Olivier WATTEZ
La lettre trouvée

Ce texte fut publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°12.
fragment 1
Chere veronique je t'écris en éspérent que tu vas bein et que tu passe de bonne vacense de mon coter més vacense se passe bien il fais beaux un peus tros chaus et un peus dure a suporter més on le fais de suporter la chaleur je suis avec ma tente et oncle charle et mon cousin et cousines mon cousin mickael qui a 11 ans et flaurenc (raturé) flaurence qui a 8 ans et sophie qui a 6 ans et ma soeur qui a 10 ans nathacha mais qui a 14 ans je m'occupe de se groupe c'est a dire de ma soeur qui colle au tallon et cousines et le cousin et je leur fais même le bain du matin sa me j'aine pas avec més cousine et soeur més mon cousin luis qui a encor le sêxe de bébé les garçons du lycée qui nous enbête avec leur facon de dra guer les filles et qui on même pas le sêxe former més mon cousin est un être a par luis il est tellement a pare qui a sa petite tente a luis pour dormir car luis il fais encor au lit tous les soir je m'occupe de luis en le prenent par la main et je le conduis au WC du camp ou je luis baisse son mayeaus bain et il vas sur le WC une fois qui a finis je le netays le sêxe et fesses avec de languette de v&c et je luis mès sur son sêxe et fêsses de la pomade et v&c et c'est trois couches que j'êmmene et sa cullotte caoutchous et son pyjama qui est un chorte et le haus qui est un mayeaus corps car il a touts sorte de cullotte caoutchous il a la cullotte caoutchous normal et la cullotte caoutchous ouvrente quon fêrme par devens son sêxe avec six bouton préssions et la pointe platique ou on luis fais un noeus par de vens et un par derriêre et quen on le mès au lit dans son duvet on fais attention qui a bein sous luis son dras platique et son molleton en coton et on luis ferme son duvet et je m'oc cupe de ma soeur et cousine en les métent nue et leur mête leur chemise de nuit et je les més au lit
 
fragment 2
 

et je m'occupe de prendre un biberon de mette deux cuiêre a soupe de chocolat et le remplir de lait et brencher le chaufe biberon et quen il est chaus je le se-cous et je la porte a sophie en luis tirent sa suçe que flaurence més dans sa bouche et sophie elle més son biberon dans la bouche c'est a dire sa tétine et le tieins d'une main elle qui est sur le coter gauche et suçe et la je me dis que la tente et l'oncle a vraiment des bébés mé des grend la petite qui a 6 ans et qui a plus lages de boire le biberon en a et sa soeur qui est un peus plus grend elle c'est la suçe et son frêre luis c'est les couches et cullotte caoutchous qui a son ages et tous les trois a un nounouçe pour dormir dans la nuit et a 21H jais mon repas car la tente elle fais a menger maman laide et fons le ménage vésselle lit et laver le leinge les pêres le aide mois c'est les enfants que je m'occupe du matin au soir mé le ma tin je lave tous le monde de la tête au piés et je fais tous les matins que jaime pas sa me le fais je tire le mayeaus corps a mickael et son corte qui son mouier et je passe a la cul lotte caoutchous ou je suis aubliger de mette més deux mains sur des couches remplis de pisse et auresement que je les laves tous les quatre sa lave les mains mois qui est en mayeaus bain tous les quatre que sa sois fille ou garçon il son nue tous les quatre sous la douche ou je les frortes avec du savons et gents toillette et le gents toillette fais aussi bein les figures que les fêsses et sexe et ... (illisible: puis? fais?) a tous les quatre qui sois pas pissous ou qui le sois il on le même traittement et je les essuis abille et il von déjeuner et aprês il von jouer je lés survaille c'est mon rolle et les relave quen il son salle sur tous que mickael luis qui sa longe sur une sêreviette de bain sur le solle et dor un peus allor il pisse dans son mayeaus bain et sêreviette allor il finis le reste de la journer nue car on se salis une fois par jour pas deux [...]
 

fragment 3
 
 

La lettre de A.B. est probablement tombée du portefeuille de Véronique, au moment de régler l'addition, dans le restaurant où elle fut trouvée, au sol, par le patron qui me l'a confiée ; elle porte les traces des dérèglements habituels que l'on retrouve dans les écrits de certains schizophrènes ; encore serait-il très rapide de tenter une forme de tableau normé des effets stylistiques propres à une comparaison clinique quelconque, tableau improbable dans lequel chaque déviance repérable pourrait être la trace d'un symptôme lisi ble et pertinent ;
ce serait, d'abord, négliger par excès de classification, le fait que la sin gularité de l'écriture de chaque malade est soumise à cette hypothèse: les étroites simi litudes visibles entre les différentes écritures malades (je vous renvoie aux écrits bruts compilés par Michel Thévoz, publiés par les P.U.F.) ne sont ni plus ni moins frappantes que le peu de distance, somme toute, qui sépare deux écritures normales.
Et, surtout, el les ne peuvent que nous ramener, vis-à-vis des errances monstrueuses du style, à la question de l'intention, et de la formalisation de cette intention par l'écriture. Ceci aussi, est très clairement développé par la plupart des rédacteurs des Cahiers de l'Art Brut.

Pourquoi ai-je décidé de faire publier par La Parole Vaine une telle lettre? Je conviens que sa fonctionnalité est bien plus proche des préoccupations d'un écrivain que de celles d'un simple lecteur...
Cependant, nul n'ignore que les bricolages des écrivains et leurs maux de crâne constituent le principal du délassement chez les amateurs de littéra ture un peu soucieux de savoir chez qui ils mettent les pieds. L'enseignement que pro pose la publication d'une pièce à conviction non littéraire dans une revue rédigée par des professionnels de l'écriture, est -d'une certaine façon- la poursuite du travail d'analyse que Barthes avait pu développer dans son Degré zéro de l'écriture, à propos de la notion de réalisme en littérature ; c'est principalement sur celle de vérisme que je voudrais insister.

Rien n'est plus difficile en effet à envisager, pour un écrivain intelligent, qu'un fragment d'écriture de l'idiotie totale, ou pour un citadin celle du parler rural (et au maximum des difficultés, on pourrait concevoir l'écueil d'un écrivain passablement niais voulant faire par ler à la première personne un type supposé génial) : les sources étant le plus souvent si abusives et si pleinement écrites qu'elles infléchissent jusqu'à la méthode et à l'enregistre ment du moindre reportage, on pourrait douter que la tentative vériste puisse acccoucher d'autre chose que d'une caricature reposante.
Le problème, lors de ce type de réacclimatation, est surtout le fruit d'une évidente erreur stratégique, celle qui conduit à décaler les codes en gardant les structures... ceci, probablement, est dû à l'orgueil immense que procure la certitude que toute déviance langagière est le produit d'une corruption de sa propre langue. Il n'est pas très difficile d'imaginer que les plus talentueux des fourbisseurs de paralangages se viandent malgré tout dans la confusion pittoresque ; on se représente sans peine les difficultés immenses qui attendent un écrivain voulant se figurer l'écriture de la folie...
 

fragment 4
 

Il aurait pu sembler que la simple reproduction du texte original fût suffisante pour remplir cette fonction de correc tion de l'espace limité des représentations ; mais c'est bien la retranscription qui, ici, pose clairement le problème d'une écriture étrangère à celle d'un auteur en quête d'authenticité : si effectivement l'aspect global du manuscrit nous donne la meilleure image possible d'une écriture de la folie, seule la typographie de cette lettre nous confronte véritablement aux enjeux de l'écriture destinée à la publication, montrant bien les effets sur lesquels un écrivain ne peut pas compter. Il sera donc intéressant de noter que la dégradation de l'écriture ne se rencontre que très rarement là où un esprit rationnel aurait pu vouloir les imaginer :
A.B. ne rature pas flaurenc parce qu'il lui a semblé l'avoir mal orthographié, mais bien parce qu'elle est arrivée en bout de ligne ; il est presque évident qu'un écrivain eût choisi l'option de recaler le "e" manquant hors de la ligne, confondant les usages de l'écriture d'enfance avec ceux d'un schizophrène. On notera par la même occasion que les grossièretés volontaires d'un écrivain ten tant l'expérience du dérèglement sont très éloignées de celles que propose A.B. : la plu part des mots mal orthographiés ne sont pas les plus tordus de la langue française ("bein" systématique pour "bien", ou encore, la complexification de Natacha devenue "nathacha", ou encore celle, invraisemblable, de "mayeaus"), là où certains d'entre eux, au contraire, sont irréprochablemnt inscrits (mickael, pyjama). Malgré l'énorme difficulté qui fut la mienne à retranscrir ce texte avec exactitude (j'ai du très souvent faire appel à la logique là où, justement, le texte la rejettait), je pense vous le livrer aujourd'hui dans le meilleur des états.

L'absence de majuscules n'est pas due à une indécision de ma part, aucune d'entre elles n'étant en fait spécifiée dans l'original. Je finis en répétant que l'erreur usuelle de celui qui aurait voulu imaginer un texte de fou, aurait été de grossir ou diminuer les réseaux de cohérence d'une écriture normale, là où A.B., tout simplement, en a fait des suggestions parallèles et autonomes. Je dois, pour être franc, avouer que, surtout, j'ai beaucoup aimé cette incroyable let tre, son style, son rythme, et que seul mon propre dérèglement m'a permis de m'arrêter sur ce texte-là.