DELEUZE - 28/05/73

a dernière fois, on a cherché, à des niveaux très insignifiants, comment pouvait se constituer des types de corps sans organes et ce qui pouvait se passer sur un corps sans organes, une fois dit que le corps sans organes c'est quelque chose qui est à faire. On a vu que ce qui se passait sur un corps sans organes, c'était toutes sortes de choses : des multiplicités, des flux, et des figures de contenu, des figures d'expression, et tout ça entrait dans des rapports qui formaient des agencements machiniques; or tout ça, c'était directement notre problème, à savoir : qu'est-ce qui produit des énoncés. Et dans les exemples insignifiants qu'on avait trouvés la dernière fois, les énoncés dont il était question, ça pouvait être, par exemple, des énoncés d'alcooliques, ou bien des énoncés de perversion, ou bien des énoncés schizo; et j'avais bien dit qu'à ce stade de recherche, il n'y avait aucune raison de faire de différence de nature entre un grand énoncé de type schizo, un énoncé militaire par exemple, un énoncé impérial, ou bien un énoncé alcoolique. C'était le problème des énoncés qui impliquait que les énoncés soient considérés dans le mécanisme de leur production, indépendamment de leur contenu et de l'importance de ce contenu.

Il y a eu une présupposition qui a été celle de toute cette année, à savoir : ce qui produit les énoncés, ce n'est jamais un sujet, ce sont les agents collectifs d'énonciation, ce sont des agencements machiniques, en appelant, encore une fois, non pas du tout des facteurs sociaux, mais en appelant agents collectifs ou agencements collectifs des multiplicités qui nous traversent, qui ne sont ni intérieures ni extérieures à nous, mais qui sont bien productrices des énoncés que nous formons.

Je voudrais commencer par une première remarque. Notre tentative ne se rattache ni au marxisme ni au freudo-marxisme. Quant au marxisme, je ne cherche même pas le détail, je dirais que, il y a trois grandes différences. La première différence, c'est que le marxisme pose les problèmes en termes de BESOIN; au contraire, notre problème se posait en termes de désirs. Il y a une très grande différence pratique : dès que les problèmes sont posés en termes de besoin, ce qui est invoqué, c'est finalement une instance supposée être juge, et de la nature de ces besoins, et de leur répartition, et de la mesure de leur satisfaction. Poser les problèmes en termes de besoins, c'est déjà faire appel, je crois, à ce qui se révélera être une organisation de parti. Au contraire, parler en termes de désirs, c'est dire que, non pas le sujet, parce qu'il n'y a peut-être pas de sujet du désir, mais que l'instance de désir est seule juge des désirs dont elle est porteuse, que ce soit un individu ou un groupe; et en ce sens tout le problème est déplacé : non pas qu'il n'y ait pas lieu de penser à une centralisation ou à une connexion entre appareils de désir, mais à coup sûr, la connexion où l'appareil de désir ne pourra pas se faire sous la forme d'un appareil de parti qui jouerait un rôle décisif.

Je crois que la position d'un problème en termes de besoins et en termes de désir est tout à fait différente. La seconde différence c'est que le marxisme soutient une certaine opposition entre l'infrastructure économique et l'idéologique, entre l'infrastructure comme instance de production et l'idéologie. Pour nous, à aucun moment le problème de l'idéologie ne s'est posé, parce que on a une idée simple : ce n'est pas tellement que l'idéologie soit en elle-même déformation de quelque chose ou transformation de quelque chose, pas du tout que l'idéologie soit par exemple une fausse conscience, mais que, à la lettre, il n'y a pas d'idéologie. Ça n'existe pas.

Il n'y a pas d'idéologie. Il n'y a que des organisations de pouvoir; et ce qu'on appelle idéologies, ce sont des énoncés d'organisations de pouvoir - par exemple, il n'y a pas d'idéologie chrétienne, il y a en revanche, et le christianisme est fondamentalement, dans toute son histoire, non pas une organisation de pouvoir d'un certain type, mais son histoire a été traversée par l'invention d'une multiplicité, d'une variété d'organisations de pouvoir, jusqu'à former la première, l'idée d'un pouvoir international; et ce qu'on appelle l'idéologie chrétienne, ou l'histoire de l'idéologie chrétienne, n'est que la succession des énoncés correspondant à l'organisation du pouvoir ecclésiastique.

De la même manière, je crois qu'il n'y a pas d'idéologie de l'enseignement, et mener une critique de l'idéologie de l'enseignement, c'est tomber dans un faux problème. L'enseignement doit se penser à partir d'un type d'organisation de pouvoir s'exerçant sur les enfants, et l'idéologie, là aussi, n'est que l'énoncé correspondant à l'organisation de pouvoir ********* Et peut-être que si le marxisme, sous sa forme traditionnelle, insiste tant sur une espèce de dualité entre infrastructure et idéologie, ça a été pour mieux cacher quelque chose qui s'organisait en lui, à savoir l'organisation de pouvoir autour d'un parti centralisateur, et tout le dualisme et toute la réflexion marxiste sur l'économie : idéologie a ce rôle de masque par rapport à l'organisation de pouvoir, déjà au moment de Marx et l'Internationale, puis avec Lénine, puis au moment de Staline, etc.

La troisième différence, c'est, je crois, que le marxisme opère son travail dans une espèce de mouvement qui est à la fois celui de la récapitulation, ou d'une espèce de recollection de la mémoire, ou d'une espèce de développement : développement des forces productives. Notre point de vue est complètement différent : nous concevons la production des énoncés, non pas du tout sous les espèces d'un développement, d'une récollection de la mémoire, mais au contraire, à partir d'une puissance qui est celle d'oublier, à partir d'une force qui est celle de l'expérimentation, et à partir de cette expérimentation en tant qu'elle opère dans le non-développement.

Je crois que ces trois différences pratiques qui font que notre problème n'a jamais été celui d'un retour à Marx, bien plus notre problème c'est beaucoup plus l'oubli, y compris l'oubli de Marx. Mais, dans l'oubli de petits fragments surnagent. Je dirai aussi pourquoi une telle tentative ne peut en aucun cas participer à une tendance quelconque qu'on pourrait qualifier de freudo-marxisme, et à cet égard, il me semble qu'il y a deux raisons essentielles pour lesquelles, pour mon compte, je me sentirai tout à fait étranger à toute tentative de freudo-marxisme ...

La première, c'est que les tentatives freudo-marxistes se font elles aussi à partir d'une espèce d'appel à la mémoire, et au retour, quel que soit la complexité de retour : il s'agit de revenir à Freud (école freudienne), il s'agit d'un retour à Marx (Althusser), même si ce Marx en sort singulièrement original, même si ce Freud en sort original, ça n'empêche pas que de telles tentatives qui commencent par un retour, me paraissent faciles à définir : il s'agit à ce moment là de sauver la machine.

Il semble évident que le retour à Freud, tel qu'il a été opéré à l'école freudienne, a permis de colmater les brèches dans l'appareil psychanalytique. Le retour épistémologique a joué pour sauver, d'une certaine manière, l'appareil bureaucratique de la psychanalyse.

Le retour à Marx, ça a été la même chose : sauver l'appareil bureaucratique de parti, donner à cet appareil la caution d'un retour à.

Notre tâche à nous ce serait de considérer ces appareils bureaucratiques, aussi bien psychanalytique que communiste, les considérer dans leur situation actuelle où, après un long moment de mésentente, ils refont alliance; mener le plus loin possible la critique de ces appareils tels qu'ils sont ce qui exclut tout retour à Marx, tout retour à Freud.

La seconde raison, c'est que toutes les tentatives freudo-marxistes consistent à chercher les réconciliations entre deux lignes d'économie : une économie bien connue sous le nom de politique, et une économie soit libidinale, soit désirante, soit pulsionnelle. Dès que l'on cherche une telle conciliation, la seul chose qu'on puisse attendre d'une telle tentative, c'est une espèce de symbolisation ou une espèce de parallélisme. Un parallélisme entre les deux économies ou bien un point sur lequel une de ces économies se brancherait sur l'autre, ou bien un point sur lequel une de ces économies se détacherait de l'autre, etc. En d'autres termes, toute tentative freudo-marxiste est marquée en fonction même de son point de départ, par un dualisme où on invoquera des thèmes parallélistes aussi faibles, aussi lamentables que les équivalents symboliques, que les parallélismes agent = merde, etc. Il me semble que tout ce qui vient du freudo-marxiste, tant du côté de Reich que de Marcuse, vérifie cette faiblesse.

Nous, au contraire, notre point de départ est très simple : il n'y a et il n'y a jamais eu que une seule économie et c'est la même économie qui est fondamentalement, dès le début, à la fois désirante ou libidinale et politique.

Nous considérons comme à peu près synonymes les trois termes suivants : position de désir, production d'inconscient, production d'énoncés. Ça implique évidemment tant vis à vis du marxisme que de la psychanalyse, un certain point de vue étranger à l'un et à l'autre. Quoi qu'on fasse, la psychanalyse considère toujours l'inconscient comme déjà produit, et comme quelque chose à réduire par une machine d'expérimentation; et une expérimentation pas seulement individuelle, mais une expérimentation qui, sûrement peut être collective, au sens où les révolutions sont des lâchés d'inconscient, sont des productions d'inconscient, et en ce sens, elles sont peut-être la clé du domaine de ce qu'on appelait précédemment l'expérimentation.

Tout système fait pour empêcher la production d'inconscient est du même coup un système fait pour empêcher la production de nouveaux énoncés, ou un système fait pour empêcher la position de désir dans un lieu et dans un temps comme elle se produit. La production d'énoncés doit appartenir fondamentalement, non plus à un clivage qui mettrait la production du côté d'une infrastructure économique, les énoncés du point de vue d'une science ou d'une idéologie, mais vraiment la production d'énoncés fait partie de la sphère même de l production. Qu'est-ce qui rend possible une position de désir ou qu'est-ce qui rend possible la production de nouveaux énoncés. Je dirais aussi bien, car c'est le même problème : comment faire pour empêcher qu'un énoncé essaime, comment faire pour empêcher qu'on ne puisse pas en finir avec un énoncé, ça revient au même que de dire : comment faire pour produire de nouveaux énoncés ? Comment faire pour qu'un énoncé ne cristallise, pour qu'un énoncé n'entre pas dans un système impérialiste qui est le système impérialiste du signe sous le signifiant. Tout ça c'est un bloc de problèmes. Cela revient également à dire : comment poser un désir dans un groupe ou dans un individu, comment produire de l'inconscient.

On a vu en quel sens le corps sans organes était objet d'une production et comment, à partir de lui, toutes sortes de choses se produisaient. L'idée que l'on avait et qui était sous-jacente, c'était que ce qui se produisait sur le corps sans organes, c'était l'agencement, un type d'agencement propre à poser le désir, à lâcher des charges d'inconscient, à produire un inconscient qui n'est jamais déjà là, ou à produire de nouveaux énoncés. Et après tout, une coupure historique, ça se définit par toutes sortes de choses, mais entre autres, par une production d'énoncés.

Est-ce qu'il y a des questions ou des remarques avant de continuer ?

Gobard : Je voudrais savoir si tu as envisagé le problème du passage de l'oral à l'écriture, et te demander si, en effet, la condition de l'impérialisme n'était pas liée à la transcription, à l'écriture même, car dans un monde oral, ce serait beaucoup plus difficile.

Gilles : Ouais, ouais, ouais. Oui. Oui. D'une certaine manière, j'ai envie de répondre oui et non. Le rôle de l'écriture dans un système impérial, on l'a vu l'année dernière; ce qui m'intéresse plus, c'est une idée qui apparaît dans Hemslev : il y a un point de vue où ça importe assez peu, c'est à dire où il y a une indifférence de la substance; il dit finalement que la substance soit phonique, qu'elle soit orale, qu'elle soit écrite, qu'elle soit autre, qu'elle soit codée sous forme par exemple de langage sémaphore, langage morse, ça importe assez peu. Il y a un point où tu as complètement raison, c'est dans l'histoire des formations sociales; et puis, il y a un point où finalement presque le même agencement machinique peut porter sur des substances complètement indifférentes. La différence interviendrait au niveau des flux qualifiés : il est évident que le flux oral et le flux d'écriture, ce n'est pas la même chose. Mais au niveau de l'agencement machinique qui, d'une certaine manière, - alors ça n'est évidemment pas le même niveau : si l'on suppose un agencement machinique à une époque donnée, qui porte sur des flux quelconques, ce sera le même, à des différences d'intensités, ce sera le même qui s'attaquera à la substance phonique orale, à la substance littérale, et à tout autre sorte de substance. On pourra revenir là-dessus.

L'idéologie, c'est à la lettre, le système des énoncés qui correspondent, pas du tout qui cachent, à telle organisation de pouvoir. L'idéologie, ça ne consiste absolument pas à tromper les gens, l'idéologie, c'est uniquement le système des énoncés qui découlent d'une organisation de pouvoir telle qu'elle est : par exemple, entre la réforme et le catholicisme, le problème, c'est des organisations de pouvoir et non seulement il faut tenir compte de la lutte réforme/catholicisme, mais il faut tenir compte du règlement de comptes à l'intérieur de la réforme entre les énoncés de type populaire et la liquidation de la gauche réformiste, la conciliation avec les princes des réformés, c'est à dire ce qui a produit un type d'organisation de pouvoir nouveau, et du côté du catholicisme, également, il faut tenir compte de tout le système des hérésies qui impliquent de toute évidence ces discussions sur la Trinité, mettent en jeu très directement et très profondément des problèmes d'organisation de pouvoir concernant l'église; et ça ne masque même pas : ça ne pouvait s'énoncer que comme ça.

L'idéologie, ça ne me paraît absolument pas du tout quelque chose de trompeur : les plus belles discussions au Moyen-Age dans la scolastique, dans la Trinité, ça dit très clairement et ça met en jeu très clairement ce que va être l'organisation de l'église, ce que va être le rôle du prêtre, ça ne cache rien.

Gobard : Je suis très content que tu dises que ça ne cache rien, parce que ça corrobore mes recherches, à savoir que ce qui est vrai, ce n'est pas le fond, mais c'est la surface; il faut se fier aux apparences.

Gilles : Un énoncé c'est ce qui se dit. A notre niveau, il n'y a jamais rien à interpréter.

Question : Sur le besoin.

Gilles : Tu me demandes de justifier théoriquement en quoi besoin et instance, juge des besoins, est liée, je pourrais le faire. Je crois que dans l'idée de besoin, il y a fondamentalement l'idée de manque de quelque chose, et que, dès qu'il y manque de quelque chose, il y a forcément un juge qui va évaluer, et le manque et le rapport de ce qui manque avec le manque lui-même, c'est à dire avec le besoin; dès lors il y a tout un système d'organisation de pouvoir, donc, le sujet du besoin va être dessaisi, et c'est pour ça que les systèmes socialistes ont le plus souvent parlé en termes de besoin et non pas en termes de désir. Le besoin c'est quelque chose dans lequel le manque est inscrit. Et si le désir est un processus, alors il est évident que seul le groupe porteur du désir, ou que seul l'individu porteur du désir est juge de son propre désir.

Que la société fasse la répression du désir, c'est toujours au nom de : les gens ont des besoins, et nous, nous nous chargeons de les satisfaire. La répression du désir n'est jamais faite au nom de : il y a des désirs, il faut en tenir compte, mais soyez raisonnables, elle se fait toujours au nom du besoin. Lorsqu'il se fait du désir une conception selon laquelle le désir serait manque de quelque chose, on a beau établir entre le besoin et le désir les plus sévères distinction de nature, ces distinctions de nature ne sont que des mots. On verra une certaine théorie de l'étayage où le désir commence parce qu'il est manque d'un manque, parce qu'il est manque au second degré par opposition au besoin. De toutes manières, ça aura déjà été rabattu sur le domaine du besoin, et à ce moment là, il y aura un juge du désir, ne serait-ce que le psychanalyste.

Aujourd'hui, on oublie tout ce qu'on a fait avant, mais tout ce qu'on a fait précédemment sur le corps sans organes va nous être essentiel. Simplement, bizarrement, va s'opérer un glissement parce que, dans les plans qui précédaient, nous n'avions aucune raison de mettre sur des plans différents, un énoncé pervers, un énoncé alcoolique, un énoncé schizo, un énoncé social, un énoncé politique; il fallait, au contraire, les traiter tous comme équivalents, c'est à dire se produisant tous sur des corps sans organes d'un type différent. A partir de maintenant, il va y avoir tout un système faisant intervenir les types différents de CSO, les types différents d'énoncés, et les rapports entre ces énoncés. Là, il va falloir établir tout un système différentiel.

Qu'est-ce que c'est que cette question de la production des énoncés. C'est un problème relativement récent : trois livres en France posent ou bien ne posent pas, tournent autour de cette question : comment des énoncés sont produits, ou ce qui revient au même plus concrètement : comment est-ce qu'on en finit avec de vieux énoncés, comment on produit de nouveaux énoncés. Les trois livres sont ceux de Baudrillard, de Faye et de Foucault. Pour Baudrillard, les exemples de production d'énoncés sont empruntés à l'esthétique et notamment à une esthétique très concrète qui met en jeu l'enchère, la vente aux enchères des tableaux. Dans le cas de Foucault, les grands exemples qu'il donne de production d'énoncés concernent avant tout la folie.

Au 19ème siècle, la production de nouveaux énoncés concernant la folie, telle qu'elle se fait au 19ème siècle, et d'autre part, les énoncés constitutifs de la clinique médicale au 19ème siècle aussi. Chez Faye, la matière même de sa réflexion sur la production de nouveaux énoncés, c'est le nazisme : en quel sens le nazisme fut-il producteur d'énoncés d'un sens nouveau. Il faut voir aussi le livre de Guattari et notamment le passage concernant la coupure léniniste qui demande explicitement comment rendre compte de la production de nouveaux énoncés au moment de la révolution bolchévique.

Il me semble que ces théories ont un arrière fond de commun qui consiste en plusieurs points : d'abord, elles se distinguent des études linguistiques dont on a été submergés. Pourquoi . Parce que les études linguistiques ont consisté avant tout à analyser le langage dans ses éléments formels de différentes teneurs, tandis que là, il s'agit de tout à fait autre chose : une espèce de découverte et d'insistance que la linguistique avait oublié concernant le pouvoir créateur de la langue, et là, on peut situer d'où ça vient. Ça renvoie évidemment à Chomsky. Voilà le premier aspect commun à toutes les études. Il y a un deuxième aspect, c'est que le problème de la production des énoncés, en fonction dès lors d'un pouvoir créateur de la langue, nous force à sortir d'une conception trop simple de la production, pour la raison que les énoncés font partie eux-mêmes du domaine de la production. Dès lors, ce qui est brisé c'est la dualité production/idéologie. Ça implique donc une transformation du concept de production, à savoir une transformation qui va dans le sens non marxiste traditionnel où la production est avant tout envisagée comme production matérielle. Donc, remaniement du concept de production et suppression de la dualité production/idéologie, au profit de quoi ? Là aussi, c'est un des points communs chez les trois auteurs, au profit du problème du pouvoir et de l'organisation de ce pouvoir, parce que précisément faire sauter la dualité ordinaire production/idéologie va sans doute introduire le problème de l'organisation de pouvoir, comme faisant déjà partie d'une structure indissolublement économico-politique.

Troisième point commun, c'est la tentative tantôt réussie, tantôt pas réussie, pour rompre précisément avec la catégorie linguistique du signifiant et du signifié. Quatrième point commun : c'est renouveler le problème de l'inconscient en le posant au niveau des énoncés. Ne plus référer l'inconscient à une machine d'interprétation. Peut-être que ce que je dis ne vaut pas également chez les trois auteurs, ça vaut éminemment pour Foucault.

Cela revient à une tentative pour découvrir la manière dont le désir investit les formes économiques elles-mêmes.

Voilà, il me semble, tous les points communs entre ces trois auteurs.

On va commencer par le livre de Baudrillard et voir en quel sens il s'inscrit, et en quel sens il ne s'inscrit pas dans la tentative. Je demande à ceux qui connaissent ce livre de dire leur avis.

La première thèse, dans "La critique de l'économie politique du signe" - j'ouvre une parenthèse : comme c'est vraiment là, aujourd'hui, de l'étude du texte, il paraît aller de soi comme ça va être très ennuyeux, que je serais pour que ceux, que ça n'intéresse pas, s'en aillent, ça ne les empêchera pas de comprendre quoi que ce soit ...

La première proposition de Baudrillard est une véritable élimination et subordination de la catégorie de production, et en tous cas, la catégorie de production comme production de ***********. Et là, c'est une véritable rupture avec le marxisme, et pourquoi est-ce que la catégorie de production matérielle est comme l'énoncé ? Là, les arguments de Baudrillard sont très clairs : parce que la production matérielle renvoie à la valeur d'usage, et que la valeur d'usage elle-même présuppose des notions complètement artificielles, comme celles de besoin et d'idéologie. En d'autres termes, il ne faut pas partir de la valeur d'usage; dès lors, il ne faut pas partir de la production matérielle, parce que la production matérielle est déjà tout entière quadrillée par un système d'une autre nature : ce n'est pas la valeur d'usage qui est première, et il y a dans Baudrillard toute une critique de la valeur d'usage qui est dès le commencement de son livre. Ce qui revient à dire, seconde proposition, que ce qui est premier, c'est l'échange, d'une certaine manière, ça revient à dire une chose que Marx avait dite aussi, à savoir, que la production dans le capitalisme, c'est la reproduction du capital, mais au début du "Capital", il y a bien le chemin valeur d'échange, valeur d'usage. Baudrillard propose une espèce de renversement de rapport : la valeur d'échange est première, l'échange est premier. Pourquoi ? Parce que la production même, comme production matérielle, présuppose une matière d'échange différentielle : "le grand tort c'est de faire de la différenciation une variable surajoutée, une variable donnée de situation, alors que c'est une variable relationnelle de structure. Comme l'a vu Verblen, - il est très disciple de Verblen -, toute la société se règle sur la production de matériels distinctifs", or, précisément selon lui, la production est production déjà différentielle, production de matériels distinctifs, et c'est dans la mesure où elle présuppose tout un système de l'échange; en d'autres termes, la valeur d'échange est première, c'est elle qui va quadriller la production, et dès lors, c'est elle qui va être première par rapport à la valeur d'usage.

A partir de là, ça se complique, car la troisième proposition de Baudrillard, c'est ceci : à partir de la valeur d'échange, se produit une transmutation. Donc, là, on est dans une situation simple; quelqu'un vous dit que la valeur d'échange est première par rapport à la valeur d'usage, ce qui peut vouloir dire aussi : les exigences de la consommation sont premières par rapport à la production, et en effet, au niveau des exigences de la consommation, il y a déjà maniement d'un matériel distinctif, d'un matériel différentiel. Bon. Ça implique une idée qu'il faut retenir pour plus tard, à savoir que la base, je ne dis pas la forme, la base du capitalisme c'est la valeur d'échange ... (fin de la bande).

... La troisième thèse de Baudrillard concerne, d'une certaine manière, une véritable transmutation de la valeur d'échange, et pour lui, comme pour nous, ça va être l'essentiel, à savoir la manière dont la valeur d'échange va se transformer en ce qu'il appelle valeur d'échange signe, ou ce qu'il appelle valeur-signe, ou ce qu'il appelle forme-signe. Ça va être ça le fond de son problème, et je me dis que ça va être le nôtre aussi, car comment la valeur d'échange - je ne sais pas si c'est bien posé, partir de la valeur d'échange, car encore une fois, comment la valeur d'échange se transmue-t-elle en valeur-signe, ou forme-signe, c'est une manière de dire : comment des énoncés sont-ils produits dans un système d'échange ? Comment se fait la production des énoncés ?

La réponse consiste à dire, si je comprends bien, qu'il y a une destruction de la valeur d'échange : dans le circuit de l'échange, il y a une destruction de la valeur d'échange, et la destruction de la valeur d'échange, elle se fait dans la dépense - je n'insiste pas, on sent poindre Bataille -, et c'est dans la dépense que l'objet acheté prend valeur de signe, et c'est là qu'il y a une production de signes. C'est donc dans l'acte de la dépense que la valeur d'échange devient valeur-signe, c'est là que se fait une production de signes qui n'est pas de la superstructure, et qui n'est pas de l'idéologie, qui appartient vraiment au système économique.

Que ça appartienne vraiment au système économique, ça fait bien partie de notre souci, sinon on n'aurait pas parlé de Baudrillard, à savoir introduire les énoncés et introduire le désir dans l'infrastructure économique. Quelle différence avec la valeur d'échange ?

C'est que, à ce moment là, le matériel différentiel qui était déjà compris dans la valeur d'échange cesse d'être une pure matière et devient forme. Forme-signe, et c'est là, dans cette transformation de la valeur d'échange, qui, elle-même était porteuse de plus-value matérielle, dans la transformation de la valeur d'échange en valeur-signe, que apparaît une plus-value spécifique de domination. Et c'est là que se fait l'organisation du pouvoir, ce sont les pages 130 et suivantes. Page 259, on trouve la formule : "la valeur d'échange s'accomplit - s'accomplit au moment même où elle s'anéantit comme valeur d'échange - s'accomplit dans la valeur-signe." Encore une fois, cette production de valeur-signe s'accomplit elle-même dans la dépense.

D'où l'idée qu'une véritable psychanalyse, i.e. une véritable économie désirante doit se faire au niveau de la consommation et de la dépense. Quatrième thèse : avec l'apparition de la valeur-signe ou de la forme-signe, surgit - là ça me paraît bizarre -, le couple signifiant-signifié, parce que le signe c'est l'ensemble des deux. Et se produit une assignation termes à termes, signifiant-signifié, dont il donne au moins un exemple dans le cas de l'oeuvre d'art, le signifiant étant la forme, le signifié étant la fonction, et l'ensemble des deux constituant le signe ou la valeur-signe. Or, ce signifiant-signifié constitutif, ou éléments mêmes du signe, sont comme traversés par quelque chose de fameux, à savoir la barre. La barre c'est très important : c'est elle qui assigne un système de relations entre le signifiant et le signifié; c'est la barre qui sépare le signifiant et le signifié. Si je comprends bien, le signe c'est donc cette barre elle-même qui répartit signifiant et signifié termes à termes, et il consacre une longue note à Lacan en disant : oui, Lacan ne fait pas signifiant-signifié termes à termes, mais ça revient au même, il y a un domaine du signifiant, un domaine du signifié, et il y a la barre.

Et, dernière proposition : cette barre du signifiant et du signifié, cette barre constitutive du signe et de la forme-signe, et, bien loin de révéler quelque chose, elle cache et occulte. Qu'est-ce qu'elle cache et occulte, on ne sait pas encore. Ce qui est important à ce niveau, c'est que c'est là que je vois aussi, remplie ou non remplie, peu importe, une partie du programme de la théorie de la production des énoncés, à savoir tenter de situer le problème de l'inconscient et renouveler le problème de l'inconscient en fonction de cette question de la production des énoncés.

Alors, enfin, dernière thèse : qu'est-ce qu'elle cache, cette barre du signifiant et du signifié, constitutive du signe ? On apprend qu'elle cache la castration. Selon lui, tout le capitalisme moderne est une manière d'occulter une vérité sublime qui est celle de la castration. Ça cache la castration parce que ... Je présente ça très mal, c'est parce que, comme vous le sentez, je n'y comprends rien ... ça occulte la castration parce que, dit-il en toutes lettres dans l'article sur le corps : la castration est seulement signifiée, et ça, c'est pas bon. Quand la castration est seulement signifiée, elle est occultée parce que elle est seulement signifiée, ça va pas bien. Pourquoi ? La castration est à la fois signifiée et occultée en tant que signifiée. Ça va pas bien parce qu'il semble, d'après l'article, qu'elle est méconnue, en quel sens ? Parce que ce qui est méconnu alors, c'est l'essence du désir, et l'essence du désir, c'est sa propre *********, à savoir, c'est le manque. (voir page 259) ma référence est fausse.

Richard : Je crois avoir ta référence.

Gilles :

Richard : "Le manque c'est toujours ce par quoi on manque aux autres et par quoi les autres vous manquent", page 263.

Gilles : En voilà une pensée. J'ai la page 68-69 : "Le discours totalement latent du manque symbolique du sujet à lui-même et à l'autre dans l'objet - oui oui oui oui oui - le désir est désir de quelque chose de perdu, il est manque, absence sur laquelle viennent s'inscrire les objets qui la signifient; que peut bien vouloir dire prendre les objets pour ce qu'ils sont ..."

Alors, cette méconnaissance de la castration parce que la castration est seulement signifiée, ça répond à quelle étape ? Il dit : vous comprenez, c'est bien forcé, et il prend des exemples : le strip-tease : il parle de la barre des bas sur la cuisse, qui renvoie à la barre signifiant-signifié. La castration n'est que signifiée, si je comprends bien. "Et la barre peut être n'importe quoi : les vêtements qui tombent signalant l'émergence du corps comme phallus. Tout cela est déni de castration. L'idéal c'est l'idée d'un corps nu, plein", où donc, la castration est occultée. Ça nous intéresse parce que ça fait jouer au corps sans organes un rôle très déterminé. Le corps sans organes c'est précisément un corps qui opère le déni de la castration. "La différence des sexes est ignorée. Plus nue que le nu, la femme peinte en or ..." et il dit, je ne me souviens plus très bien, mais l'esprit y est : corps plein, non poreux, sans exsudation ni expression, sans grain ni aspérité, vitrifié.

La différence avec Lacan, c'est que la barre signifiant-signifié, loin d'indiquer la castration, est, au contraire, le signe qu'elle est occultée, la marque d'une occultation, la marque d'une méconnaissance de la castration.

Dernière thèse de Baudrillard : dès lors, puisque vous voyez que ce n'est pas bien cette méconnaissance de la castration, vous voyez que, au fond, il y a toute la thèse qui revient de la castration comme appartenant fondamentalement à l'essence du désir, la dernière thèse apparaît comme : quelle est le véritable ordre du désir, y compris dans une économie, ordre du désir qui investirait l'économie en fonction d'une castration non méconnue, en fonction d'une castration reconnue. Sa réponse est celle-ci : ça doit être autre chose que la valeur-signe.

On a joué pour le moment sur valeur d'échange, valeur-signe, et la valeur d'échange devenait valeur-signe dans une espèce de transmutation; la valeur-signe nous a donné la barre signifiant-signifié; c'est à dire la castration occultée. Comment se tirer d'une situation aussi catastrophique où le désir méconnaît la castration, c'est à dire méconnaît son propre être ? Baudrillard dit qu'il y a eu un temps où cela allait mieux. Le temps où cela allait mieux, il faut le définir par un troisième terme, c'est la valeur symbolique. La valeur symbolique est au-delà du signifiant et du signifié. Elle implique une espèce de non apparition; elle s'oppose donc à la valeur-signe. Elle se distingue de la valeur-signe et tout le livre de Baudrillard va jouer sur les trois termes valeur d'échange, valeur-signe et valeur symbolique, et la valeur symbolique est au-delà ou en deçà du signifiant et du signifié, pourquoi ? Parce qu'elle est vécue sous le règne de l'ambivalence.

C'est par l'ambivalence qu'on se débarrasse du signifiant et du signifié, parce que, chez lui, si je comprends bien, l'ambivalence ce n'est pas simplement l'ambivalence des sentiments au sens amour/haine, c'est l'ambivalence des signifiants et des signifiés eux-mêmes. On ne sait plus ce qui est signifiant et ce qui est signifié, et c'est dans cette ambivalence que la valeur-signe est dépassée vers la valeur symbolique, et on a vu que la valeur-signe est renvoyée à la consommation et à l'oubli et au déni de la castration, tandis que la valeur truc, la valeur symbolique renvoie à la reconnaissance de la castration et non plus à la consommation, mais à la consummation. On se retrouve en plein dans l'économie du don/contre-don. Voilà.

Je reprends rapidement ces propositions :

La valeur d'usage n'est pas première, c'est la valeur d'échange qui est première. La valeur d'échange produit un matériel distinctif ou différentiel. Elle doit se transmuer en valeur-signe qui, elle, élève à la forme le matériel différentiel ou distinctif. La valeur-signe opère dans la dépense et dans la consommation. Le signe est constitué par la barre du signifiant et du signifié et il occulte la vérité du désir qu'est la castration, au profit d'un corps plein qui est le corps de la femme peinte en or. Enfin, au-delà de tout ça, il y a quelque chose qui est la valeur symbolique faite de don et de contre-don, d'ambivalence, de reconnaissance de la castration et qui implique la dissolution même du signifiant et du signifié.

Je voudrais que ceux qui connaissent un peu Baudrillard, disent si mon résumé est exact. Qui est-ce qui a bien lu Baudrillard ?

Richard : Il y a un truc qui me paraît bizarre dans la démarche de Baudrillard, et c'est la seule chose que je n'arrive pas à m'expliquer par rapport à sa méthodologie elle-même : il part d'un truc très marxiste, très traditionnel, qui est le problème de la différence et de l'indifférence, le rapport du producteur aux objets qu'il produit, et à ses moyens de production, et la thèse classique de Marx est qu'avec le capitalisme, on a à faire à une formation sociale qui fonctionne avec des producteurs séparés des moyens de production, dans un rapport d'indifférence aux objets qu'ils produisent, chose absolument différente de toutes les autres formations sociales, et l'exemple qu'il donne est celui de l'artisan qui fabrique lui-même son objet, c'est à dire un rapport non médiatisé avec l'objet. Et, de cette indifférence, ce que Baudrillard va chercher avec les termes freudiens de différence de sexes et de déni de cette différence, il va dire que, avec le capitalisme, comme il y a indifférence aux objets produits, aux objets vendus, que finalement le seul universel, c'est l'universel abstrait de la valeur, il va dire que l'indifférence vis à vis des objets est recouverte par une indifférence, un déni de ce clivage entre les sexes. Et ça, je crois que ça se tient, enfin, on voit comment ça fonctionne le recouvrement du champ freudien sur un champ marxiste...

Gilles : Si tu veux dire que c'est typiquement du freudo-marxisme, je suis entièrement d'accord.

Richard : Et cette démarche va donner une réconciliation dans l'échange symbolique comme résultante. Je ne comprends absolument pas comment il amène cet échange symbolique.

Gilles : Oui, oui, oui, oui, oui. En somme, tu comprends encore moins que moi. Je cherchais quelqu'un qui comprenait mieux ...

Puisque vous ne voulez pas parler, je vais vous dire ce qui me paraît bizarre. A la question : qu'est-ce qui produit les énoncés ? Qu'est-ce qui produit les énoncés dans une formation capitaliste ou dans une autre, puisque, après tout, quel est le choix qui nous est laissé ? De toutes manières, le désir est manque, manque de soi-même, perte de soi-même, il est castration; c'est bien par la castration que l'on accède au désir. Ce qui produit les énoncés en régime capitaliste, c'est ce qui occulte la castration, à savoir la barre. Mais je ne comprends pas pourquoi la barre occulte la castration, donc on suppose ... j'ai l'impression qu'une strip-teaseuse rigolerait en entendant ça, et alors, par opposition, les danses primitives exhiberaient la castration ... Ça laisse songeur ces trucs là.

Gobard : C'est qu'il doit utiliser la castration avec deux significations différentes; la première, la vieille idée infantile et freudienne que la femme est un homme privé de sexe, et la deuxième où la castration est la terminologie utilisée pour parler de la différence des sexes.

Gilles : Oui; il dit même que la castration symbolique est au-delà de la différence des sexes.

De toutes manières, ce qui est producteur d'énoncés, c'est la castration. Alors ça nous intéresse et ça ne nous intéresse pas. Ça nous intéresse puisque la castration étant, selon Baudrillard, au coeur même du désir, c'est bien une manière de lier le problème de la production des énoncés au problème de la position de désir, et la formule : "ce qui produit les énoncés c'est la castration", alors en effet, une danseuse de strip-tease tient un système d'énoncés non verbaux qui tient à un code, le code du strip-tease, une danse africaine c'est un autre code; il y a des énoncés non verbaux. La castration serait donc productrice de tous les énoncés, sur deux modes possibles : soit une castration occultée, soit comme une castration exhibée, ce qui revient à dire que ce qui produit les énoncés, de toutes manières, c'est le clivage du sujet. Ou bien le sujet peut être clivé par la barre du signifiant et du signifié, soit il peut être clivé autrement - pour quoi il doit être clivé, je ne sais pas -, je retiens dans l'article sur le corps à propos de la valeur symbolique ; quelle est la différence entre ce qui exhibe et ce qui cache la castration, demande Baudrillard ?

La différence c'est que, dans le cas de ce qui exhibe la castration, on voit la différence radicale - je cite exactement -, qui traverse le sujet dans son irréductible ambivalence.

Alors, c'est bizarre, parce que l'ambivalence c'était ce qui sortait de la castration, mais il se trouve que le régime de l'ambivalence, c'est sûrement une autre différence irréductible. De toutes manières, c'est un clivage du sujet qui produit l'énoncé.

C'est de nouveau la vieille thèse que nous avions vue il y a longtemps, à savoir : la production des énoncés par un sujet entraîne par l'effet de l'énoncé même, le clivage du sujet en sujet de l'énonciation et sujet de l'énoncé.

Si, à la question : qu'est-ce qui produit les énoncés, on nous répond que c'est le clivage du sujet, nos analyses précédentes tendaient vers un résultat contraire, à savoir que le clivage du sujet était un effet très précis obtenu pour empêcher toute production d'énoncés. Il est facile de montrer que, dès qu'un sujet est clivé en sujet de l'énoncé, et sujet de l'énonciation, loin que ça engendre le moindre énoncé, c'est la condition sous laquelle aucun énoncé ne peut être produit. C'est la même condition, et ce n'est pas par hasard, que la machine psychanalytique, quand je demandais pourquoi, et comment est-ce que la machine psychanalytique fait pour empêcher toute production d'énoncés au moment même où elle fait semblant de dire au pauvre patient : vas y, tu peux les produire tes énoncés. Il suffisait de la machine d'interprétation. Toute psychanalyse en ceci : dans tes rapports avec tes amis, avec ton travail, avec tes enfants, etc. tu es sujet de l'énoncé; dans tes rapports avec moi, psychanalyste, et par rapport à moi, psychanalyste, tu est sujet d'énonciation. D'où le coup de Lacan formidable, d'avoir appelé l'analysé : analysant. Ça consiste à dire au bonhomme : viens t'asseoir sur le divan, tu seras producteur d'énoncés, tu seras sujet de l'énonciation. Avant, les psychanalystes étaient bien plus modestes parce qu'ils disaient quelque chose comme: si tu es sur le divan, et si tu parles, tu seras, par l'intermédiaire de mon interprétation, tu accéderas au statut de sujet de l'énonciation. C'est pour ça qu'avec le changement lacanien, le psychanalyste a de moins en moins besoin de parler, il fait de plus en plus silence. Le clivage est toujours assuré de la même manière : dans toute votre vie réelle, vous serez sujet de l'énoncé, vous accédez au sujet de l'énonciation par rapport à l'analyste qui interprète ce que vous faites dans votre vie réelle, si bien que sujet de l'énonciation, vous ne l'êtes que dans le cabinet de l'analyste.

Or, c'est précisément cette machine là qui supprime toutes les conditions de l'énonciation; si bien que si la thèse de Baudrillard consiste à nous dire : ce qui produit les énoncés c'est un sujet clivé, que ce soit clivé suivant le système de la valeur-signe, ou bien clivé dans le système de la valeur symbolique, ça revient strictement au même : il confond la production des énoncés avec son contraire même, à savoir ce qui empêche et ce qui supprime toutes les conditions de production des énoncés. Voilà le premier point.

Le second point c'est que c'est très bien de mettre en question la valeur d'usage; il a sûrement raison. Mais mettre en question la valeur d'usage pour s'appuyer sur la valeur d'échange, ça ne me paraît pas suffisant parce que, tant qu'on y est ... si on garde la valeur d'échange, on réintroduit la valeur d'usage. Baudrillard est devenu un problème intéressant, mais qui me semble perdu d'avance : comment engendrer la valeur-signe, c'est à dire la forme signe comme il le dit souvent lui-même, c'est à dire comment produire les énoncés, comment engendrer ça à partir de la valeur d'échange ? Or, il me semble que sa réponse invoque soit un miracle, soit un parallélisme. Le miracle, ce serait l'acte de la dépense qui transformerait dans l'échange, la valeur d'échange en valeur-signe. Dans ce cas, je ne vois pas d'analyse très précise sauf bizarrement, le cas de la vente aux enchères des tableaux - et c'est quand même bizarre de concevoir le système capitaliste sur le mode de la vente aux enchères des tableaux -, à cause de son élimination de la catégorie de production, la subordination de la production à la consommation, ce qu'il retient comme modèle de l'objet capitaliste, ce n'est pas la machine, c'est le gadget; c'était déjà visible dans son premier livre "Le système des objets", ce qu'il avait dans la tête, c'était une psychanalyse de l'objet, et il faut donc qu'il conçoive les machines comme de supers-gadgets au lieu de concevoir les gadgets comme des résidus de machines ou comme des machines miniaturisées. Le modèle du gadget ... il est bien forcé de prendre un tel modèle, c'est à dire d'ignorer tout de la puissance machinique et du désir, et du capitalisme, il est bien forcé d'occulter complètement la puissance de la machine et la nature de la machine pour engendrer, à partir de la valeur d'échange, pour engendrer crapuleusement à partir de la valeur d'échange, la valeur-signe, ou la forme signe, par une opération simple de la dépense.

Quand on a supprimé la valeur d'usage, tout en conservant la valeur d'échange, on ne se donne aucune condition pour rendre compte d'une transmutation quelconque, sauf dans un cas : le système parallélisme. Autant dans le livre sur la critique de l'éco.po. du signe, il me semble qu'il s'agit d'une opération qui reste complètement miraculeuse, cette transformation de la valeur d'échange en valeur-signe, autant dans l'article sur le corps apparaît nettement un point de vue paralléliste entre argent et phallus.

Ce parallélisme argent-phallus qui va assurer le passage de la valeur d'échange qui se fait avec de l'argent matériel, à la valeur-signe qui se fait avec du phallus formel, passage de la matière argent, de l'échange matériel au signe formel phallique - c'est ça qui lui permet, au nom simplement d'une métaphore ou d'un parallélisme, et il s'en tire d'une manière très gracieuse en disant : c'est pas gênant d'établir une métaphore entre l'argent et le phallus parce que le phallus est lui-même une métaphore ...

On retombe dans un système paralléliste; il s'agissait de savoir comment le désir investit l'économie et on retombe sur un simple parallélisme entre deux économies, à savoir la transformation valeur d'échange - valeur-signe, ne peut se faire qu'à travers un parallélisme entre l'argent saisi comme matérialité distinctive et le phallus saisi comme formalité différentielle, c'est là que se joue un système de parallélisme entre les deux, et dès lors, il ne tient plus du tout sa promesse implicite, à savoir : montrer comment le désir investit l'économie; il fait une jonction par symbolisation, par métaphore ou par parallélisme entre deux économies, une économie politique et une économie de désir.

Enfin, troisième point, parce qu'il est temps qu'on se repose : pourquoi est-ce que la valeur d'échange, ce n'est pas plus sérieux que la valeur d'usage, pourquoi est-ce que ça ne marche pas ?

Il me semble que c'est pour la raison suivante : premier point : d'abord, il me semble que échange, dans le marxisme, c'est une notion extraordinairement ambiguë et confuse parce que le terme échange traîne avec soi, comme concept, le thème d'une certaine égalité entre choses échangées ou choses échangeables. Marx le dit très bien, en droit; et, en fait, le problème de l'échange, c'est que ce qui est échangé, ce ne sont pas des choses égales : à savoir il y a économiquement un caractère fondamentalement inégal de l'échange économique. Sur les conditions de l'inégalité de l'échange, je vous cite deux textes importants et actuels : "L'échange inégal" chez Maspéro et le livre de Samir Amin aux Éditions de Minuit, où il reprend et il corrige la théorie sur l'échange inégal, et le livre de Samir Amin est tout à fait bon. Il reprend la théorie de l'échange inégal, mais il la reprend pas du tout comme appartenant fondamentalement à l'échange, mais il la reprend au niveau du Tiers Monde, c'est à dire dans quelles conditions, à la périphérie du capitalisme, dans quelles conditions et pourquoi l'échange Tiers-Monde - pays développés est fondamentalement un échange inégal.

Cette notion d'échange charrie en droit un principe d'égalité et meut en fait une inégalité essentielle; et tout le problème marxiste de la plus-value vient de là : comment rendre compte de l'inégalité de l'échange, et la réponse de Marx, c'est précisément une réponse arithmétique, et vous comprenez pourquoi ça ne peut être qu'une réponse arithmétique qui rende compte de l'inégalisme et de l'échange quand on a posé le problème qu'en termes d'échange.

Quand on a posé le problème en termes d'échange, il ne peut y avoir de réponse à la question : pourquoi l'inégalité de l'échange, il ne peut y avoir de réponse que arithmétique, que précisément parce que l'échange drainait en droit cette espèce de postulat de l'égalité et qu'il s'agit de rendre compte à partir d'une égalité présupposée en droit, une inégalité affirmée en fait; dès lors, ça ne peut se faire que sous forme d'un plus et d'un moins, et un aspect de la théorie marxiste de la plus-value, c'est précisément expliquer comment l'inégalité de l'échange se situe au niveau de la vente et de l'achat de la force de travail, c'est à dire comment là, se fait une plus-value liée au salariat ou à l'achat de la force de travail, plus-value traductible en termes de plus et de moins, qui va rendre compte de l'inégalité de l'échange.

Or, qu'est-ce qui ne va pas là-dedans ? Encore une fois, c'est que, d'une certaine manière, ça ne peut pas tenir les promesses données. La promesse donnée, c'était montrer comment, dans une formation sociale, la production sociale était codée par quelque chose plus profond, c'est à dire comment finalement la production n'était pas première; or, pour montrer comment la production n'est pas première au niveau de l'économie, on se trouve ****************

Une espèce de circuit d'échange serait d'abord abstrait, et il y a l'endroit, et par rapport auquel il faudrait engendrer l'immédiateté de fait, ce qui ne pourrait se faire, encore une fois, que par un processus arithmétique. Lorsque Marx parle de l'échange, il en parle bien comme une forme abstraite, il n'y a aucune société qui fonctionne comme ça. Aussi, je disais l'année dernière qu'il fallait y substituer un tout autre mécanisme.

Ce qui traverse une société, ce n'est pas un circuit d'échange; c'est un circuit complètement différent qui ne nous renvoie pas à l'arithmétique, mais qui nous renvoie à un appareil différentiel. Et, c'est très curieux que Baudrillard même, éprouve le besoin d'invoquer une matière différentielle, une matière distinctive et une forme différentielle, mais à partir d'une structure échangiste qui, il me semble, ne la supporte pas. Ce qui définit, au contraire, un champ social, là qu'il soit capitaliste ou autre, ce n'est pas du tout des quantités inégales ou égales qui entreraient dans un rapport d'échange, ce sont des quantités de puissances différentes, des quantités de puissances au sens mathématique du mot puissance, ce sont des potentialités différentes. la question ce n'est pas quantités égales ou quantités inégales, parce que ça, c'est le problème de l'échange, mais jamais ça a fonctionné sur ce truc là.

Ce qui fonctionne dans une formation économique, c'est les puissances différentes des quantités, c'est à dire des flux qui traversent un champ social; ce ne sont pas des quantités de même puissance, et dès lors, l'appareil pseudo-mathématique qui peut rendre compte de ça, ce n'est évidemment pas l'arithmétique, c'est forcément le calcul différentiel puisque le calcul différentiel, je vous le rappelle, est fait pour traiter des quantités qui ne sont pas de même puissance. Le rapport différentiel c'est précisément un rapport qui permet de confronter et de comparer des quantités qui ne sont pas de même puissance. Le calcul différentiel serait dénué de sens si vous songiez à l'appliquer à des quantités de puissance égale. Donc, il ne me semble pas du tout qu'il faille partir d'un circuit d'échange où l'on jouerait d'une égalité présupposée et d'une inégalité à engendrer, ce qui est à peu près le rapport valeur d'échange - forme-signe dans la fausse genèse qu'en propose Baudrillard, il faut partir de ce qui est donné immédiatement dans un champ politique économique, à savoir des quantités qui sont différentes.

L'argent, dans le système capitaliste, l'année dernière, nous avait paru un système de ces quantités de puissances différentes. Lorsque l'argent intervenait comme structure de financement, quantité que j'appellerais de puissance X, et l'argent pris comme moyen de paiement, mettons l'argent pris comme quantité de puissance I. Ce n'est pas le même argent qui est doué d'un pouvoir d'achat et qui constitue le capital d'une société. ce n'est pas le même argent qui est monnaie et qui est capital. Tous les économistes le savent puisque la question de l'économie, depuis la crise est : comment fabriquer du capital avec un peu de monnaie, ou même, à la limite, sans monnaie *** le problème du nazisme - voir le livre de Faye -, le problème économique du docteur Schacht, ça a été : comment est-il possible de faire du capital sans monnaie. Or l'argent pouvoir d'achat dont vous disposez, qui est un moyen d'échange -, s'il est vrai que la valeur d'échange est seconde par rapport à la valeur d'échange, la valeur d'échange elle-même est seconde par rapport à autre chose, à savoir les rapports différentiels entre quantités de puissances différentes, entre quantités de puissances irréductibles.

Ces deux formes irréductibles de l'argent, je disais l'année dernière qu'elles ont une homogénéité fictive qui est garantie par le système des banques, qui est garantie par la banque centrale; et ce qu'on verra dans le cas du nazisme, comment, au moment où ils voulaient désindéxé le capital de l'or, précisément ils ont dû faire tout un système d'escompte et de re-escompte, d'opérations d'escompte et d'escomptages multiples pour précisément assurer ce jeu de quantités de puissances absolument différentes, la monnaie structure de financement et la monnaie moyen de paiement - et voilà ce que je veux dire : la monnaie moyen de paiement, c'est donc la monnaie valeur d'échange et par laquelle passe l'échange, la monnaie structure de financement, ce n'est absolument pas ça; la monnaie structure de financement, est, depuis Keynes, objet de création et de destruction. Elle est création et destruction. Et même, lorsque, par exemple, vous avez une masse monétaire qui demeure constante, par exemple de 1000 sur deux ans, ça ne veut pas dire que tout, comme le disait les économistes classiques, que la masse monétaire est restée constante, ça veut dire qu'il y a eu des créations de monnaies et des destructions de monnaies qui s'équivalaient, ce qui est tout à fait différent; mais la monnaie structure de financement, elle ne cesse d'être parcourue par des mouvements de création et de destruction. La monnaie moyen de paiement, elle est déterminée par son statut de moyen d'échange.

Là, je tiens, et c'est pour ça que j'avance dans mon analyse, l'air de rien, là on tient toujours notre truc de deux flux. Je disais qu'il fait bien deux flux lorsque quelque chose coule. L'autre jour, pour l'alcoolique, c'était son flux de masturbation et son flux d'écriture. Là, au niveau du corps du capital, il y a bien deux flux; c'est deux flux, dans un rapport quelconque, c'est le flux de la monnaie structure de financement et le flux de la monnaie valeur d'échange ou moyen de paiement. Ça m'intéresse beaucoup ce truc là, parce que, si vous vous rappelez l'analyse de la crise d'ivresse de la dernière fois, - là, je m'en fous que ce soit de l'argent ou que ce soit de la pourrissure ou que ce soit du sperme; mais si je m'en fous, que ce soit l'un ou l'autre, ce n'est pas du tout au niveau d'un système métaphorique d'équivalences à la con du genre psychanalyse, c'est au niveau de ceci : de toutes manières, c'est la machine abstraite qui joue dans les deux cas, indépendemment de la qualité des flux. De toutes manières, vous aurez un minimum de deux flux qui coulent sur un corps sans organes; vous avez un système d'équivalences complètement fictives assurées par le jeu des banques, le jeu de l'escompte et du re-escompte; ce qui importe, c'est que deux flux étant donnés, l'un est forcément plus déterritorialisé que l'autre; et là, c'est évident que dans ce cas de mes deux flux d'argent, la monnaie moyen de paiement, moyen d'échange, pouvoir d'achat, c'est la même chose : vous recevez à la fin du mois un salaire, ce salaire correspond à un pouvoir d'achat, à un moyen d'échange ... (fin de la bande) ... il ne pourra être compris que dans son rapport avec un flux d'une puissance radicalement autre et qui elle, n'est pas une puissance de pouvoir d'achat, n'est pas une puissance d'échange, mais est une puissance qui nous dépasse puisque les instruments mêmes de la machine capitaliste, puisque le capitalisme lui-même, à savoir une puissance d'une tout autre nature de création - destruction, structure de financement.

Donc, que l'échange soit par nature inégal, il n'y a pas à l'expliquer dans le circuit de l'échange, il n'y a qu'à voir que le flux de l'échange qui présuppose la monnaie pouvoir d'achat, découle d'un rapport différentiel avec un flux d'une tout autre puissance, dont il reçoit, par nature, un caractère fondamentalement inégal.

Dans ce cas, il y a toujours un des deux flux qui joue le rôle déterritorialisé-déterritorialisant, cela revient au même, et qui, du coup, est comme la dominante ou l'enveloppante de l'autre. Dans ce cas, il n'y a pas besoin de continuer, comme dit Gobard, ça va de soi.

Qu'est-ce que ça veut dire salaire-pouvoir d'achat ? C'est précisément échange. C'est dans le capitalisme, le moyen par lequel on reterritorialise le salaire, le salaire fixe, les revendications pour l'augmentation de salaires ... Vous voyez, tous les processus de reterritorialisation dans le système capitaliste, à savoir avec ton salaire, tu vas t'acheter ta petite maison, tu vas t'acheter ton frigidaire. Je ne fais pas d'ironie là, je définis les processus de territorialité et de reterritorialisation que nous connaissons bien. Et la revendication de salaire, c'est la reterritorialisation dans le cadre du syndicat, il y a tout un enchaînement de territorialités : la famille, le pouvoir d'achat, le parti, le syndicat, qui jouent sur ce flux d'argent à la puissance I, à savoir ce qui rentre et ce qui sort du porte-monnaie d'un travailleur ou d'un pas travailleur, ce qui est défini comme richesse ou comme pauvreté, et qui est donc un flux d'une certaine nature, et c'est lui qui assume l'échange et qui comprend déjà l'inégalité. L'autre, le flux structure de financement, objet de création et de destruction qui est le capital par opposition, si vous voulez, à la monnaie pouvoir d'achat, parce que enfin, un capital ce n'est pas réalisable. Ça n'est réalisable que dans un cas, celui de la faillite, quand il cesse d'être du capital. Une entreprise ne réalise pas son capital. Je ne dis pas que le capital épuise la structure de financement, je dis que le capital fait partie de l'argent structure de financement, il y a d'autres choses qui en font partie : par exemple les subventions de l'État, par exemple les investissements, mais ces choses ne sont jamais réalisables ici et maintenant, et c'est à leur niveau que se font les créations-destructions de monnaies, qui font intervenir, par des mécanismes concrets, les banques, les émissions de monnaie.

Si bien qu'une masse monétaire peut rester constante, ça n'empêche pas qu'elle a été constamment et plusieurs fois renouvelée, plusieurs fois créée et plusieurs fois détruite. Or, il est évident que ça, c'est de l'argent déterritorialisé parce qu'il repose fondamentalement sur un jeu d'écritures multiples, sur un jeu d'escompte et de re-escompte, et que même, il est tellement déterritorialisé qu'il peut intervenir plusieurs fois. Il faudrait faire venir un spécialiste pour nous expliquer le rapport entre l'économie actuelle, l'économie américaine, et l'économie nazie, parce qu'il y a au moins quelque chose de commun: c'est que dans un temps déterminé, la même somme sert plusieurs fois; c'est comme ça qu'on peut faire du capital avec très peu de monnaie. La même somme sert plusieurs fois par le jeu des escomptes et des re-escomptes sur une période de temps où la même somme intervient à plusieurs niveaux. Or, dans le mécanisme de l'économie actuelle, dans une chose aussi mystérieuse que les euro-dollars, c'est très net aussi : c'est précisément un système où une même somme va intervenir à travers un jeu d'écritures plusieurs fois, et va faire de l'auto-accumulation. Là, vous avez l'exemple de une forme d'argent, à la limite déterritorialisée - ça s'appelle euro-dollars, ce qui implique quand même qu'il y a, au sein même du mouvement de déterritorialisation, comme des points d'ancrage territoriaux, comme des points de reterritorialisation qui vont préparer d'autres flux : le flux territorial de la monnaie pouvoir d'achat. Or, je dis que c'est ça le flux déterritorialisé, création-destruction, de puissance X et l'autre flux, le flux territorial de pouvoir d'achat, c'est ça qui fait tout le système économique de base, et pas du tout l'échange.

Intervention : inaudible.

Gilles : Qu'est-ce que vous faites avec des sous ? Vous les échangez; ce n'est pas l'argent qui lui-même est plus territorialisé, c'est que dans son usage même, il est moyen d'échange, et que ce contre quoi vous l'échangez, c'est par nature territorialisant. Ou bien vous thésaurisez votre argent et vous en faites un usage territorial, ou bien vous l'échangez contre des objets, et ces objets forment votre environnement, votre territoire. Tandis que du capital structure de financement, à la rigueur il est territorialisé dans la mesure où il est attaché à telle entreprise, mais le jour où ça ne marche plus, ça ne marche plus dans l'Est, on s'en va dans le Midi. La mobilité du capital est la mesure de sa déterritorialisation; bien qu'il ne faille pas exagérer, il y a dans les structures de financement des indices de territorialité : par exemple tel territoire fera des appels. Et ils font des appels territoriaux au capital sous quelle forme : ils diront par exemple : voyez comme notre main d'oeuvre est peu chère, alors c'est par là, les caractères territoriaux de la monnaie moyens de paiement que s'établissent les indices de territorialité dans le capital structure de financement, qui par lui-même est déterritorialisé; et si ça ne marche pas à tel endroit, il y a ce phénomène bien connu : la fuite du capital. Il ne faut pas s'étonner qu'il y ait des mouvements de fuite des capitaux, c'est la nature même du capital. Ce dont il faut s'étonner, c'est que le capital reste, mais il ne reste qu'en apparence puisque, encore une fois, lorsque une masse monétaire demeure constante, c'est seulement en apparence qu'il y a constance de la masse; en fait, il y a une série de créations et de destructions à l'issue de laquelle vous trouvez la même quantité abstraite. Mais en fait, il n'a pas cessé de bouger.

Je veux juste conclure là-dessus : il n'est pas question de faire la genèse de quoi que ce soit, à commencer par les énoncés, à partir du circuit de l'échange. Bien plus, à partir du circuit de l'échange, ce n'est pas étonnant que Baudrillard trouve la castration : à partir du circuit de l'échange vous n'engendrerez jamais que des énoncés du type poujadiste. Jamais vous n'engendrerez le moindre énoncé maître, le moindre énoncé dominant d'une formation sociale, vous n'engendrerez que les énoncés de la platitude de la vie quotidienne. Ce qui est générateur des énoncés c'est le rapport différentiel entre des flux ou quantités de puissances irréductibles, et c'est dans l'écart et dans le jeu de ces flux là que des énoncés vont être produits. Et j'annonce, pour la suite, que ça me paraît une clef pour la question que Faye se pose, à savoir comment les énoncés nazis ont-ils été produits à telle époque ? On verra que ce n'est pas suivant cette formule générale, mais que c'est suivant une variante de cette formule générale que ça a été produit.

Je résume ; la genèse des énoncés que propose Baudrillard se ramène à ceci : ce qui serait producteur d'énoncés, c'est un sujet, c'est le sujet. Or dès qu'on dit ça, le tour est déjà joué, il n'y a plus rien à rattraper, dès qu'on dit ça, ça veut dire un sujet clivé en sujet d'énoncé et sujet d'énonciation; or ce clivage, autrement nommé castration, est non pas ce qui produit les énoncés, mais ce qui empêche la production des énoncés.

Deuxièmement, il nous promettait de montrer comment le désir investissait le champ économique social, et cela il nous le promettait en nous annonçant une genèse de la valeur-signe à partir de la valeur d'échange. Or cette tentative aboutit à restaurer un simple parallélisme argent-phallus, et qui, d'autre part, est en droit impossible, parce que la valeur d'échange n'est absolument pas plus première que la valeur d'usage. Et, enfin, ce n'est pas par hasard que, dans le cadre de son système, le vrai modèle de l'objet capitaliste pour lui, ce soit le gadget; c'est lié aux deux trucs qui précèdent. La seule chose positive que nous avons retenue, c'est l'idée que les énoncés présupposent toujours un champ de flux à condition que ces flux ne présupposent pas encore une fois un circuit échangiste, mais présupposent des flux à condition que ces flux soient considérés comme des quantités affectées de puissances différentes, de telle manière que l'un de ces flux puisse toujours être assigné comme déterritorialisant, et l'autre comme territorial.

C'est peut-être dans cette voie que nous verrons plus concrètement comment se fait la production des énoncés.