Réquichot et sont corps - Roland BARTHES - III

Comment le peintre sait-il que l'oeuvre est finie? Qu'il doit s'arrêter, lâcher l'objet, passer à une autre oeuvre? Tout le temps que la peinture a été strictement figurative, le fini était concevable (c'était même une valeur esthétique), puisqu'il s'agissait d'atteindre une ressemblance (ou à la rigueur un effet): ceci atteint (l'illusion), je puis lâcher cela (la toile); mais dans la peinture postérieure, la perfection (parfaire veut dire finir) cesse d'être une valeur: l'oeuvre est infinie (ce qu'était déjà le chef-d'oeuvre inconnu de Balzac), et cependant, à un certain moment, on s'arrête (pour
montrer ou pour détruire): la mesure de l'oeuvre ne réside plus dans sa finalité (le produit fini qu'elle constitue), mais dans le travail qu'elle expose (la production dans laquelle elle veut entraîner son lecteur): au fur et à mesure que l'oeuvre se fait (et se lit), sa fin se transforme. Or, c'est un peu ce qui se passe dans la cure analytique : c'est l'idée même de " guérison ", initialement très simple, qui peu à peu se complique, se transforme et devient distante: l'oeuvre est interminable, comme la cure: dans les deux cas, il s'agit moins d'obtenir un résultat que de modifier un problème, c'est-à-dire un sujet : le désempoisser de la finalité dans laquelle il enferme son départ.

Comme on le voit, la difficulté de finir - dont Réquichot a souvent fait état - met en cause la représentation elle-même, à moins que ce ne soit l'abolition de la figure, amenée par tout un jeu de déterminations historiques, qui oblige à irréaliser la fin (but et terme) de l'art. Tout le débat tient peut-être dans les deux sens du mot " représentation ". Au sens courant, qui est celui dont relève l'oeuvre classique, la représentation désigne une copie, une illusion, une figure analogique, un produit ressemblant; mais au sens étymologique, la représentation n'est que le retour de ce qui s'est présenté; en elle le présent dévoile son paradoxe, qui est d'avoir déjà eu lieu (puisqu'il n'échappe pas au code): ainsi, ce qui est le plus irrépressible dans l'artiste (en l'occurrence Réquichot), à savoir la fusée de la jouissance, ne se constitue qu'avec l'aide de ce déjà qui est dans le langage, qui est le langage; et c'est ici qu'en dépit de la guerre apparemment inexpiable de l'Ancien et du Nouveau, les deux sens se lient: d'un bout à l'autre de son histoire, l'art n'est que le débat varié de l'image et du nom: tantôt (au pôle,figuratif), le Nom exact règne et le signe impose sa loi au signifiant; tantôt (au pôle " abstrait " - ce qui est bien mal dire), le Nom fuit, le signifiant, en explosant sans cesse, cherche à défaire ce signifié têtu qui veut revenir pour former un signe (l'originalité de Réquichot tient à ce que, dépassant la solution abstraite, il a compris que, pour défaire le Nom, le Maya, il fallait accepter de l'épuiser: l'asémie passe par une polysémie exubérante, éperdue: le nom ne tient pas en place).
En somme, il y a un moment, un niveau de la théorie (du Texte, de l'art) où les deux sens se brouillent; il est possible d'affirmer que la plus figurative des peintures ne représente (ne copie) jamais rien mais cherche seulement un Nom (le nom de la scène, de l'objet); mais il est aussi possible (quoiqu'aujourd'hui plus scandaleux) de dire que la "peinture " la moins figurative représente toujours quelque chose : soit le langage lui-même (c'est, si l'on peut dire, la position de l'avant-garde canonique), soit le dedans du corps, le corps comme dedans, ou mieux: la jouissance: c'est ce que fait Réquichot (comme peintre de la jouissance, Réquichot est aujourd'hui singulier: démodé - car l'avant-garde n'est pas souvent jouisseuse).

 

l'artiste

Faut-il replacer Réquichot dans l'histoire de la peinture? Réquichot a vu lui-même la vanité de cette question: " Penser que Van Gogh ou Kandinsky soit dépassé n'est pas grand-chose, ni désirer les dépasser: ce n'est là que dépassement historique des autres... " Ce qu'on appelle " l'histoire de la peinture " n'est qu'une suite culturelle et toute suite participe d'une Histoire imaginaire: la suite est même ce qui constitue l'imaginaire de notre Histoire. N'est-ce pas, au fond, un automatisme assez singulier que de placer le peintre, l'écrivain, l'artiste, dans l'enfilade de ses congénères?

Image filiale qui, une fois de plus, assimile imperturbablement l'antécédence à l'origine: il faut trouver à l'artiste des Pères et des Fils, pour qu'il puisse reconnaître les uns et tuer les autres, joindre deux beaux rôles: la gratitude et l'indépendance: c'est ce qu'on appelle: " dépasser ".

Pourtant, il y a bien souvent dans un seul et même peintre toute une histoire de la peinture (il suffit de changer les niveaux de perception: Nicolas de Stael est dans 3 cm2 de Cézanne). Dans la suite de ses oeuvres, Réquichot a pratiqué cette marche dévorante: il n'a sauté aucune image, en se faisant lui-même historique à toute vitesse, par une accumulation de désinvestissements brusques; il a traversé bien des peintres qui l'on précédé, entouré et même suivi; mais cet apprentissage n'était pas artisanal, il ne visait à aucune maîtrise ultime; il était infini, non par insatisfaction mystique, mais par retour obstiné du désir.

Peut-être est-ce ainsi qu'il faut lire la peinture (du moins celle de Réquichot): hors de toute suite culturelle. De la sorte nous avons quelque chance d'accomplir cette quadrature du cercle: d'une part retirer la peinture du soupçon idéologique qui marque aujourd'hui toute oeuvre avant-dernière, et d'autre part lui laisser l'empreinte de sa responsabilité historique (de son insertion dans une crise de l'Histoire), qui est, dans le cas de Réquichot, de participer à l'agonie de la peinture. Par l'addition de ces deux mouvements contradictoires, il se produit en effet un reste. Ce qui reste, c'est notre droit à la jouissance de l'oeuvre.

 

Défigurant le mot, on voudrait pouvoir dire que Réquichot était un amateur. L'amateur n'est pas forcément défini par un savoir moindre, une technique imparfaite (auquel cas Réquichot n'est pas un amateur), mais plutôt par ceci: il est celui qui ne montre pas, celui qui ne se fait pas entendre. Le sens de cette occultation est le suivant: l'amateur ne cherche à produire que sa propre jouissance (mais rien n'interdit qu'elle devienne la nôtre par surcroît, sans qu'il le sache), et cette jouissance n'est dérivée vers aucune hystérie. Au-delà de l'amateur, finit la jouissance pure (retirée de toute névrose) et commence l'imaginaire, c'est-à-dire l'artiste : l'artiste jouit, sans doute, mais dès lors qu'il se montre et se fait entendre, dès lors qu'il a un public, sa jouissance doit composer avec une imago, qui est le discours que l'Autre tient sur ce qu'il fait. Réquichot ne montrait pas ses toiles (elles sont encore largement inconnues): "Tout regard sur mes créations est une usurpation de ma pensée et de mon coeur... Ce que je fais n'est pas fait pour être vu... Vos appréciations et vos éloges me paraissent des intrus qui perturbent et malmènent la genèse, l'inquiétude, la perception délicate du mental où quelque chose germe et tente de croître..." La singularité de Réquichot est d'avoir mené son oeuvre à la fois au plus haut et au plus bas: comme l'arcane de la jouissance et comme un modeste hobby qu'on ne montre pas.

 


L'artiste (ne l'opposons plus ici à l'amateur): quel mot désuet! D'où vient que si on l'applique à Réquichot, il perd son relent romantique et bourgeois? D'abord de ceci: la peinture de Réquichot part de son corps: le dedans du corps s'y travaille sans aucune censure; il en résulte ce paradoxe: cette oeuvre est expressive, elle exprime Réquichot (Réquichot s'y exprime, au sens littéral, presse sur la toile le suc violent de sa cénesthésie intérieure), et semble donc, dans un premier mouvement, participer d'une esthétique idéaliste du sujet (esthétique aujourd'hui âprement contestée); mais dans un second mouvement, comme ce sujet travaille précisément à l'abolition du contraste séculaire entre l'" âme " et la " chair ", comme il s'exténue à mettre en scène une nouvelle substance, un corps inoui, révulsé, désorganisé (plus d'organes, plus de muscles, plus de nerfs, rien que des vibrations de douleur et de jouissance), c'est le sujet lui-même (celui de l'idéologie classique) qui n'est plus /à : le corps congédie le sujet et la peinture de Réquichot rejoint alors l'extrême avant-garde: celle qui n'est pas classable et dont la société dénonce le caractère psychotique parce que de la sorte au moins elle peut la nommer.

Et puis, autre raison de ne pas effacer en lui l' "artiste", Réquichot conçut son oeuvre, son travail - tout son travail - comme une expérience, un risque. (" Il faut peindre, non pas pour faire une oeuvre, rrais pour savoir jusqu'où une oeuvre peut aller. ") Cette expérience n'avait rien d'humaniste, il ne s'agissait pas d'expérimenter les limites de l'homme au nom de l'humanité; elle était volontairement autarcique, la fin en restait toujours la jouissance douloureuse; et pourtant encore, ce n'était pas une expérience individualiste, car elle emportait - fût-ce par surcroît l'idée d'une certaine totalité: totalité du faire, d'abord, Réquichot accomplissant et révisant toutes les techniques de la modernité, ne répugnant pas à s'incorporer une certaine Mathésis de la peinture et ne négligeant nullement ce que pouvaient lui enseigner ses devanciers; concurrence des arts ensuite: de même que les peintres de la Renaissance étaient aussi, bien souvent, des ingénieurs, des architectes, des hydrauliciens, Réquichot a utilisé un autre signifiant, l'écriture: il a écrit des poèmes, des lettres, un journal intime et un texte, intitulé précisément "Faustus": car Faust est encore le héros éponyme de cette race d'artistes: leur savoir est apocalyptique: ils mènent de front l'exploration du faire et la destruction catastrophique du produit.

 


Être moderne, c'est savoir ce qui n'est plus possible. Réquichot savait que la " peinture " ne peut revenir (sinon peut-être, un jour, à une autre place, c'est-à-dire en spirale), et il a participé à sa destruction (par ses collages, ses sculptures). Cependant Réquichot était peintre (jouissant du nappé de l'huile, de l'étalement d'une encre, du tracé d'une griffe, acceptant de traverser les peintres passés, d'entrer dans l'inter-texte du cubisme, de l'abstraction, du tachisme). Condamné, par la nécessité historique et ce que l'on pourrait appeler la pression d'une jouissance responsable, à tuer, sinon ce qu'il aimait, du moins ce qu'il connaissait et savait faire, il a travaillé en état de sacrifice. Cependant, ce sacrifice n'avait rien d'oblatif; Réquichot n'offrait l'apocalypse de son savoir, de son faire, de sa " culture " à personne, à aucune idée, à aucune loi, à aucune histoire, à aucun progrès, à aucune foi. Il a travaillé en pure perte; il savait qu'il ne pouvait atteindre son spectateur à l'égal de ce qui l'avait, lui, touché; il pratiqua donc une économie proprement suicidaire et décida que toute communication de son oeuvre (communication dérisoire) ne rachèterait rien de ce qu'il y avait investi. Si maintenant, par les soins d'un ami, nous pouvons voir du Réquichot, du moins faut-il bien savoir que cette perte énorme de violence et de jouissance n'était pas faite pour nous. Réquichot a voulu perdre pour rien : il a contesté l'échange. Historiquement, c'est une oeuvre somptuaire, entièrement assujettie à la perte inconditionnelle dont a parlé Bataille.

Toute l'esthétique (mais c'est par là en détruire l'idée même) se ramène à cette question: à quelles conditions, l'oeuvre, le texte, trouvent-ils preneur? Fondée (aujourd'hui) sur une subversion AUX ENCHÈRES de l'échange, l'oeuvre (aujourd'hui encore) n'échappe pas à l'échange, et c'est en cela qu'éperdue à liquider tout signifié, elle possède cependant un sens. Aux enchères de l'art, qui prendra Réquichot? Sa valeur n'est protégée ni par la tradition, ni par la mode, ni par l'avant-garde. D'un certain point de vue, son oeuvre est " nulle " (deux pièces au Musée d'Art Moderne, dont une seule exposée). Et c'est pour cela qu'elle est l'un des lieux où s'accomplit la dernière subversion: de cette oeuvre, l'Histoire ne peut rien récupérer, sinon sa propre crise.

 

Au hasard, comparons Réquichot à l'une des sectes qui l'ont suivi. Dans l'art dit conceptuel (art réflexif), il n'y a, en principe, aucune place pour la délectation; ces artistes savent bien, à défaut d'autre chose, que pour blanchir définitivement la gangrène idéologique, c'est le désir tout entier qui doit être coupé, car le désir est toujours féodal. L'oeuvre (si l'on peut encore dire) n'est plus formelle, mais seulement visuelle, articulant simplement et directement une perception et une nomination (la forme, c'est ce qui est entre la chose et le nom, c'est ce qui retarde le nom); ce pour quoi il vaudrait mieux dire que cet art est dénotatif, plutôt que conceptuel. Or, voici la conséquence de cette purification: l'art n'est plus fantasmatique; il y a bien scénario (puisqu'il y a exposition), mais ce scénario est sans sujet: l'opérateur et le lecteur ne peuvent pas plus se mettre dans une composition conceptuelle que l'usager de la langue ne peut se mettre dans un dictionnaire. Du coup, c'est toute la critique qui tombe, car elle ne peut plus rien thématiser, poétiser, interpréter; la littérature est forclose au moment même où il n'y a plus de peinture. L'art en vient alors à prendre en main sa propre théorie; il ne peut plus rien que se parler, se réduisant à la parole qu'il pourrait tenir sur lui-même, s'il consentait à exister: le désir étant expulsé, le discours revient en force: l'art devient bavard, dans le moment même où il cesse d'être érotique. L'idéologie et sa faute sont éloignées, certes; mais le prix qu'on a dû payer, c'est l'aphanisis, la perte du désir, en un mot la castration.

La voie de Réquichot est opposée: il exténue l'idéalisme de l'art, non par la réduction de la forme, mais par son exaspération; il ne blanchit pas le fantasme, il le surcharge jusqu'à la rupture; il ne collectivise pas le travail de l'artiste (indifférent même à l'exposer), il le sur-individualise, cherche ce point extrême où la violence de l'expulsion va faire basculer la consistance névrotique du sujet dans cette autre chose que la société repère du côté de la psychose. L'art conceptuel (qu'on prend simplement comme exemple d'un art contraire à celui de Réquichot) veut établir une sorte d'en deçà de la forme (le dictionnaire); Réquichot, lui, veut atteindre l'au-delà de la langue; pour cela, au lieu d'épurer le symbolique, il le radicalise: il déplace, et c'est en cela qu'il est du côté du symbole. ("Les soi-disant taches de mes peintures, je n'essaie pas tant qu'elles tombent à la bonne place; j'attends plutôt qu'elles tombent à la mauvaise.") Dès lors, il est encore possible de parler de Réquichot; son art peut être dit : érotique (parce que c'est son corps qu'il déplace), ou méchant, ou violent, ou sale, ou élégant, ou pâteux, ou coupant, ou obsédé, ou puissant; bref il peut recevoir la marque langagière du fantasme, tel qu'il est lu par l'Autre, à savoir l'adjectif Car c'est mon désir qui, permettant à l'Autre de parler de moi, fonde d'un même mouvement l'adjectif et la critique.

 

la signature

Voilà quelque temps maintenant que j'écris, non sur Réquichot, mais autour de lui; ce nom de " Réquichot " est devenu l'emblème de mon écriture courante; je n'entends plus en lui que le son familier de mon propre travail; je dis Réquichot, comme j'ai.dit Michelet, Fourier ou Brecht. Et pourtant, réveillé de son usage, ce nom (comme tout nom) est étrange: si français, rural même, il y a en lui, par son chuintement, par sa terminaison diminutive, quelque chose de gourmand (la quiche), de fermier (la galoche) et d'amical (le petiot): c'est un peu le nom d'un bon camarade de classe. Cette instabilité du signifiant majeur (le nom propre), nous pouvons la reporter sur la signature. Pour ébranler la loi de la signature, il n'est peut-être pas besoin de la supprimer, d'imaginer un art anonyme; il suffit de déplacer son objet: qui signe quoi? Où s'arrête ma signature? A quel support? A la toile (commedans la peinture classique)? A l'objet (comme dans le ready made)? A l'événement (comme dans le happening) ? Réquichot a bien vu cet infini de la signature, qui en dénoue le lien appropriatif, car plus le support s'élargit, plus la signature se démarque du sujet: signer, c'est alors seulement trancher, se trancher soi-même, trancher l'autre. Pourquoi, pensait Réquichot, ne pourrais-je signer, au-delà de ma toile, la feuille boueuse qui m'a ému, ou même le sentier où je l'ai vue collée? Pourquoi ne pas mettre mon nom sur les montagnes, les vaches, les robinets, les cheminées d'usine (Faustus)? La signature n'est plus que la fulguration, l'inscription du désir: imagination utopique et caressante d'une société sans artistes (car l'artiste sera toujours humilié), où chacun cependant signerait les objets de sa jouissance. Réquichot, très seul, a préfiguré un instant cette société sublime d'amateurs. Reconnaître la signature de Réquichot, ce n'est pas l'admettre au panthéon culturel des peintres, c'est disposer d'un signe supplémentaire dans le fouillis du Texte immense qui s'écrit sans relâche, sans origine et sans fin.

Roland Barthes