Réquichot et sont corps - Roland BARTHES - II

D'où viennent les lettres? Pour l'écriture idéographique, c'est simple: elles viennent de la " nature " (d'un homme, d'une femme, de la pluie, d'une montagne); mais précisément: ce sont alors tout de suite des mots, des sémantèmes, non des lettres. La lettre (la lettre phénicienne, la nôtre) est une forme privée de sens: c'est sa première définition. La seconde est que la lettre n'est pas peinte (déposée), mais grattée, creusée, emportée au poinçon; son art de référence (et d'origine) n'est pas la peinture,mais la glyptique.
Dans l'oeuvre de Réquichot, la sémiographie apparaît sans doute vers 1956, lorsqu'il déssine à la plume (notons l'instrument) des grappes de traits enroulés : le signe, l'écriture viennent avec la spirale, qui ne quittera plus son oeuvre. Le symbolisme de la spirale est opposé à celui du cercle; le cercle est religieux, théologique; la spirale, comme cercle déporté à l'infini, est dialectique: sur la spirale, les choses reviennent, mais à un autre nivea u: il y a retour dans la différence, non ressassement dans l'identité (pour Vico, penseur audacieux, l'histoire du monde suivait une spirale). La spirale règle la dialectique de l'ancien et du nouveau; grâce à elle, nous ne sommes pas contraints de penser: tout est dit, ou: rien n'a été dit, mais plutôt : rien n'est premier et cependant tout est nouveau. C'est ce que fait à sa manière la spirale de Réquichot : en se répétant, elle engendre un déplacement. La même chose se passe dans la langue poétique (je veux dire: prosodique et/ou métrique): comme les signes de cette langue sont en nombre très limité et la combinatoire libre infiniment, la nouveauté, plus qu'ailleurs, y est faite de répétitions très serrées. De la même façon, les compositions spiralées de Réquichot (on peut en prendre pour exemple La guerre des nerfs) explosent partout à partir d'un élément répété et déplacé, la spire (ici alliée à des traits, des tiges, des flaques), elles ont le même mode d'engendrement explosif que la phrase poétique. La spirale a été visiblement pour Réquichot un signe nouveau, à partir duquel, une fois découvert, il a pu élaborer une nouvelle syntaxe, une nouvelle langue. Cependant, cette langue - et en ceci elle est une écriture - est toujours en train de se faire: la spirale est certes le signe en soi, mais ce signe a besoin, pour exister, d'un mouvement, qui est celui de la main : dans l'écriture, la syntaxe, fondatrice de tout sens, est essentiellement la pesée du muscle - du méta-muscle, dirait Réquichot: c'est au moment où il pèse (fût-ce avec la plus grande légèreté) que le peintre devient intelligent; sans ce poids qui avance (ce qu'on appelle " tracer"), le trait pictural (ou graphique) reste bête (le trait bête est celui que l'on fait pour ressembler ou celui que l'on fait pour ne pas ressembler: par exemple, la ligne qu'on ondule pour qu'elle ne ressemble pas à une simple droite). Ce qui fait l'écriture, en définitive, ce n'est pas le signe (abstraction analytique), mais, bien plus paradoxalement, la cursivité du discontinu (ce qui est répété est forcément discontinu). Faites un rond: vous produisez un signe; mais translatez-le, votre main restant posée à même la surface réceptrice: vous engendrez une écriture: l'écriture, c'est la main qui pèse et avance ou traîne, toujours dans le même sens, la main qui laboure en somme (d'où la métaphore rurale qui désigne l'écriture boustrophédon d'après le va-et-vient des boeufs le long du champ). Le sens corporel de la spirale répétée, c'est que la main ne quitte jamais le papier jusqu'à ce qu'une certaine jouissance soit exténuée (le sens est déporté vers la figure générale: chaque dessin de Réquichot est nouveau).



En 1930, l'archéologue Persson découvrit dans une tombe mycénienne une jarre portant des graphismes sur son rebord; imperturbablement, Persson traduisit l'inscription, dans laquelle il avait reconnu des mots qui ressemblaient à du grec ; mais plus tard, un autre archéologue, Ventris, établit qu'il ne s'agissait nullement d'une écriture: un simple griffonnage; au reste, à l'une de ses extrémités, le dessin s'achevait en courbes purement décoratives. Réquichot fait le chemin inverse (mais c'est le même): une composition spiralée de septembre 1956 (ce mois où il constitua la réserve de ses formes ultérieures) se termine (en bas) par une ligne d'écriture. Ainsi naît une sémiographie particulière (déjà pratiquée par Klee, Ernst, Michaux et Picasso) : l'écriture illisible. Quinze jours avant sa mort, Réquichot écrit en deux nuits six textes indéchiffrables et qui le seront de toute éternité ; nul doute cependant qu'enfouis sous quelque cataclysme futur, ces textes ne dussent trouver un Persson pour les traduire; car seule l'Histoire fonde la lisibilité d'une écriture ; quant à son être, l'écriture le tient, non de son sens (de sa fonction communicative) mais de la rage, de la tendresse ou de la rigueur dont sont tracées ses jambes et ses courbes.

Testament illisible, les lettres ultimes de Réquichot disent plusieurs choses : d'abord que le sens est toujours contingent, historique, inventé (par quelque archéologue trop confiant): rien ne sépare l'écriture (dont on croit qu'elle communique) de la peinture (dont on croit qu'elle exprime): toutes deux sont faites du même tissu, qui est peut-être tout simplement, comme dans de très modernes cosmogonies: la vitesse (les écritures illisibles de Réquichot sont aussi emportées que certaines de ses toiles). Autre chose: ce qui est illisible n'est rien d'autre que ce qui a été perdu: écrire, perdre, réécrire, installer le jeu infini du dessous et du dessus, rapprocher le signifiant, en faire un géant, un monstre de présence, diminuer le signifié jusqu'à l'imperceptible, déséquilibrer le message, garder de la mémoire sa forme, non son contenu, accomplir l'impénétrable définitif, en un mot mettre toute l'écriture, tout l'art en palimpseste, et que ce palimpseste soit inépuisable, ce qui a été écrit revenant sans cesse dans ce qui s'écrit pour le rendre sur-lisible - c'est-à-dire illisible. C'est en somme par un même mouvement que Réquichot a écrit ses lettres illisibles et pratiqué ici et là le palimpseste pictural, découpant et cousant des toiles l'une sur l'autre, déclouant et remaculant ses peintures tachistes, introduisant le Livre, par ses pages de garde, dans ses grandes compositions aux Papiers Choisis. Tout ce surécrit, griffure du rien, ouvre à l'oubli: c'est la mémoire impossible: " On déterre dans des îles de Norvège, dit Chateaubriand, quelques urnes gravées de caractères indéchiffrables. A qui appartiennent ces cendres? Les vents n'en savent rien. "

 

la représentation

Sur la table de travail de, Réquichot (indiscernable d'un établi de cuisine), en vrac, des anneaux de rideau achetés au Printemps: ils feront, plus tard, la Sculpture en plastique, anneaux collés. D'ordinaire (je veux dire: si l'on se réfère à l'histoire de l'art), l'oeuvre vient d'un matériau pur: qui n'a encore servi à rien (poudre, terre glaise, pierre); elle est donc, classiquement, le premier degré de transformation de la matière brute. L'artiste peut alors s'identifier mythiquement à un démiurge, qui tire quelque chose de rien : c'est la définition aristotélicienne de l'art (la techné), et c'est aussi l'image classique du créateur titanesque: Michel-Ange crée l'oeuvre comme son Dieu crée l'homme. Tout cet art dit l'Origine.
Les anneaux de Réquichot, quand il les prend, sont déjà des objets usuels (manufacturés), qui se trouvent seulement détournés de leur fonction : l'oeuvre part alors d'un passé antérieur, le mythe de l'Origine est ébranlé, la crise théologique de la peinture est ouverte (depuis les premiers collages, les " ready made "). Ceci rapproche l'oeuvre picturale (ou sculpturale: le report du matériau obligera bientôt à un autre nom) et le Texte (dit littéraire); car le Texte, lui aussi, prend des mots usuels, usés et comme manufacturés en vue de la communication courante, pour produire un objet nouveau, hors de l'usage et donc hors de l'échange.
La conséquence ultime (peut-être encore imprévisible) de ce détournement est d'accentuer la nature, matérialiste de l'art. Ce n'est pas la matière elle-même qui est matérialiste (une pierre encadrée n'est qu'un pur fétiche), c'est, si l'on peut dire, l'infinitude de ses transformations; un peu de symbolisme amène à la divinité, mais le symbolisme éperdu qui règle le travail de l'artiste l'en éloigne: il sait que la matière est infailliblement symbolique: en perpétuel déplacement; sa fonction (sociale) est de dire, de rappeler, d'apprendre à tout le monde que la matière n'est jamais à sa place (ni à la place de son origine, ni à celle de son usage) - ce qui est peut-être une façon de suggérer (affirmation essentiellement matérialiste): qu'il n'y a pas de matière.
(La matière traitée par l'artiste ne trouve une place qu'au moment où il la cadre; l'expose, la vend: c'est la place fixée par l'aliénation: là où cesse l'infini déplacement du symbole.)

 

De même que, par le palimpseste, l'écriture est dans l'écriture, de même il y a dans un "tableau " (peu importe ici que le mot soit juste) plusieurs tableaux: non seulement (chez Réquichot) parce que des toiles sont réécrites ou replacées à titre d'objets partiels dans de nouveaux ensembles, mais parce qu'il y a autant d'oeuvres que de niveaux de perception : isolez, regardez, agrandissez et traitez un détail, vous créez une oeuvre nouvelle, vous traversez des siècles, des écoles, des styles, avec du très ancien vous faites du très nouveau. Réquichot a pratiqué cette technique sur lui-même: " À regarder un tableau de très près, il arrive d'y voir des tableaux futurs : il m'arrive de couper en morceaux de grandes tartines, tâchant par là d'isoler des parties qui me semblent intéressantes. " L'instrument virtuel de la peinture (pour cette partie d'ellemême - peut-être minime - qui concerne l'oeil et non la main), cet instrument serait la loupe, ou à la rigueur la sellette, qui permet de changer l'objet en le faisant tourner (Réquichot a de la sorte utilisé des gueules de chien intactes, sans aucune adjonction, mais en les tournant): tout cela, non pour mieux voir ou voir plus complètement, mais pour voir autre chose: la taille est un objet en soi: ne suffit-elle pas à fonder un art majeur: l'architecture? La loupe et la selle produisent ce supplément, qui dérange le sens, c'est-à-dire la reconnaissance (comprendre, lire, recevoir une langue, c'est reconnaître; le signe est ce qui est reconnu; Réquichot serait de cette race d'artistes qui ne reconnaissent pas).

Changer le niveau de perception: il s'agit là d'une secousse qui ébranle le monde classé, le monde nommé (le monde reconnu) et par conséquent libère une véritable énergie hallucinatoire. En effet, si l'art (employons encore ce mot commode, pour désigner toute activité infonctionnelle) n'avait pour but que de faire mieux voir, il ne serait rien d'autre qu'une technique d'analyse, un ersatz de science (ce à quoi a prétendu l'art réaliste); mais en cherchant à produire l'autre chose qui est dans la chose, c'est toute une épistémologie qu'il subvertit: il est ce travail illimité qui nous débarrasse d'une hiérarchie courante: d'abord la perception ("vraie"), ensuite la nomination, enfin l'association (la part " noble ", " créative " de l'artiste); pour Réquichot, au contraire, il n'y a pas de privilège accordé à la première perception: la perception est immédiatement plurielle - ce qui, une fois de plus, dispense de la classification idéaliste; le mental n'est que le corps porté à un autre niveau de perception: ce que Réquichot appelle le "méta-mental".

 

Prenons deux traitements modernes de l'objet. Dans le ready made, l'objet est réel (l'art ne commence qu'à son pourtour, son encadrement, sa muséographie) - ce pour quoi on a pu parler à son sujet de réalisme petit-bourgeois. Dans l'art dit conceptuel, l'objet est nommé, enraciné dans le dictionnaire - ce pour quoi il vaudrait mieux dire "art dénotatif " plutôt qu' "art conceptuel ". Dans le ready made, l'objet est si réel que l'artiste peut se permettre l'excentricité ou l'incertitude de la dénomination; dans l'art conceptuel, l'objet est si exactement nommé qu'il n'a plus besoin d'être réel: il peut se réduire à un article de dictionnaire (Thing, de Joseph Kosuth). Ces deux traitements, en apparence opposés, relèvent d'une même activité: la classification.

Dans la philosophie hindoue la classification a un nom illustre : c'est le Maya : non point le monde des "apparences", le voile qui cacherait quelque vérité intime, mais le principe qui fait que toutes les choses sont classées, mesurées par l'homme, non par la nature; dès que surgit une opposition (I'Opposition), il y a Maya: le réseau des formes (les objets) est Maya, le paradigme des noms (je langage) est Maya (le brahmane ne nie pas le Maya, il n'oppose pas l'Un au Multiple, il n'est point moniste - car réunir est aussi Maya ; ce qu'il cherche, c'est la fin de l'opposition, la péremption de la mesure; son projet n'est pas de se déporter hors de toute classe, mais hors de la classification elle-même).

Le travail de Réquichot n'est pas Maya : il ne veut ni de l'objet ni du langage. Ce qu'il vise, c'est à défaire le Nom; d'oeuvre en ceuvre, il procède à une ex-nomination généralisée de l'objet. C'est là un projet singulier qui retire Réquichot des sectes de son temps. Ce projet n'est pas simple: l'ex-nomination de l'objet passe nécessairement par une phase de sur-nomination exubérante: il faut renchérir sur le Maya avant de l'exténuer: c'est le moment thématique, qui est aujourd'hui hors de mode. Une critique thématique de Réquichot est non seulement possible, mais inévitable; ses formes " ressemblent " à quelque chose, appellent un cortège de noms, selon le procédé de la métaphore; lui-même le savait: " Mes peintures: on peut y trouver des cristaux, des branches, des grottes, des algues, des éponges... " L'analogie est ici irrépressible (comme unejouissance précoce), mais du point de vue du langage, elle est déjà ambiguë: c'est parce que la forme tracée (peinte ou composée) n'a pas de nom, qu'on lui en cherche et lui en impose plusieurs; la métaphore est la seule façon de nommer l'innommable (elle devient alors très précisément une catachrèse): la chaîne des noms vaut pour le nom qui manque. Ce qui passe dans l'analogie (du moins celle que pratique Réquichot), ce n'est pas son terme, son signifié supposé (" cette tache signifie une éponge "), c'est la tentation du nom, quel qu'il soit: la polysémie forcenée est le premier épisode (initiatique) d'une ascèse: celle qui conduit hors du lexique, hors du sens.

La thématique suggérée par Réquichot est trompeuse parce qu'en fait elle est immaîtrisable: la métaphore ne s'arrête pas, le travail de nomination se poursuit inexorablement, contraint d'aller toujours, de ne jamais se fixer, défaisant sans cesse les noms trouvés et n'aboutissant à rien, sinon à une exnomination perpétuelle: parce que cela ressemble, non pas à tout, mais successivement à quelque chose, cela ne ressemble à rien. Ou encore: cela ressemble, oui, mais à quoi? à " quelque chose qui n'a pas de nom ". L'analogie accomplit ainsi son propre déni et la béance du nom est maintenue infiniment: qu'est-ce que c'est que ca?
Cette question (qui fut la question posée par le Sphynx à Oedipe) est toujours un cri, la demande d'un désir : vite un Nom, pour que je me rassure! Que le Maya cesse d'être déchiré, qu'il se reconstitue et se restaure dans le langage retrouvé: que le tableau me donne son Nom! Mais - ceci définissant exactement Réquichot - le Nom n'est jamais donné: nous ne jouissons que de notre désir, non de notre plaisir.
Peut-être est-ce vraiment cela, l'abstraction: non pas cette peinture produite par certains peintres autour de l'idée de ligne (l'opinion courante veut que la ligne soit abstraite, apollinienne; l'image d'un magma abstrait, comme chez Réquichot, apparaît incongrue), mais ce débat dangereux entre l'objet et le langage, dont Réquichot a assuré le récit: il a créé des objets abstraits: objets parce que cherchant un nom et abstraits parce qu'innommables: dès que l'objet est là (et non la ligne), il veut accoucher d'un nom, il veut produire une filiation, celle du langage: le langage n'est-il pas ce qui nous est légué par un ordre antérieur? Dans son travail, Réquichot procède à une exhérédation de l'objet, il coupe l'héritage du nom. A la matière même du signifiant, il ôte toute origine: ces " accidents " (dont sont tissés certains de ses collages) sont quoi? Des toiles anciennement peintes, puis roulées et suspendues: déshéritées.
Le projet de Réquichot est doublement déterminé (indécidable): d'une part, sur l'échiquier de l'avant-garde, il approfondit la crise du langage, il secoue jusqu'à la rompre la dénotation, la formulation; d'autre part, il poursuit personnellement la définition de son propre corps et découvre que cette définition commence là oÙ le Nom cesse, c'est-à-dire dedans (seuls les médecins peuvent nommer, loin de toute réalité, le dedans du corps - ce corps qui n'est que son dedans). Toute la peinture de Réquichot peut porter cet exergue, écrit par le peintre lui-même: " Je ne sais pas c'qui m'quoi."

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