DELEUZE 14/05/73


(...)
On se livrerait à une opération d'aplatissement. On part d'un point où ce qui arrive, d'une manière toute privée, à un alcoolique, ou à un drogué, ou ce qui arrive à une armée dans une opération de conquête, ou ce qui arrive à un état assignable historiquement, à des formations sociales, tout ça on va le considérer comme si c'était étalé sur un plan d'équivalence. D'un plan à l'autre, se nouent ensuite des rapports, des réseaux, tels que l'on comprenne mieux les différences entre ces plans, donc on procède en traitant tout sur le même plan : un type en train de se, un nomade qui part à la conquête de quelque chose... Aucune raison de ne pas mettre ça sur le même écran, mais dans un but, car ce n'est certainement pas la même chose, mais voir quel tissu peut se nouer entre tout ça.

Pourquoi est-ce qu'est lié au problème de la production d'énoncés ?

La dernière fois, j'ai essayé de distinguer des espèces de strates qui se produisaient sur le corps sans organes et qui inhibaient, et qui même étaient faites pour inhiber le fonctionnement du corps sans organes. Je voudrais repartir de là. Tout se passe comme si, le corps sans organes, une fois donné, il était empêché de fonctionner. On a quand même quelques idées sur la manière dont il fonctionne; le corps sans organes, ça peut être n'importe quoi : ça peut être un corps vivant, ça peut être un lieu, ça peut être une terre, tout ce que vous voulez. Le corps sans organes, ça désigne un usage.

Un corps sans organes étant supposé, il subit toujours, c'est pour ça qu'il n'est jamais donné; ce que j'appelle corps sans organes, c'est une espèce de limite que, dans une logique du désir, on doit atterrir, ou on doit s'en approcher. Oui, le mieux qu'on puisse faire, c'est s'en approcher, parce que, peut-être que, si on faisait plus que s'en approcher ou y tendre, alors le corps sans organes se renverserait sur lui-même et nous brandirait son visage de mort. Il faut beaucoup de prudence pour se faire un corps sans organes, il faut beaucoup de prudence pour ne pas se faire sauter, il faut de la patience. En tous, cas, à plus forte raison, si il est une limite à approcher prudemment, c'est parce que, pour en approcher, il faut faire sauter des trucs. On sait juste que c'est par des lignes de fuite que l'on arrive à s'approcher du corps sans organes. Fuite de quoi ? Qu'est-ce qu'on fuit? On commence à avoir des idées là-dessus, et d'autre part, toutes les lignes de fuite ne se valent pas. Et pourtant, encore une fois, je vais les considérer au début comme équivalentes : la ligne de fuite drogué, la ligne de fuite révolutionnaire, qui, pourtant, sont complètement différentes les unes des autres, je ne cherche pas pour le moment en quoi elles sont différentes, quoi que ce soit finalement le problème : comment elles peuvent à la fois se brancher les unes sur les autres et comment elles peuvent être différentes complètement, elles ne mettent pas en jeu les mêmes machines.

Ce qui empêche le corps sans organes de fonctionner, et ce qui fait que, pour nous, le corps sans organes est toujours à fabriquer, c'est que il subit toutes sortes d'inhibitions. Il n'est jamais donné que à travers les inhibitions qu'il s'agit de faire sauter. Tout se passe comme si il était pris dans un triple bandage et je voudrais essayer de bien situer les notions qui correspondent à ce triple bandage inhibiteur.

Ces bandages, on peut aussi bien les appeler des strates. Par opposition à quoi ? La strate, c'est presque comme une espèce de formation sur le corps sans organes qui va l'entraîner à se rabattre, à se plier, à former des relations biunivoques, le corps sans organes pris dans une strate se plie, se replie, forme un rabattement qui produit des relations biunivoques et ce sont ces relations biunivoques qui empêchent le fonctionnement du CSO(corps sans organes), car le CSO, si il arrive à fonctionner, il fonctionne sous forme d'un régime de connexions polyvoques. Si bien que le plier, lui imposer des techniques de rabattement, et si ça ne fonctionne plus par relations polyvoques, c'est déjà lui ôter toutes chances. En d'autres termes, tout se passe sur le corps sans organes, aussi bien ses inhibitions que sa formation, sa constitution, sa fabrication.

Et alors, les trois strates sont les règles par lesquelles le corps sans organes ne fonctionne pas, n'arrive pas à se dégager. Je crois que ça s'oppose - j'essaie là de lancer toute une série de mots pour voir si ça colle ou si ça ne colle pas -, il faudrait les opposer au corps sans organes lui-même qui n'est pas stratifié, et il n'est pas stratifié parce qu'il est le plan de consistance, ou ce qui revient au même, le champ d'immanence du désir, ça veut dire le désir dans sa positivité, le désir comme processus, et le désir comme processus précisément ne peut être défini que négativement à partir de ce qui le trahit, et on avait vu les fois précédentes que les trois grandes trahisons, les trois malédictions sur le désir c'est :

rapporter le désir au manque,
rapporter le désir au plaisir,
ou à l'orgasme, voir Reich, erreur fatale,
ou rapporter le désir à la jouissance.

Les trois thèses sont liées. Mettre le manque dans le désir c'est complètement méconnaître le processus, une fois que vous avez mis le manque dans le désir, vous ne pourrez mesurer les remplissements apparents du désir que avec le plaisir, donc la référence au plaisir découle directement du désir-manque, et vous ne pourrez que le rapporter à une transcendance qui est celle de la jouissance impossible renvoyant à la castration et au sujet clivé, c'est à dire que ces trois propositions forment la même merde sur le désir, la même façon de maudire le désir.

En revanche, le désir et le corps sans organes, à la limite c'est la même chose pour la simple raison que le corps sans organes c'est le plan de consistance, le champ d'immanence du désir pris comme processus. Ce plan de consistance est rabattu, empêché de fonctionner par des strates, d'où terminologiquement, j'oppose - mais encore une fois si vous avez des mots meilleurs, je ne tiens pas à ceux-là -, j'oppose plan de consistance et les strates qui empêchent précisément le désir de découvrir son plan de consistance, qui vont orienter le désir sur le manque, le plaisir, la jouissance, c'est à dire qu'ils vont former la mystification répressive du désir.

Alors, si je continue à étaler tout sur le même plan, je dis cherchons des exemples où le désir apparaît bien comme processus se déroulant sur le corps sans organes pris comme champ d'immanence ou de consistance du désir, et là, on pourrait mettre le guerrier chinois antique; et encore une fois, c'est nous occidentaux, qui interprétons les conduites sexuelles du chinois antique comme du chinois taoïste, en tous cas, comme un retard de jouissance. Il faut être un sale européen pour comprendre les techniques taos comme ça; c'est au contraire : arracher le désir à ses pseudo-finalités de plaisir pour découvrir l'immanence propre au désir dans son appartenance à un champ de consistance. ce n'est pas du tout retarder la jouissance.

Mais je pourrais mettre aussi bien dans nos civilisations - voir ceux qui travaillaient sur le masochisme -, par exemple certaines techniques masos. Le tao chinois, le maso occidental, là aussi on l'interprète comme opérant des phénomènes de retard de jouissance alors que son opération c'est découvrir un processus immanent au désir, tel que le désir ne se rapporte plus au plaisir.

Tout le problème c'est justement ce qui, dans la Chine Taoïste, apparaît comme absence de toute perversion, comme une activité désirante sans perversion, le champ des perversions étant complètement extérieur à cela, dans nos sociétés, en tous cas dans le cas du maso, l'équivalent ne peut apparaître que comme perversion. Il est évident que l'économie générale du désir n'est pas la même.

Alors voilà, je pars de cette première grande opposition : plan de consistance du désir du corps sans organes et les strates qui ligotent le CSO. Ces strates, la dernière fois, j'en voyais trois.

La première strate, c'est celle de l'organisation. La strate d'organisation est toute simple, elle consiste à faire au corps sans organes un organisme. Et j'emploie après le mot "faire", comme faire un enfant : on lui fait un organisme; on l'organise d'après le principe du rendement des énergies utiles, des énergies de travail; on impose à ce qui se passe sur le CSO, c'est très variable ce qui se passe, la besogne n'est pas finie avec la fabrication d'un corps sans organes, au contraire, ce n'est pas une scène ni un lieu, le CSO c'est comme une maîtrise à partir de quoi quelque chose va se passer parce que quelque chose va être produit. La strate d'organisation est toute faite pour prendre ce qui est sur le point de se passer, pour prendre ce qui se passe déjà sur le corps sans organes dans un système qui va orienter tout ça dans une tout autre direction. Il va le détourner. Et ce système, qui va précisément extraire les énergies utiles, dites utiles en fonction de la production sociale, inhiber les énergies dites inutiles, et bien ce système c'est la relation articulaire ou bien la double organisation organique. Et cette double organisation organique, qui vraiment est à la base de la constitution de l'organisme, le meilleur exemple c'est celui du tonus musculaire. Il faut voir chez les biologistes la théorie du tonus musculaire, et je pense à une théorie intéressante qui est celle de *************, qui montre que le tonus musculaire est une donnée statistique; et c'est intéressant parce que la manière dont procède la fabrication de l'organisme, quand on fait un organisme au corps sans organes, ça revient à dire que tous les phénomènes moléculaires qui se passent sur le corps sans organes vont être pris par de grands ensembles dits statistiques, et c'est même ça le premier niveau de la double articulation, ils vont être pris en phénomènes de foules et ça va être la première étape du passage du moléculaire qui appartient au corps sans organes - et le CSO ça n'est rien d'autre qu'une molécule géante -, et ces phénomènes moléculaires vont être organisés en grands ensembles molaires organiques type squelette; et là, les biologistes actuels montrent très bien à quel point l'organisme c'est une donnée statistique, c'est à dire qui implique une micro-biologie, à savoir qui implique la réduction des phénomènes moléculaires, micro-biologiques, à de grands ensembles statistiques. Ou bien, comme pour le tonus musculaire, et c'est lié, le rôle du système nerveux dans la constitution molaire des organismes doués d'un tel système. Et du coup, ce rôle du système nerveux nous explique aussi autre chose, à savoir que l'organisme dans ses relations avec le monde extérieur est doué de cet étrange faculté de représentation par laquelle il s'annexe une portion du monde extérieur: l'organisme ne se constitue pas comme une forme - ce qui définit la forme étant précisément la double articulation -, sans appréhender la réalité extérieure comme une forme qui correspond, non pas par ressemblance, mais suivant des rapports que les biologistes ont essayés de déterminer, à savoir ********** et il y a toute une dérivation entre la forme organique elle-même, qu'on peut appeler forme I, fondée sur la double articulation, et l'organisation du monde perçu de la représentation où le monde extérieur est saisi par le relais du système nerveux sous l'espèce d'une forme d'un autre type, la forme II, là c'est la direction de recherche de RUYER sur le passage de la forme organique I à la forme de la perception II. Voilà, ça c'est pour la première strate. Et je dis première parce qu'il faut bien commencer; il ne faudrait surtout pas l'interpréter comme première chronologiquement. Déjà la formation de l'organisme est très liée à des pressions sociales et lorsque je disais c'est d'après le principe de l'énergie utile, ça faisait bien appel à tout un monde de la production sociale. Donc, je retiens, pour cette première strate de l'organisation, un certain nombre de concepts qui me paraissent clés : l'énergie utile ou inutile, la relation articulaire ou double articulation organique, le tonus musculaire et le système nerveux, et la représentation. On peut appeler ça le volume d'organisation.

Et puis la deuxième strate, ça va être la strate de signification. Et la strate de signification, on peut aussi bien dire qu'elle découle de la première, mais que la première aussi la suppose; et cette fois-ci, on ne parlera plus de volume d'organisme, mais pour des raisons qu'on verra tout à l'heure, on parlera d'angle de signifiance. C'est cette seconde strate qui empêche le corps sans organes, aussi bien de fonctionner que d'être atteint; et cette fois-ci, sa différence avec la première, c'est que la strate d'organisation aboutissait à un monde de la représentation distinct de la réalité, si bien que la grande coupure qui correspondait à la strate d'organisation c'était : première coupure: la coupure de la double articulation et puis c'était aussi bien la coupure représentation-réel.

La strate de signification se passe à l'intérieur de la représentation et elle consiste aussi - alors cette fois-ci c'est une coupure qui passe à l'intérieur de la représentation, entre ce qu'on appellera le Signifiant et le Signifié. Donc cette coupure est d'un tout autre type et elle consiste en quoi ? Elle consiste d'abord en un phénomène de double articulation.

Ce phénomène de double articulation ne coïncide pas avec signifiant-signifié. La double articulation est constituante du signifiant. Elle comprend un premier niveau qui est aussi une certaine manière de forcer les phénomènes moléculaires qui se passent sur le CSO à entrer dans de grands ensembles. De grands ensembles répondant à des lois statistiques. Seulement, cette fois-ci, ces phénomènes moléculaires, c'est quoi ?

Au niveau de la représentation, c'est ce qu'on peut appeler par commodité, des figures d'expression.

Et voilà qu'à un premier niveau de cette articulation qui se fait dans le cadre de la représentation, les figures d'expression sont prises dans des ensembles qui constituent des unités distinctives. Les unités distinctives, chez les linguistes, dans leur théorie de la représentation dans ses rapports à la parole, chez les linguistes ça s'appelle des PHONEMES, ou bien même plus simplement, on peut appeler ça des lettres, bien que ce ne soit pas la même chose. Alors le premier niveau de la représentation qui prend dans des ensembles statistiques les phénomènes moléculaires, c'est : les figures d'expression sont prises dans des unités statistiques, unités non encore significatives mais distinctives, c'est à dire qui entrent dans des rapports de distinction les unes avec les autres et qu'on appelle phonèmes. La double articulation se trouve parce que ce qu'on appelle phonèmes (unités distinctives) se trouvent prises à leur tour dans des unités statistiques d'un autre type, cette fois-ci unités significatives ou signifiantes qu'on appelle MORPHEMES. Là, la double articulation ne correspond pas à la dualité signifiant-signifié, elle est tout entière à la base de la constitution du signifiant. C'est le signifiant comme tel qui implique la double articulation; cette fois-ci double articulation de la représentation et non plus de l'organisme. Il y aurait déjà là tout un problème consistant à voir quel est le rapport entre la double articulation organique et la double articulation de la représentation.

 

Voilà donc que les figures d'expression comme phénomènes moléculaires sont organisées dans ces deux types d'unités statistiques successives qui constituent le signifiant, c'est à dire qu'elles sont traduites en phonèmes et morphèmes.

 

Et c'est pour cela que ce qui me paraît très important chez un linguiste comme Hjemslev, c'est la manière comme il dépasse, et le domaine des morphèmes et le domaine des phonèmes, pour nous dire un petit quelque chose sur les figures d'expression à l'état libre, prises en dessous de ce qu'il appelle lui-même les conditions d'identité des phonèmes, et c'est peut-être le seul à avoir atteint une espèce de linguistique moléculaire, une micro-linguistique, et c'est très important et bien triste - mais ça s'arrangera peut-être que Hjemslev ait été comme écrasé par les autres courants de la linguistique.

 

Une fois que vous avez cette double articulation constitutive du signifiant, à ce moment là, il n'y a pas beaucoup de peine à engendrer le signifié comme corrélat du signifiant. donc, la double articulation porte sur l'engendrement du signifiant et pas sur les rapports signifiant-signifié. Le signifié, ce sera, en gros, l'ensemble des icônes (notion de Peirce) qui correspondent aux éléments signifiants tels qu'ils sont formés par la double articulation, les icônes étant des images. Et du côté signifié-icônes, de même que tout à l'heure le signifiant impliquait une double articulation imposée aux figures d'expression, du côté du signifié, les icônes supposent là aussi une espèce de système dans lequel sont prises, cette fois-ci, non pas les figures d'expression, mais les figures de contenu; l'emprisonnement des figures de contenu dans des icônes, dans le signifié et le traitement statistique des figures de contenu de manière à former des icônes, c'est à dire l'ensemble des images qui correspondent aux éléments signifiants et puis l'opération parallèle au niveau des figures d'expression prises dans la double articulation phonèmes-morphèmes, tout ça se combine très bien; simplement pour en finir avec ce niveau, avec cette seconde strate, si j'établis la ligne signifiant-signifié, donc, avec à un bout la capture des figures d'expression, à l'autre bout la capture des figures de contenu, avec les deux pôles que je citais la dernière fois, par exemple, pour être là moins obscur, ce que représente, si vous voulez, au niveau de l'école maternelle, la manière dont on apprend le dessin aux enfants ou bien lorsqu'on leur apprend à écrire, ou bien à l'autre pôle, le pôle école maternelle-leçon de choses, dans les formes de dessin ou dans les formes de graphisme qu'on leur impose, les figures d'expression qui sont prises dans une forme imposée, et les unes vont fonctionner comme le signifiant et les autres comme le signifié, c'est à dire : l'ensemble des leçons de choses c'est le signifié qui renvoie à l'ensemble des graphismes ... c'est bien comme ça que ça marche dans l'école maternelle classique ... donc, dans ma ligne, je peux dire que l'ensemble des figures d'expression ramenées au signifiant, prises dans le filet du signifiant, et que je représente comme par un cercle autour du signifiant, donc l'ensemble des figures d'expression sont réduites à un esclavage, prises dans ces unités qui leur imposent de ne plus jouer librement, de ne plus entrer en libres connexions. De l'autre côté, je peux faire le cercle du signifié où cette fois-ci, ce sera l'ensemble des figures de contenu prises dans le système de la leçon de choses, asservies, empêchées également de rentrer en libres connexions.

 

Nous supposons que ces deux cercles ont une intersection, et cette intersection qui est l'articulation même signifiant-signifié, l'articulation forme graphique-leçon de choses et c'est cette intersection des deux cercles, le cercle du signifiant et le cercle du signifié qui constitue ce que j'appelais par commodité le réel dominant.

Alors que la première strate aboutissait sur une coupure représentation-réel, la seconde strate débouche sur tout autre chose : une coupure intérieure à la représentation avec un nouveau phénomène de double articulation qui culmine avec une dualité qui n'est plus celle de la représentation et du réel, mais qui est celle dans la représentation du réel dominant différent de ce qu'il faudra bien appeler un réel masqué. Le réel masqué c'est ce qui continue à travailler sous le filet du signifiant et sous le filet du signifié, à savoir les libres connexions entre figures d'expression et figures de contenu, traitées de manière moléculaire, c'est à dire en tant que non prises comme systèmes d'asservissement.

Et puis la troisième et dernière strate, elles découlent l'une de l'autre, mais ce ne serait pas difficile de faire la démarche inverse, de montrer que III est déjà présupposé par II.

 

Et ici, au point de rencontre de l'intersection, je dirais que peut être définie la troisième strate, à savoir la strate de subjectivation, à laquelle correspond plus précisément le point de subjectivation.

Le point de subjectivation, c'est très curieux, ça doit avoir beaucoup d'importance, mais je ne vois pas encore en quoi. Je dirais qu'il n'y a pas de réel dominant sans un point de subjectivation, et ce point n'est pas du tout le point où surgit le sujet, c'est le point à partir duquel s'organise l'angle de signifiance et l'ouverture variable de cet angle. C'est toujours à partir d'un point de subjectivation que se fait le découpage du réel dominant, et c'est toujours à partir du point de subjectivation que va entrer en jeu la machine de signification, bien plus, la machine d'organisation. Il y a toujours, et c'est en ce sens que cette troisième strate est présupposée par les deux autres, il n'y a pas d'organisation d'un organisme, il n'y a pas de signifiance des significations, il n'y a pas de détermination d'un réel dominant sans un point de subjectivation qui lui correspond. Non pas du tout que ce soit le point de subjectivation qui fait le réel dominant, à la rigueur, il le mesure, il en fixe les limites variables. Pourquoi variables ? Parce que chacun de nous a évidemment plusieurs points de subjectivation; mais le point de subjectivation, ce n'est pas ce qui va fabriquer le réel dominant, c'est ce qui va comme le compénétrer, pour permettre de nous y retrouver, de nous fixer à telle place dans le réel dominant et de nous maintenir, et d'organiser presque toute notre compréhension et notre résignation au réel dominant. A partir du point de subjectivation, on a l'impression que l'on comprend tout et que ce qui appartient au réel dominant est là pour l'éternité.

Si je prends quelqu'un; ses points de subjectivation sont très nombreux et, finalement, je me demande - ça arrangerait tout -, si le point de subjectivation ce n'est une fonction nouvelle, et c'est par là que la troisième strate découle de la seconde, si ce n'est pas une fonction nouvelle du signifié lui-même, c'est à dire des icônes. La dernière fois, je disais : on vit comment, une fois le réel dominant assigné pour quelqu'un, le réel dominant, par exemple, je suppose, d'un ouvrier, c'est là qu'on peut voir l'angle de signifiance d'un ouvrier résigné : c'est l'usine, c'est le boulot, la famille, et puis il dira : ça a toujours été comme ça, il y aura toujours de patrons, des machines partout; tout ça, ça s'organise dans un réel dominant. Le réel masqué, c'est ce qui est masqué par le réel dominant, à savoir les trafics du patronat, ou bien la force ou la non force des groupes révolutionnaires qui se proposent de faire sauter le réel dominant, etc. Mais le type qui est pris dans le réel dominant, dans le premier cas, il s'y soumet. Ça veut dire que, d'une certaine manière, il doit comme compénétrer avec l'impression de comprendre ce réel dominant. Or, je dis que c'est bien le rôle du point de subjectivation qui n'est pas du tout en lui, le point de subjectivation, c'est ce qui va le constituer, lui, comme sujet fixe à telle ou telle place, mais ce n'est pas le point de sa subjectivité. Le point de subjectivation, c'est le point à partir duquel l'angle de signifiance du réel dominant va se rétrécir et va varier d'ouverture, par exemple lorsque le type passe de son travail à sa famille. Le point de subjectivation suppose "allez, c'est le patron qui l'a dit"; le patron fonctionne comme une icône en un sens très spécial, c'est à dire un point de subjectivation à partir duquel se fait la description ou l'assignation d'un réel dominant.

Et puis, il sort du boulot, il va retrouver sa femme, je suppose que ce n'est pas merveilleux, il lui donne son salaire. Sa femme agit comme autre point de subjectivation. S'il est fétichiste, sa femme, comme personne globale, agit comme point de subjectivation dessinant dans le réel dominant un autre réel dominant, ce n'est pas le même angle, ça se chevauche; et puis vient le moment de l'amour, et il est fétichiste, alors il aime la robe de sa femme encore plus que sa femme ... robe de femme, ou chaussure de femme forment aussi un point de subjectivation. On passe notre temps à sauter de point de subjectivation à d'autres points de subjectivation. Simplement, il y a toujours un réel masqué.

Cas typique d'un point de subjectivation : le chef. Le chef a dit ceci; vive Hitler. Il y a le réel dominant du nazisme et puis le grand icône, le personnage du chef qui intervient comme point de subjectivation à partir duquel chaque nazi compénètre en propre le réel dominant qui lui impose telle place dans la société correspondante.

 

Ça sert à quoi ces trois strates ?

Il me semble que c'est là-dessus que les formations sociales fonctionnent, à savoir les trois grands ordres sociaux, c'est : tu seras organisé ou sinon tu seras un dépravé; la deuxième, c'est : tu signifieras et tu seras signifié, tu interpréteras et tu seras interprété, ou sinon tu seras un dangereux déviant, et tu seras subjectivé, c'est à dire fixé, ta place assignée, et tu ne bougeras que si le point de subjectivation te dis de bouger; sinon tu seras un dangereux nomade. Il y a une réalité dominante du travail, il y a un réel dominant du travail; ce réel dominant n'a pas une ouverture invariable, il a un angle variable, c'est ce qu'on appellera la mobilité de la main d'oeuvre. La mobilité de la main d'oeuvre se fait à partir d'un point de subjectivation propre à la formation capitaliste et qui est la mobilité du capital. Et à partir du 19ème siècle, un des problèmes essentiels pour l'économie politique, ça a été la mobilité comparée de la main d'oeuvre, la mobilité de la force de travail par rapport à la mobilité du capital; comment faire pour qu'il n'y ait une mobilité de la main d'oeuvre qui excéderait la mobilité du capital ou qui se porterait dans d'autres directions, ça, ça ferait des nomades. Et comment faire pour que les ouvriers acceptent d'aller là où se porte la mobilité du capital, c'est à dire l'investissement capitaliste ? Je dirais que, sous cet aspect, le capital pris dans sa mobilité, c'est la mobilité du point de subjectivation dont dépend la mobilité d'un sujet dans le réel dominant.

A la première strate correspondent les exclusions du dépravé, c'est à dire celui qui fait fonctionner son organisme suivant un principe des énergies inutiles, c'est à dire non productives socialement; et déjà, ce dépravé, c'est une certaine façon dont quelqu'un a fait sauter l'organisme ou l'organisation du corps pour retrouver quelque chose d'un corps sans organes. Le CSO étant essentiellement captateur des énergies dites inutiles.

A la seconde strate correspond l'exclusion de l'expérimentateur, l'expérimentateur étant précisément celui qui trace un domaine de la non-signifiance.

Et, à la troisième strate, correspondent les exclusions du nomade.

Nous devons continuer à étaler tout sur le même plan, tout ce système a partie liée, et c'est pour ça que me fascine le texte de Artaud "Pour en finir avec le jugement de Dieu", où il ne décrit que la première strate, à savoir comment on fait au corps un organisme, comment on force le corps à prendre la forme d'un organisme, d'où les cris d'Artaud : "on a volé mon corps", c'est à dire : là où j'avais un corps comme corps vivant, on m'a fait un organisme, or en fait, c'est ce triple système des trois strates ensemble qui forme le jugement de Dieu, i.e. le système théologique. Et ce qu'il y a de profondément lié, c'est l'activité d'organisation, l'activité d'interprétation qui correspond à la strate de signification et l'activité de subjectivation. Et on peut les trouver à tous les niveaux, c'est à dire tous les régimes d'organisation impliquent ça : encore une fois, tu seras organisé et tu organiseras, tu seras interprété et tu interpréteras, tu seras subjectivé et tu bougeras autant qu'on te le dira.

Ça on le trouve partout, et on peut même appeler système du jugement de Dieu ou système despotique, l'ensemble de ces trois strates, ou système impérial. Simplement les formes en diffèrent : dans chaque système - et encore une fois, pour le moment, il s'agit de mettre tout sur le même plan -, le fascisme : le problème serait, quel est le type d'organisation, y compris l'organisation des corps proprement fascistes, quelle est la machine d'interprétation proprement fasciste et quels sont les points de subjectivation du fascisme. Et pour toute formation impériale, il faudra chercher.

L'appareil conjugal, c'est pareil. On doit le considérer de la même manière. La relation conjugale implique bien une espèce d'organisation des corps qui a même toute une juridiction, à savoir l'appartenance des corps entre époux, un certain principe de l'énergie utile, à savoir le désir rapporté au manque, un angle de signifiance qui constitue la machine d'interprétation proprement conjugale avec son réel dominant : ah, ma cuisine, ah, mes enfants ... c'est le réel dominant, et le point de subjectivation qui est souvent très variable; le point de subjectivation ça peut être le mari, le mari comme chef : mon mari, c'est ça qu'il aime, je vais lui faire le dîner qu'il aime ce soir. Alors là, il y a le point de subjectivation à partir duquel se découpe le réel dominant, ou bien c'est le gosse qui tient le rôle du petit chef, ou bien ça peut être l'aspirateur. Des points de subjectivation, vous en avez à l'infini, ça forme des petites constellations. Il faudrait faire des enquêtes sur les ménages; on prendrait plusieurs ménages et on fixerait leurs trois strates : l'organisation du corps des époux sur le corps collectif, ou non-organisation, et puis la strate de signifiance, et puis la strate de subjectivation et les variations des points de subjectivation; ça peut être la machine impériale à analyser en ces termes, ou la machine analytique. Dès qu'il y a formation despotique, vous retrouvez toujours les trois strates qui empêchent la formation d'un champ d'immanence du désir.

C'est pour ça, qu'à ce niveau de l'analyse, je peux tout considérer, formellement, structurellement, comme tout se valant : que ce soit la machine despotique nazie, que ce soit la machine conjugale, que ce soit la machine psychanalytique. Pour le moment, peu importe les différences.

Dans le cas de la machine psychanalytique, on peut pousser l'analyse; premièrement, qu'est-ce qui joue le rôle de corps sans organes ? Il y a toujours plusieurs corps sans organes emboîtés les uns dans les autres, il n'y en a jamais un seul. Ce qui joue le rôle de corps sans organes, c'est d'abord le cabinet de l'analyste, ensuite l'analyste, en tant qu'il n'écoute ni ne parle, est fait pour fonctionner comme corps sans organes. Mais c'est un CSO qui est forcément piégé puisqu'il ne fonctionne comme CSO que pour empêcher le fonctionnement du corps sans organes, c'est à dire pour tracer sur le CSO les strates qui vont faire entrer les phénomènes du corps sans organes dans des unités disciplinaires de l'organisation de la signifiance et de la subjectivation. Première question donc : qu'est-ce qui est l'analogue d'un corps sans organes dans la psychanalyse ? Deuxième question : comment se fait dans la psychanalyse, ou comment se fait dans la conjugalité, ou comment se fait dans le fascisme, l'organisation des strates; il y a aussi une organisation fondamentale, une organisation des corps dans la psychanalyse qui se fait - alors il faudrait voir parce que c'est très variable, il faudrait interroger tout le domaine de la psychosomatique, ou bien ça varierait avec les genres de maladies, par exemple, dans le cas de l'hystérie, c'est évident qu'il y a une organisation corporelle très précise ... et puis il y a, et c'est l'essentiel, car d'après la formation des strates différentes, c'est tantôt telle ou telle strate qui aura un privilège sur les autres. Dans la machine psychanalytique, la strate qui dévore presque tout, à la limite, c'est la strate de signification, i.e. ses normes de signifiance : quoi que tu fasses, ça veut dire quelque chose.

Remarquez que ça, ça correspond plus à la relation conjugale, ça renvoie peut-être encore plus à la relation conjugale actuelle que au ********** de l'enfance .... (bande incompréhensible).

Dans la relation conjugale, vous avez cette machine d'interprétation : "qu'est-ce qu'il a fait", qu'est-ce que ça veut dire "qu'est-ce qu'il a fait", cette machine où tout veut dire quelque chose : "tiens, il n'aime pas sa soupe aujourd'hui, qu'est-ce qui s'est passé"; là, c'est l'exclusion de tout droit à l'a-signifiance, tout a une signification et on ne peut plus rien faire d'a-signifiant. Ça c'est la machine d'interprétation; ce n'est pas la faute des gens, c'est le truc qui est fait pour ça. Et puis il y a les points de subjectivation. Il y a eu le point de subjectivation du type enfance : c'était à partir de l'enfance, c'était à partir de l'enfance qu'était déterminé le réel dominant tel qu'il était tracé à travers le cabinet de l'analyste, et ça explique mieux pourquoi c'est vraiment une drogue ce truc là. Comment l'analyse devient-elle, à la lettre, leur réel dominant, pourquoi est-ce que, finalement, tout leur emploi du temps, ils l'organisent d'une séance à l'autre, en fonction de la prochaine séance, qu'est-ce qui va se passer la prochaine fois, qu'est-ce qui va se passer à la prochaine séance, qu'est-ce qui s'est passé à la dernière séance ? ... C'est réellement comme toute machine despotique, le tracé d'un réel dominant où l'on est subjectivé; alors l'enfance ça a été longtemps le point de subjectivation psychanalytique, et puis maintenant, avec des types comme Leclaire ou *********** même plus besoin de l'enfance, ils trouvent un point de subjectivation encore plus artificiel, plus pervers encore, non plus la scène d'enfance mais la scène analytique dans le cabinet enfermé de l'analyste. C'est un déplacement du point de subjectivation psychanalytique qui est très important : le psychanalyste ne vaut plus comme représentant du père et de la mère, mais vaut par lui-même comme maître d'une axiomatique ou d'une comptabilité du désir, la vérité du désir ne renvoyant plus à une réalité de l'enfance, mais renvoyant à ce qui se passe dans le cabinet.

Alors, à propos de tout le système, on peut faire cette analyse pour montrer comment un corps sans organes est là comme champ d'immanence du désir, et en même temps est complètement empêché de fonctionner par l'organisation des strates, i.e. par l'organisation du volume d'organisme, d'angle de signifiance et de points de subjectivation.

Ça c'est le premier point que je voulais reprendre. Ça nous fait quand même un ensemble de concepts qui entraîne une conclusion évidente : dans notre entreprise de recherche du corps sans organes, d'une certaine manière, je peux dire qu'il est toujours là, que vous le fassiez ou non, il est toujours là; simplement, si vous ne vous donnez pas la peine de le prendre en mains, et de le faire vous-mêmes, on vous le fait et on vous le fait d'après les strates qui l'empêchent de fonctionner. A ce moment là, vous êtes pris dans le système de l'organisation, de la signifiance et de la subjectivation. De toutes manières, il est là. Alors, que faire ? Se faire un corps sans organes, qu'est-ce que ça peut vouloir dire, puisque de toutes manières, il y en a déjà un. Ça veut dire une chose très simple : en faire un qui soit déstratifié. En faire un qui fonctionne. Et en faire un qui fonctionne, ça veut dire quoi ? Ça veut dire, de toute évidence : en faire un qui ait rompu son triple bandage, son triple lien, ses trois strates, c'est à dire en faire un qui, d'une certaine manière, ait rompu avec l'organisation de l'organisme qui, d'une autre manière, ait rompu avec l'angle de signifiance, et qui, d'une autre manière, se soit désubjectivé, i.e. un corps qui soit discrètement - je m'expliquerai tout à l'heure sur "discrètement" -, le plus discrètement le plus dépravé, ou le plus désorganisé, a-signifiant et désubjectivé.

Tout ça renvoie évidemment à ce qui se passe sur le corps sans organes et cette fois-ci, je ne le définis que négativement. Ce sont des tâches très pratiques : tuez en vous l'interprétation. La machine d'interprétation c'est le maniement de l'angle de signifiance.

Quand je dis qu'il faut être prudent, ça revient à dire que le danger constant, à la limite, je dramatise un peu - c'est la mort. C'est pour ça que les psychanalystes, par exemple, ne quittent pas l'instinct de mort.

Dans leur incapacité à comprendre que le corps sans organes c'est la vie du désir à l'état brut, à l'état pur, c'est le désir dans son plan de consistance, dans son champ d'immanence, à force d'avoir identifié la vie à cette pseudo-vie artificielle de l'organisation, de la signification et de la subjectivation, devant toute tentative pour faire sauter ces trois strates, ils diront : c'est la pulsion de mort; et en effet, ça peut l'être. Au hasard, je prends les exemples que l'on a : le corps drogué. C'est bien évident que, d'une certaine manière, c'est un corps qui se retrouve comme corps sans organes, c'est à dire que, d'une manière ou d'une autre, mais d'après les types de drogues ce ne sera pas de la même manière, fait sauter la strate d'organisation.

Le maso, c'est la perversion clé parce qu'une perversion, comme le fétichisme, ça me paraît s'inscrire complètement dans le domaine des strates ... Il y a quelque chose de très malin dans le fétichisme, c'est que il y a une telle mobilité du point de subjectivation, ou une telle dérision où le point de subjectivation étant pris comme un objet partiel, le fétichiste utilise le point de subjectivation d'une manière tellement maligne, que sa manière de l'utiliser revient à une manière de le supprimer, mais il passe quand même par le point de subjectivation.

Mais prenons comme exemples, le corps drogué, ou le corps maso, ça c'est des manières de faire sauter - alors, comme tu dis, pour un temps et artificiellement -, l'organisation de l'organisme pour retrouver un corps sans organes. La seconde tentative complètement complémentaire c'est, non plus faire sauter l'organisme pour un temps et artificiellement, mais tuer en soi et si possible chez les autres, la machine d'interprétation, et c'est ça l'expérimentation. Tuer la machine d'interprétation sinon vous êtes foutus, vous êtes déjà pris dans un régime despotique du signe où le signe renvoie éternellement à un signe, et où vous ne pouvez plus en finir avec rien. La psychanalyse n'est que la plus parfaite des machines d'interprétation dans le système capitaliste. Mais il y en a d'autres et de plus connues: les religions sont par exemple dans d'autres formations sociales, les religions sont de grandes machines de signifiance ou d'interprétation, et il y a même un usage religieux des drogues, il faudrait dire qu'on n'est jamais sauvé par rien; il y a même deux dangers, c'est pour ça que je dis qu'il faut toujours de la patience et de la prudence, après tout et encore une fois, d'après le principe de l'expérimentation, jamais personne ne sait d'avance ce qui lui convient, il faut tellement longtemps pour savoir, alors très bien, un type peut se lancer dans la drogue et puis ce n'est pas son truc, mais lui croit que c'est son truc; un type peut se lancer dans la drogue de telle manière qu'il se défonce complètement. Ça c'est la mort, c'est la pulsion de mort comme disent les psychanalystes.

Arriver à ne plus interpréter, arriver à ceci qui est si émouvant - par exemple la machine d'interprétation dans la relation conjugale, elle est constamment alimentée dans la relation amoureuse, parce que, quand je dis relation conjugale, ce n'est pas une question de mari et de femme, suffit pas de ne pas être marié pour ne pas avoir de relations conjugales, le MLF est plein de relations conjugales, le FHAR est plein de relations conjugales, les communautés libres sécrètent de la relation conjugale ... J'emploie relations conjugales exactement comme synonyme de la relation d'interprétation ou de la relation signifiante où chacun se demande de l'autre : "il a dit ceci, qu'est-ce que je pense qu'il pense que je pense ...etc.", enfin ce que Laing appelais très bien des noeuds. Dès qu'il y a un noeud, il y a un angle de signifiance, quelque chose à interpréter. "T'es de mauvaise humeur, t'as ce pli au coin de la bouche, pourquoi t'es de mauvaise humeur". NON, NON, je ne suis pas de mauvaise humeur ...

Encore une fois, le comble de l'interprétation c'est lorsque le psychanalyste ne dit pas un mot. C'est le sommet de l'interprétation, le type s'en va en disant "quelle bonne séance aujourd'hui". on me rapporte qu'il y a comme ça des sujets en analyse qui ont vécu un mois, six mois, deux ans, sans que l'analyste ne dise un mot, et c'est évident parce que la synthèse de signification est vide, il n'a pas besoin d'ajouter quelque chose à ce dont il fait la synthèse, c'est une synthèse vide, une synthèse formelle où le signe, au lieu d'être en couplage avec la chose et travailler une chose, le signe renvoie au signe. Pas besoin de dire quoi que ce soit; à la limite, dans la relation conjugale, tout peut se faire par coups d'oeil.

Il y a deux sortes de gens qui ont tort : c'est ceux qui disent que le vrai combat est à l'extérieur; il y a des gens qui disent ça, c'est les marxistes traditionnels : pour changer l'homme, changeons le monde extérieur. Et puis il y a les curés ou les moralistes qui disent : le vrai combat il est à l'intérieur, changeons l'homme; bizarrement, d'une tout autre façon, certains dépôts du maoïsme ont repris certains thèmes de cette nécessité de changer l'homme. Qu'est-ce que ça veut dire changeons l'homme d'abord, la lutte doit être intérieure d'abord ? Beaucoup d'Américains ont dit ça aussi. Ce qu'ils veulent dire quand ils sont complètement moralistes et complètement curés, c'est : le combat à l'extérieur n'est pas nécessaire, le combat à l'intérieur est le plus profond, et le combat à l'intérieur n'est pas le même que le pseudo-combat à l'extérieur, auquel il faut renoncer. Le combat à l'intérieur est contre notre égoïsme, contre nos vices, il est contre nos tentations, c'est à dire qu'il fait fonctionner les trois strates. Moi, je voudrais dire tout à fait autre chose. Je veux dire : le combat à l'intérieur, je comprends très bien ce que ça veut dire, enfin je crois, simplement il faut dire que le combat à l'intérieur et le combat à l'extérieur portent sur les mêmes choses. Les mêmes choses sont institutions cristallisées à l'intérieur et sécrétions internes en moi, si bien que, en effet, la nécessité d'un combat, mais d'un combat perpétuel, d'un combat constant sur le fait (bande incompréhensible) ......., le relation conjugale, elle est cristallisée dans des institutions qui ont une certaine puissance, en même temps c'est une sécrétion interne. Vous avez beau ne pas vous marier, vous faites de la conjugalité dès que vous faites de l'interprétation, dès que vous faites de la signification. Il faut tout le temps défaire cette espèce de glande qui est en nous et qui produit de l'interprétation en correspondance avec les significations cristallisées à l'extérieur. C'est en même temps qu'il y a tout un système, tout un code du signifiant à l'extérieur, et toute une glande d'interprétation à l'intérieur de nous. Le combat contre la jalousie par exemple; certains ont beau dire - et ils ont en partie raison -, "tiens je ne me sens pas jaloux", n'empêche que, à un détour de chemin, on dit "tiens, merde, qu'est-ce que je suis dedans"; on avait une glande qui avait, sous une forme moins abondante que les autres, répandu, confectionné de la jalousie. On ne la voyait pas, puis, à un moment ..., il est trop tard, on avait fait que ça.

L'Oedipe c'est une institution objective cristallisée dans la société sous la forme de coïts humains, de règles de mariage, mais c'est aussi complètement le rapport parents-enfants, mais c'est aussi complètement une glande à sécrétion interne; Oedipe fait partie de la relation conjugale : penser aux relations conjugales sans enfant, la sombre tristesse, il y a toujours un membre du couple qui se fait le petit de l'autre, qui se fait materner par l'autre.

C'est exactement le même combat révolutionnaire qu'on a à mener à l'extérieur et à l'intérieur. Encore une fois, combien de révolutionnaires croient suffisant - j'insiste là-dessus parce que c'est quand même comme ça que je me sauve du moralisme, je ne dis pas qu'il y a un combat à l'intérieur qui est d'une autre nature que le combat à l'extérieur, moi, je dis un seul et même combat. C'est strictement le même parce que le fascisme là est hors de nous et il est en nous : combien y a-t-il de militants révolutionnaires qui traitent leur bonne femme comme jamais un bourgeois n'a traité sa bonne femme, combien il y en a qui sécrètent de la conjugalité que c'en est une honte, combien même parmi les militantes les plus courageuses du MLF, il y en a qui sécrètent du maternage et de l'interprétation qui font que le MLF est le contraire de ce que doit être un groupe révolutionnaire, c'est à dire, au lieu d'être un groupe d'expérimentation, c'est devenu un groupe d'interprétation ...

 

Je prends un exemple qui me paraît très fascinant, la possibilité de lutte politique contre la relation conjugale, contre la relation oedipienne, et je dis à chaque fois, puisqu'il s'agit de faire sauter des strates qui nous empêchent d'accéder au champ d'immanence, au plan de consistance du désir - encore une fois il faut y aller avec prudence-, voir la différence entre un drogué qui se défonce complètement et un drogué qui sait manier ses trucs : ça me paraît être l'art de l'expérimentation. L'expérimentation ça implique une prudence, le risque c'est évidemment le contraire de se déstratifier, le risque suicidaire. Ça vient en partie lorsque l'on traite uniquement le combat comme un combat contre l'extérieur; si on sait pas que l'oedipe, le fascisme, le petit chef, il est aussi en nous - là encore, on voit des révolutionnaires qui sont de véritables petits chefs au moment où ils mènent le combat extérieurs contre les petits chefs, contre les contremaîtres d'usines -, là encore il y a un décalage, ils ne mènent pas l'expérimentation interne comme ils poussent l'expérimentation externe. En cela je crois que c'est vraiment un seul et même combat, ou on ne s'en tire pas. Quelle que soit la strate que l'on veut faire sauter - et la plus dangereuse, la plus mortifère, c'est les tentatives de défaire quelque chose de l'expérimentation du corps euh (lapsus) (pas lapsus parce que ça c'est déjà de l'interprétation, donc : un mot pour un autre ... voyez ce que veut dire la rédaction - fin de la note) de l'organisation du corps en organisme.

Devenir désorganisé, méticulisé (?) à la lettre une vie supérieure, ou ce que Nietzsche appelait la grande Santé, défaire la signification et les interprétations, pas pour devenir une espèce d'abruti, mais pour faire de la vraie expérimentation, c'est à dire devenir un expérimentateur, et enfin devenir un nomade même sur place, i.e. défaire les points de subjectivation, tout cela est extrêmement difficile, suffit pas de foutre le camp pour faire un nomade, suffit pas de cesser d'interpréter pour devenir un expérimentateur et surtout il ne suffit pas de se désorganiser l'organisme pour devenir un corps sans organes avec des choses qui se passent sur lui, à chaque fois, ça peut être la mort. Surtout lorsqu'on n'est plus soutenu par les strates, et les strates ça fonctionne comme bandages, en un certain sens, ça vous empêche de craquer.

Ce qui me fascine toujours c'est la coexistence des deux, des types, la manière dont les types côtoient tout le temps le craquement possible et puis l'expérimentation, si bien que si on y va pas très doux, (voir Castaneda), et dans toutes ces tentatives, il y a une peur, et il y a toutes raisons d'avoir peur, non seulement au niveau le plus évident de la désorganisation, mais même au niveau de la désubjectivation, c'est que les points d'ancrage à partir du point de subjectivation, ils vous sont très précieux; quand il n'y a plus de points d'ancrage commence une espèce d'angoisse, il y a toutes sortes de formations d'angoisse qui correspondent à la défection des strates.

 

Voilà, j'ai parlé de tout un tas de notions et je voudrais que vous complétiez.

Intervention : J'ai eu l'impression que tu concevais le corps drogué comme quelque chose d'extérieur; en fait, je pense que, par définition, tout corps est drogué dès le début. Il faudrait voir les différences de drogues ...

Gilles : Si tu donnes cette extension au mot drogue, il y a deux usages de la drogue, la machine d'interprétation, la psychanalyse c'est une drogue, la relation conjugale c'est une drogue; et ça c'est des drogues dont l'usage est spécifiquement conforme aux stratifications ... (fin de la bande).

 

(Début de la seconde bande)

Richard : Tu n'as pas beaucoup insisté sur ce que constituait le réel masqué, et je me demandais si, par rapport au réel dominant, au niveau des agencements productifs d'énoncés, on ne pourrait pas émettre l'hypothèse que, correspondant à cette double approche réel dominant-réel masqué, il y aurait, au niveau des énoncés aussi une double approche, à savoir : des énoncés déjà constitués qui sont toujours la répétition de structures, ou de relais, de réseaux qui sont ceux, en gros, de la domination, des effets signifiants qui reproduisent la loi, la loi au sens de la domination, et d'un autre côté, à l'autre pôle, des points, des particules événementielles qu'on pourrait appeler des énonciations, par opposition aux énoncés déjà en place, déjà constitués et amenant la répétition; des énonciations qui, rien que par leur nature novatrice, expérimentatrice si tu veux, font déjà, rien que par leur présence, sauter certains relais, certains réseaux d'énoncés déjà constitués.

Gilles : D'accord, oui d'accord; je n'ai pas encore parlé du réel masqué parce que le réel masqué c'est précisément ce qui se passe sur le corps sans organes quand il est déstratifié. Le réel dominant c'est ce qui masque le réel masqué exactement de la même manière qu'il prend les phénomènes propres au corps sans organes dans des ensembles statistiques.

Ce qui m'intéresserait, c'est une étude sur le tonus musculaire, une étude du tonus comme donnée biologique. Ou alors, est-ce que vous voyez d'autres strates, moi, je n'en vois pas d'autres, en très gros, ça me paraît les trois grandes, et elles ont partie liée : je te ferai un organisme, je te ferai interprète, et je te subjectiverai. C'est ça le système théologique.

Ce qui nous reste à voir, c'est ce qui se passe sur le corps sans organes, sous les strates, et à chaque fois, il faudra montrer en quoi c'est l'envers des strates.

Alors, en même temps que le corps sans organes se déstratifie, des choses se passent sur lui, c'est contemporain; quel ordre de choses et comment les opposer aux strates ? Je vais juste faire une espèce de liste de choses qui se passent sur le corps sans organes : d'abord les répartitions d'intensités; le corps sans organes de ce point de vue là c'est vraiment l'intensité = 0; mais prise comme matrice de toutes intensités ou principe de toutes productions d'intensités, si bien que ce qui se passe sur le corps sans organes, c'est une distribution d'intensités et en ce sens, le CSO n'est pas seulement matrice de production des intensités, il est aussi carte de répartition des intensités, et pourtant carte de répartition c'est mal dit, mais plus c'est plus mal dit, et mieux ça marche, puisque carte, ça indique quelque chose de spatial, et que le corps sans organes ce n'est pas de l'espace, c'est de la matière en tant qu'elle remplit l'espace suivant tel ou tel degré d'intensité, i.e. suivant le degré des intensités qui passent sur elle.

Voilà déjà tout un domaine : les intensités réparties sur le corps sans organes, or les intensités s'opposent, dans la strate de l'organisme, elles s'opposent au monde de la représentation. Les intensités sont fondamentalement non représentatives, elles ne représentent rien et c'est dans ce sens qu'elles vont être un élément fondamental dans la machine d'expérimentation par opposition à la machine d'interprétation. Je restitue les intensités comme fondamentales.

Deuxième chose qui se passe, et c'est peut-être la même chose, c'est les multiplicités. Je dis que c'est peut-être la même chose parce que ces multiplicités qui se produisent sur le corps sans organes, sont précisément des multiplicités intensives et que la multiplicité appartient fondamentalement à l'intensité. Dans quel sens ? Dans un sens très précis, à savoir qu'il faut appeler quantité intensive toute multiplicité appréhendée dans l'instant, dès qu'il y a une multiplicité appréhendée comme multiplicité en un instant, il y a quantité intensive. Dans le domaine de l'extension c'est le contraire. Ce qui est appréhendé en un instant est par là-même posé comme unité et la multiplicité ne peut être appréhendée que successivement.

Si il est vrai que les intensités ça s'oppose au monde de la représentation au niveau des strates, les multiplicités c'est un peu autre chose, ça s'oppose aux quantités extensives ou aux formes qualitatives qui, elles aussi font partie des strates à plusieurs niveaux, aussi bien de la strate d'organisation que de la strate de signification. On a vu que un type de multiplicité intensive fondamentale c'était une multiplicité que l'on pouvait appeler une meute, par opposition aux multiplicités extensives de masse. Les multiplicités extensives de masse, c'est plutôt du côté des strates et les multiplicités intensives de meutes c'est plutôt du côté du corps sans organes et de sa libération à l'égard des strates.

Troisième chose qui se passe sur le corps sans organes : ce sont les flux. Et c'est encore une manière de dire la même chose, pourquoi ? Les flux ce n'est pas la même chose que les quantités intensives, mais les quantités intensives sont toujours des mesures de flux et ce n'est pas étonnant parce que les quantités intensives étant elles-mêmes des multiplicités, les multiplicités étant elles-mêmes des quantités intensives, les intensités étant elles-mêmes des multiplicités - une intensité ça ne veut rien dire, par elle-même ça ne veut rien dire, une intensité ça ne peut signifier que une différence d'intensité, une différence entre un maximum et un minimum, entre une intensité supérieure et une intensité inférieure, hors la mise en relation de deux intensités dans les conditions de leur mise en relation - et là, c'est tout un problème, savoir dans quelles conditions physiques, étiologiques des intensités entretiennent un rapport, car à supposer que des intensités rentrent en rapport sur base d'une inégalité constitutive, car elles sont complètement inégales et c'est des rapports d'inégalité qui définissent la différence d'intensités, quelque chose se passe, quelque chose coule qui est précisément un flux d'une intensité à l'autre et la direction du flux est déterminée par le passage de la plus haute à la plus basse, ou peut être déterminée soit dans la direction de l'entropie, soit dans la direction de la neg-entropie.

Quatrième détermination, mais il faut sentir que c'est la même chose; tout ça c'est des aspects de la même chose : de libres connexions machiniques. Tout le domaine des connexions machiniques en opposant ces libres connexions à deux sortes d'autres connexions ou relations : les relations mécaniques ou les relations finalistes; car les relations mécaniques et les relations de finalité sont constitutives de l'organisme; au contraire le domaine des connexions machiniques, lorsque deux choses font machines l'une avec l'autre, et on peut avancer ce problème : dans quelles conditions deux choses, deux êtres ou deux choses quelconques peuvent être dites, formant une connexion machinique, qu'est-ce qu'il faut et dans quelles circonstances se forment de telles connexions ne fait pas partie des problèmes qui nous restent.

En tous cas, ces connexions machiniques qui sont supposées se passer sur le corps sans organes constituent précisément tout le domaine des machines qu'il faut appeler a-signifiantes : elles ne veulent rien dire, elles se définissent uniquement par leur usage, leur fonctionnement, un point c'est tout, elles ne sont pas l'objet d'interprétations, pas plus que les intensités ne sont objets d'interprétation. Le quatrième domaine c'est celui des machines a-signifiantes.

Ces machines a-signifiantes sont particulièrement liées à un régime que j'appelais par commodité le régime signe-particule, et ça s'oppose aux strates puisque les strates, au moins la seconde, la strate de signifiance, implique un tout autre régime du signe, le régime du signe sous le signifiant, et que depuis le début j'essaie d'opposer le régime du signe-particule au régime où le signe renvoie au signe à l'infini sous un signifiant qui constitue la machine d'interprétation. Au contraire, la machine d'expérimentation sur le corps sans organes, c'est le couple signe-particule.

Sixième détermination possible de ce qui se passe sur le corps sans organes, par opposition aux strates, il faudrait dire que les strates définissent des territoires ou des processus de reterritorialisation. Ce qui se passe sur le CSO, et c'est pour cela que le CSO comme matrice intensive est désert, le désert n'étant pas du tout une chose vide et dépeuplée, mais étant précisément le lieu habité par les multiplicités intensives, par une meute, c'est l'endroit des meutes, ce qui se passe sur le CSO à ce niveau, par opposition aux territorialités, ce sont des lignes de déterritorialisation.