comme une sorte d'anomalie périphérique au grand jeu... l'isolement d'un homme s'étant mis à écrire à une époque où la fièvre était plutôt celle des bandes armées, des nouveaux manifestes, l'après-joie qui unifiait à tours de bras.
Je voudrais, dans ce bref article, montrer à quel point le déplacement géographique (au Bout des Bordes) et le déplacement éditorial sont bien des éléments stylistiques propres à Parant et non un retranchement politique : le "je", absent de son écriture, se dégage lentement -mais avec une clarté à laquelle la voix narrative n'atteint jamais- en projetant du lieu où il se trouve (où se trouvent liés l'énonciation et le corps) tous les aperçus d'un monde insaisissable au coeur duquel, pourtant, il faut bien trouver sa place.

ette place que Parant a fait sienne -lieu d'émission des textes mais aussi plaque tournante de sa grammaire- ce noyau fiché dans la galaxie Parant (puisque tout, somme toute, est appelé un jour à devenir un centre) est peut-être ce coeur improbable de la force centrifuge que Witkiewicz s'évertua toute sa vie, sans y parvenir, à trouver. Et, chaque année, on peut en vérifier l'égale centripétie dans les pages de ce singulier journal Du Bout Des Bordes, qu'il publie à l'occasion de l'anniversaire de Titi Parant : s'y rassemblent des écrivains, des amis de toujours, des sympathisants, que la vie -littéraire ou non- disperse, éloigne les uns des autres. Il faut voir alors bien autre chose que de la bizarrerie dans l'isolement de Jean-Luc Parant, et son éloignement encourage autre chose que la curiosité amusée du voyageur : il appelle le don, peut-être parce qu'il est la source de tout don lui-même. Peut-être aussi nous faut-il pouvoir observer l'honnêteté exemplaire de certains isolements pour mieux comprendre ce que nous coûte la grégarité? On notera en tous cas la précise cohérence qui se dessine là-bas, unifiant rythme, corps et métier : l'absence d'inscription de ce je qu'un tournoiement infini du monde précise à chaque livre... l'absence d'une proposition principale -définitive- qui appelle chaque phrase à corriger, commenter, moduler et parfois risquer de perdre l'ensemble des autres... et l'écart du milieu, de la mouvance, du genre et de la cité, de ses cellules, de ses groupes, de ses méthodes, qui présente paradoxalement une véritable implication dans le monde, si souvent écartée par la sociabilité et l'entente.
        Je finirai -pour ne pas céder à mon tour à la tentation de ne parler que de son retranchement- sur ceci : nous trouvons chez Parant cette chose très rare, aux antipodes de l'héroïsme, le courage de ne pas faire certaines choses auxquelles nous nous sommes tant accoutumés; ces choses auxquelles tôt ou tard, par lassitude, lâcheté, voir par égarement, on finit par s'adonner, sans doute parce que tout autour de vous s'organise pour vous y habituer (le fondamentalisme télévisuel, par exemple, la vie de cercles etc...). Je ne sais pas au prix de quelles tricheries, de quel ressassement infini, nous avons fini par croire que ne pas s'y résoudre était devenu hérétique ou ridiculement révolté... Comment s'est déroulée l'édification de cette chapelle consensuelle? Je crois qu'on nous a eu à l'usure.

l y a peut-être eu un moment où Jean-Luc Parant fut, comme beaucoup d'autres écrivains, victime de son lieu (la revue Minuit par exemple) ou, plus justement, de son temps de parution (le temps des signes multiples imposés -la sainteté du rhyzome- qui nous accabla tous, timides fabricants ou théoriciens tonitruants) : le cadre formaliste des démonstrations, la ligne suivie, le repérage à tous crins, comme si la piste visible -à peine visible si possible- avait été à ce moment-là l'équivalent d'une gourmandise qu'il eût été assez radin de ne pas rajouter au menu; mais l'équipée, les préoccupations qui la conduisent à prendre forme... franchement... tout ça était -il faut le reconnaître- aussi riche, souvent généreux ou drôle, que totalement inadapté à Jean-Luc Parant.
        Il est difficile d'imaginer aujourd'hui combien le seul fait de publier quelque part plutôt qu'ailleurs engageait dans les années 70 à signer un contrat qui excédait celui d'auteur; impossible de trouver une boîte d'édition qui ne fut pas assujettie à l'obédience serrée d'un groupe (disons de quelques méthodes élevées par un groupe), et ce n'était pas franchement la réunion des espaces singuliers qui donnait sa couleur à la politique éditoriale... plutôt une sorte de concrétion non-spontanée issue d'un quiproquo exagérement sérieux. Pourtant, aucun mot d'ordre n'était nécessaire pour que tous s'inclinassent... la pudeur et l'obscénité ont depuis lors changé de SENS.
        Je parle de l'époque ou aucune ponctuation ne scandait les textes de Parant. Comme s'il lui semblait nécessaire alors d'ajouter la partition à la litanie. Pas pour mieux chanter, mais pour signaler la litanie. C'est pourtant ce que ces textes recelaient déjà de définitivement non-litanique qui aurait peut-être dû retenir notre attention : il s'y jouait dès le début une certaine critique de l'énoncé (critique de l'énoncé informatif, déductif) qui valait mieux qu'une parodie aussi mélodieuse fut-elle. En optant pour cette solution formaliste, l'absence de tout point ou virgule, il offrait sur un plateau à tout critique littéraire plus ou moins inspiré cette possibilité :  écrire "flux", "tourbillon", "flot ininterrompu" ou "infini" -Parant ne parlait que de boules et d'yeux, de ciel de nuit et de jour- et avoir l'impression soulageante que le travail était bien fait. Ça roulait, ça resignifiait, c'était une affaire qui marche.

es premières lectures m'avaient conduite, naïvement, à trouver une certaine finesse à ce choix, cette ligne continue; c'était l'époque où il était convenable d'avancer masqué sans jamais avouer qu'on allait au bal. J'ai failli, moi-aussi, succomber à la tentation de  rouler au gré d'un cosmique un peu cinglé, où le sens, finalement, avait tout de la farce sans conséquences. La concurrence était forte, alors, avec l'ensemble des pleureuses, que Parant émouvaient à force d'inoffensivité babacool. Rares étaient ceux qui auraient avancé à l'époque le terme de littérature. C'était juste dans les parages... parmi l'ensemble des trucs qui existaient... qui naissaient partout... et c'était, comme on dit, "bien que ça existe" (il fallait épuiser j'imagine, toutes les formes possibles, comme pour se mettre au travail. Rouxel, à la même époque, donnait sans le savoir dans ses Shadocks la méthode alors en usage dans le monde de la publication : sachant que leur fusée avait une chance sur un milliard de décoller, ils s'empressaient de bien rater les 999 999 999 premiers essais pour réussir le dernier).
        Parant lui-même n'avait sans doute pas assez confiance... confiance dans son truc... est-ce que finalement tout ça tenait le coup, est-ce que ça en valait la peine? Et surtout : pourquoi, et comment, ça allait durer? On imagine sans peine que les lecteurs, sans doute amusés ou intrigués par leurs premières lectures, ont dû se poser la même question... Ont-ils souhaité que ça dure, par curiosité? On les imagine plus volontiers sournoisement futurologues de sa chute, pratiquant la dubitation à bout portant.

e disais tout-à l'heure qu'on ne parle pas de Parant, et je dois ajouter que c'est sans doute pour écarter l'hypothèse d'une quelconque actualité de son travail (puisque, contre toute attente, il dure) ou, plus exactement, c'est parce qu'elle est écartée comme un a-priori, qu'on n'envisage jamais son travail dans le temps des livres publiés... on dit "la roue tourne" (et la critique aussi), il n'y aurait pas de nouveau Parant, ce ne serait pas la peine de le lire encore, donc, pour peu qu'on s'y soit adonné au moins une fois... En gros : même s'il dure, c'est sans durée, dans le sur-place. Pourtant, il me semble bien, en écrivant ce texte, dégager des périodes... des moments précis.... et, à chaque livre, j'observe même des changements de préoccupations.
        L'apparition de la ponctuation dans ses textes est un bon exemple de cette maturation, qui n'appartient pas à la logique de l'assagissement, mais bien à celle du nettoyage (chez d'autres, comme Guyotat, et pour les même raisons de rigueur et de cohérence, la ponctuation aura subi le mouvement inverse : elle était chez lui coquetterie là où son absence était la coquetterie de Parant).
        J'en suis venue, tout-à l'heure, à supposer chez Parant un manque d'assurance, de confiance... Et ce n'est pas la seule fois où Parant me fit penser que la confiance en lui-même, parfois, lui manquait, au point qu'il se sentit obligé d'y rajouter l'artifice d'un argument supplémentaire.

ar exemple, dans la préface à "Le hasard des yeux", on pouvait lire ceci :  "cette suite de textes inscrite tout autour d'une centaine de boules de terres, découvertes par hasard tout au fond d'un trou situé au Bout des Bordes [...] a été déchiffrée puis retranscrite par son découvreur Jean-Luc Parant [...] l'ensemble étant constitué par dix textes répartis sur dix séries comportant chacune dix boules. Il semblerait que ces cent boules aient été fabriquées par dix paires de mains différentes de la nuit à la nuit en l'espace d'un tour de terre" etc...
        Mais ce faux, très conventionnel, ici, il disait quoi? Quelque chose de "plus"? On en doute. Cette candeur quasi-débilement Borgésienne qui l'avait poussé à reconduire dans l'enclos mythologique l'origine du texte, que voulait-elle nous dire?  Invaginer le texte sur la forme prophétique de l'énoncé? C'eût été plutôt une trahison dont se rendaient coupables en général les lecteurs les plus pressés de scander... Que faire encore de ces encombrantes divagations numérologiques? Elles avaient le cachet vaseux des fascicules maçonniques ou ceux de la Rose-Croix. C'était encore, exactement, la caricature grossière qui risquait de se dégager d'une lecture de Parant applicative et cosmique (or le plus intéressant dans l'énoncé de Parant, il me semble, c'est justement que la découverte y patine sans cesse dans la variabilité des propositions, leur périlleuse instabilité).

inissons-en avec cette curieuse préface (qui avait tant l'allure d'un mot d'excuse) : ce qui était plus naïf encore, c'est que s'il avait semblé insuffisant pour un homme d'être fabricant de boules pour trouver dignement sa place dans le monde (et en donner une à ces boules), le déplacement vers de plus obscurs fabricants donnait à cette activité l'éclat frelaté d'un mystère originel... Voilà encore un artifice que Parant va abandonner définitivement.
Rapidement, il abandonnera les diverses concessions à la justification éditoriale, ce positionnement social, pour se livrer entièrement à la parfaite intégrité de son travail, libérant par-là même les fils innombrables qui le lient au réel, au monde, et que cet amarrage grossier dans les usages masquait.
         On verra plutôt naître un mouvement contraire, qui pousse les observateurs de Parant à s'immiscer dans sa manière personnelle -et c'est un mouvement d'une grande tendresse- pour évoquer ses livres; voici ce qu'on a pu lire un peu partout : "comme s'il promenait sur le monde un regard de peau à vif"(Kern, dans Libé)... "comme si nous étions l'objet d'une aimantation jouissive"(Gugliemi, L'Humanité)... et enfin, plus franchement citatif : "et c'est comme si un aveugle venait nous dire ce que c'est que voir" (Butor, Obliques)... On retrouve ce "comme si" qui foisonnait dans les textes  de cette époque ("le hasard des yeux"), cette conjonction enfantine ("et si c'était nous les indiens") ce liant systématique qui réduisait en poussière le risque de grandiloquence qu'encoure une scansion prophétique. 

e processus d'alimentation du texte chez Parant est tel qu'il invalide tout appel à des causes extérieures pour trouver sa légitimation : l'inéluctabilité du texte à venir, voilà ce que le tout premier texte, par sa forme-même, devait entraîner.
Je vais tenter de cerner, le moins grossièrement possible, le développement de cette forme.
        Jean-Luc Parant s'oriente toujours vers l'usage du déchet, "la chose comme elle se présente", la proposition lâchée (comme chose perçue, devenue indubitablement réelle, pour laquelle il faudra trouver une tangente vers la vérité), c'est-à dire que la proposition, par sa forme préceptive, S'ENGAGE complètement : elle ne trouve sa tangente à la vérité qu'en tant qu'elle ouvre à la pluralité des vérités, et rien ne peut arrêter ce mouvement.
        Il suffit du coup de très peu de choses pour que tout soit refondu, que la machine doive se relancer comme si elle avait à parcourir, de nouveau, toutes les démonstrations existantes avec une nouvelle composante devenue, à l'instant même de son apparition, impérative. Chaque nouvelle intervention, sous la forme d'un mot -et, presque toujours, accompagné de son antonyme- va se glisser dans la structure pour l'habiter totalement et ne plus la quitter. Et chaque livre, avec sa charge nouvelle, entraîne le reste du corpus dans un grossissement sans fin. Ce furent les noms des bêtes et des lieux dans "l'adieu aux animaux", et c'est, dans les derniers textes, la distribution des sexes par leur nom... satellites happés par la force centrifuge de la nécessité de continuer à écrire.
        L'usage du déchet, c'est principalement l'art du ricochet sur une trouvaille, l'éclat dans le mouvement brownien du magma qui touche d'un seul coup à l'épiphanie : forme de l'énoncé, certes, (énoncé biblique, de la vérité première) mais qui se "dégage" (il ne se déduit pas, il ne s'oraculise pas non plus : ni prémisse ni fin). Pourquoi? Parce qu'il est en devenir fonctionnel, par frottement aux autres, utilisable -mais sans systématisme, car on ne décèle jamais de mouvement d'affolement, d'urgence, dans les chaînages de Parant- et donc source d'embarras, par la même occasion, dès qu'il est décodé : une structure d'apparence professorale, comme mille voix simultanées sur une estrade -POSITION <-> PROPOSITION- où la position est le lieu duquel parlent et auxquelles aboutissent toutes les propositions. C'est aussi ce qui définit l'absence d'urgence; puisque chaque élément est appelé à refaire surface dans la bande d'entraînement des énoncés. On pourrait dire, en gros, que si on a à faire à un draînage entropique, c'est bien parce que Jean-Luc Parant n'est pas dupe des systèmes de résolutions huilés impeccablement, des farfelus cosmogoniques : tout gourou doit cisailler le monde et en limer les arêtes pour le soumettre à l'algèbre douteuse de son délire de restriction ; Parant, au contraire, saisissant l'infinie variabilité des figures du monde, multiplie infiniment le réseau de ses propres connections.

l se dégage toujours, hélas, une puissante hostilité dans l'analyse descriptive d'un texte, une violence saugrenue qui consiste à appliquer les lois de la mécanique à un objet dont elle ne constitue pas les règles. Je dois préciser à quel point ce qui apparaît dans ce court essai n'être qu'un assommant régime de pompes, de courant alternatif, de va-et-vient d'une navette sur un métier à tisser, repose en vérité sur la mise en évidence de la fragilité d'un tel système, car c'est la fonction critique des textes de Parant que de mettre en péril l'hallucination ordinaire que constitue une grille de lecture du monde.
        Précisons aussi que la seule fonction impérative de la binarité, chez lui, est métrique : en effet, les phrases suivies ou les paragraphes repris à un accroc dans la couture, les jeux d'opposition radicale entre le jour et la nuit, les mains et les yeux, l'humanité et l'animalité, ne doivent rien à un dispositif fonctionnel d'inversion du sens, une vérité quelconque relayée par son contraire... si l'on se penche attentivement sur chaque texte, on verra combien, défiant toutes la logique des doubles négations, ces polarités relayées finissent par défier tout rationalisme pour préférer une répartition du souffle... une géométrie dans laquelle les miroirs, à force de se redoubler, s'engouffrent physiquement les uns dans les autres, font éclater l'idée mathématique d'un point d'origine. D'où vient la question, d'où part le verbe, et où nous conduit-il? c'est la seule interrogation valable, sans doute, en ceci qu'elle détient le véritable pouvoir de nous faire taire. La raison de ce paradoxe est à trouver dans l'idée même que la pratique littéraire (ou artistique) enseigne surtout celui qui s'y adonne... C'est pour Parant l'occasion unique, à chaque ligne supplémentaire, de toucher le monde par au moins un endroit; ainsi, comme chacun d'entre nous, il se le rend saisissable en écrivant.

ne question, qui se pose incongrument pour toute écriture, trouve dans la forme même du texte chez Parant une curieuse solution, un élément de réponse, hélas ou heureusement, exclusivement applicable à lui : où s'est trouvée, à un certain moment, la motivation à écrire? Passée l'impression d'un abus de psychologisme de l'origine, la réponse tombe assez rapidement pour n'importe quel autre narrateur : même si on sait rarement comment ça se poursuit et quelles formes ça peut prendre, on a plus ou moins en tête l'éventail des motivations. Mais s'il s'agit -le plus grossièrement- de nous convaincre, il est plus délicat de savoir de quoi exactement Parant voudrait, lui, nous convaincre... Ici la question est éliminée, en quelques sortes, par la plus inouïe des mobilités... Parant semble avancer comme on traverserait une étendue d'eau sans limites : avec seulement deux pierres, prenant celle qui était derrière soi pour la placer devant celle sur laquelle on se trouve. Le plus étonnant, et c'est encore un caractère d'exclusivité Parantienne, c'est qu'il passe ainsi au-dessus du vide sans angoisse.
        On finirait par vouloir le fliquer, plutôt, pour lui trouver un mobile.