Olivier WATTEZ
L'esprit des lois

Ce texte, publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°7, est en fait la version abrégée -et au bout du compte définitive- d'un roman trop longtemps repoussé pour être écrit, mais aussi pour être complètement abandonné, "Un meurtre de Jeanne chez Jeanne". Sa structure est empruntée à ces casse-têtes dont le principe est le pivotement de partie mobiles autour d'un axe, dans le but de faire passer un élément (une bille, par exemple) de l'intérieur à l'extérieur de l'objet, ou le contraire. Ici, la valse est celle des noms, l'axe la mort.

 

1 oie
 

Ahmed, fixant la télévision, une bouteille de bière à la main, assis dans la cuisine. Bruno préparant des sandwiches. Ahmed parle vite, coupant parfois ses phrases immédiatement enchaînées.
-Ahmed:  j'aurais pu la suivre. Je ne l'ai pas fait. Pas accompagnée. Rectangle des rectangles blancs gonflés et cette femme de soixante dix-neuf ans sous ce tissus en, j'aurais pu aller jusqu'au bout, mais cette main cireuse tachée plissée comme du papier mouillé posée jaune au creux de ma longue main plate savonnée, blanche, comme un jouet, je n'ai pas pu la suivre et je l'ai regardée mourir sans lui dire d'autre mot que le diagnostic qui laissait espérer que quelques jours au plus lui laissaient quelques jours au plus et j'ai baissé les paupières en me disant qu'il allait falloir quitter ma blouse blanche et j'en étais ravi me disant que ce n'était finalement pas mon travail du tout
-Bruno: tu la connaissais?
-Ahmed: rien de plus terrible et banal que d'avouer qu'on finit par les connaître tous malgré soi, que quoique l'on fasse ces vieux pantins jaunes rentreront dans le petit panthéon personnel quoi de plus tranché et celle-ci aussi bien que, je te le répète, je n'aie pas pu, ou pas voulu l'accompagner et chacun d'entre nous opère pour n'être responsable que du plus petit dénominateur commun avec le malade un perpétuelle diversion.
-Bruno: et les morts?
-Ahmed: Je ne les vois jamais.
 

2 oies
 

Charles observait la lame dentée du couteau tracer en creusant un angle rouge (avec la première découpe) à la surface striée brûnie et mangeait lentement en regardant fixement la tranche et la bizarrerie de cette chose molle et dure dans le disque net de l'assiette et parlait, haché, entre les bouchées, disait à Dominique combien il aimait cette atmosphère que rien ne pouvait perturber, mais elle ne voulait plus entendre un mot à ce propos parce qu'elle n'ignorait pas et lui par ailleurs ne l'ignorait pas non plus, que l'aspect bénéfique de ces courts instants de vie commune n'était du qu'à la merveilleuse séparation quotidienne que le travail à l'hôpital servait à deux êtres qui avaient absolument tout pour se mépriser, qui se seraient sans aucun doute possible haïs avec une violence silencieuse s'il n'y avait eu cette impression de repos-là dans lequel ils n'étaient ni l'un pour l'autre ni l'un avec l'autre mais bien l'un momentanément sans lui-même et l'autre pareillement et s'ils n'avaient pas tous deux été certains que sans cette difficulté-là, mentie, le monde entier n'eût été que difficultés encore plus terribles et permanentes minuscules difficultés poussiéreuses et collantes, qu'il n'y eût que renoncements aigris pour combler une vie sans possibilité d'accomplir des rêves bien entendu inaccomplissables par deux êtres d'une lâcheté sans mesure mais dont la bénéfique vie de travail qui les séparait leur permettait de penser l'acomplissement comme finalement une nuisance à une vie de couple qui méritait bien quelques renoncementsmais lorsque Dominique dit à Charles qu'une soirée était organisée chez Irène le surlendemain il comprit que même cette coupure quotidienne aussi atroce fût-elle était largement insuffisante pour qu'il ne s'entretuent pas ou ne se donnent pas chacun la mort et ce qui lui apparut clairement à la fin du repasétait le mot DIVERSION qui rayait la table qui séparait en deux territoires injoignables leurs deux assiettes et leurs verres.
 

3 oies
 

"J'ai vu Ahmed et Charles à l'hosto, cette aprèm', y a une soirée chez irène" balança Emmanuelle à Franck, (elle, relevant les yeux d'un cahier chiffré couvert à outrance -sales manies d'écolière jamais guérie de la diversion- vague coup d'dos souple en réajustant cette chevelure lourde) (que Franck avait toujours largement surestimée) (parce que le visage d'Emmanuelle était si plat, si nu) (et c'était si incroyable de planification, cette lune molle aux traits bâclés, qu'il avait bien fallu lui trouver quelquechose de physiquement nommable, cette chevelure tombant à pic, idéalement) (si elle s'était rasée il eût été perdu et jamais n'aurait pu parler d'elle sans rougir d'être à ses côtés).  Franck la questionna un instant sur les personnes présentes à cette fiesta, et elle répondit "Ahmed, Bruno, Dominique, peut-être charles, Gérard et son ami..." "Hubert?" "Ouais, Hubert, j'crois qu'Irène fête son anniversaire". Emmanuelle referma l'cahier et Franck sentit peser sur lui l'horrible nécessité de passer une soirée encore (à simuler la sympathie la familiarité et surtout la clarté des r'lations entre des êtres, trois d'entre eux tout au moins, dont il était, probablement, le maître incontestable du désordre) (une soirée encore à placer les corps dans l'ordre des corps les sentiments dans l'ordre de la législation et Franck sentait peser sur lui l'horrible nécessité d'inventer) (inventer sans cesse dans c'genre de rencontres des choses stables et des discours stables, pour faire, comme toujours, diversion)  à inventer des réseaux d'connivences sur des places vides, surtout vides, sur lesquelles et pour lesquelles personne n'aurait eu l'idée de lutter mais dont tous les généraux du monde font le siège déchiré des diversions.
 

4 oies
 

Gérard a vu Bruno et Franck. A la sortie d'l'hosto. Crevés, mauvaise donne de la journée: un plantage sur une éventration banale, hémorragie infernale, pas compris, non, vraiment, suivie d'une déchirure des sutures pour tout arranger, rare, mais ce jour-là, du travail de cochon, un type qu'on avait foiré sur un coup facile là où sur dix compliqués on s'en était sorti, mais sur ces coups-là, on y était pas. Métier incohérent des défilés d'colonnes, on vend pus d'indulgences, mais des permanences, la fin du salut. Ils ont filé à Gérard des cartons de cette salope d'Irène qu'a un cabinet maint'nant, une belle saloperie d'cabinet où elle fait ce qu'on d'mande, si tu veux d'la chiro, du r'boutage et qu'tu payes, s'en fout; après tout, elle se trompe pas de client, y sont tous pareils, ils regardent le ciel et ils questionnent le médecin après: des tumeurs lion ou des éventrations balance... Mais quand même, ça tue l'commerce, la crédibilité, parce que quand l'client comprend pus rien, faut faire diversion, pas l'suivre, sinon i saura c'que c'est qu'la ficelle, i nous verra v'nir de loin... C'est ça; diversion...traverser les angoisses avec l'instrumentation adaptée.  Demain 21h, ça va encore tourner mal avec Irène cette malade, la dernière fois... Mais s'fout d'la dernière fois, Gérard d'mande quand même à Hubert si ça vaut vraiment l'coup et lui traverse la vie comme un feuille brûlée est soufflé par un courant chaud et disparaît sans répondre.
 

5 oies
 

"Bon, la suite arrive? L'entrée était un peu lège, Irène." "j'vois avec Dom pour débarrass/ "ça t'regardes, toi, c'qu'i s'racontent ces deux oiseaux-là? Bon, alors lâches un peu Hubert!"/ "tu plaisantes?" "Pas du tout!" "arrêtes!" "C'était pas un coup simple, hein Franck?" "Des conneries, elles va pas se tirer, Emmanuelle?" "Penses-tu!" "Merde, Ahmed, tu vas pas encore tirer cette tronche par c'que y'a pas d'rosé, tu sais"/ "Laisse, Ahmed y p"/ "Gérard, ramène le plateau par ici s'il te plaît"/ Mais gérard suit irène des yeux, elle attend "C'est curieux comme vous vous ressemblez..." "Je vois pas c'que tu veux dire, on se ress" "Fais gaffe avec la bouteille, merde, ma jupe" "Non, je plaisante pas, vous vous ressemblez... un côté cocu..." "Bruno, t'es sûr que tu veux pas ce machin, mois les crustacés ça donne l'impression de manger des insectes" "Prends du crabe..." "T'as écouté c'que j't'ai dit, abruti?!" "cocu?" "Marrant, quand même, pourtant je lis pas la même chose sur le visage de Charles, ou de Franck, pourtant, d'une certaine manière, c'est encore des cocus" "Arrêtes de me faire chier avec ce plateau Hubert, je... Attends, y'a Irène et emmanuelle q" "Je sais pas ce que vous foutez toutes les deux mais vous allez pas nous faire encore une soirée prise de tête?" "Ta gueule, Gérard, Irène essaie de me dire quelque chose de très interressant..." Elle précise, dévoile tout ce qu'elle tient. Les deux mâles sont insufflés et écarlates, dénient, balbutient et plus ils bégaient, moins, évidemment, ils sont crus. Irène insiste, appuie, s'amuse, pèse chacune des réactions et l'envenime, soigneusement, attend la lame d'un des couteaux de cuisine qu'elle a choisis particulièrement aiguisés. Le trio de débauche est d'abord discuté, rend incrédule, Dominique veut bien croire dans l'infidélité de Charles mais ne peut pas croire en sa perversion, Emmanuelle agit exactement de façon inverse vis-à vis de Franck, relevée, hurlante, rouge, E. est électriquement secouée et la lumière change, le visible change, elle s'empoigne avec lui mais Irène insiste si follement que tout se tourne, A. Commente, tente diversion, C. se défend, B. commente, G. et H. commentent et la table la bruit casse le dossier touche le menton lampe cinglée par le torchon t renverse en meuglant mais suit le mouvement des circuits de ils se suivent violemment os touché de fouet par le carrelage elle injurie, I. injurie E. et D. et corps balancés que d'autre arrêtent mais rien n'empêche la chute des trois corps d'Emmanuelle de Dominique etd'Irène au moment précis où une lame perce la poitrine d'Irène le bruit étouffé d'un corps s'éteint et une feuille blanche...
 

6 oies
 

"Je sous-signé Irène ELEAZAR,  parce qu'il ne m'est pas indifférent de faire savoir à n'importe quel prix qu'une mort est toujours un meurtre, qu'il n'y a aucune sorte d'exception à cette règle, qu'il n'y a jamais eu de ce que l'on appelle une mort naturelle, je vous ai tous conviés à cette soirée pour vous le faire comprendre; peut-être certains d'entre vous, de celles que j'ai conduit à me tuer ou des autres, comprendrons mieux que l'on ne guérit jamais un homme, mais que l'on cherche illusoirement à guérir la société qui rend l'homme malade. C'est on ne peut plus idiot. On n'a à guérir que des individus que l'on rend malade; ce qui me tue aujourd'hui est une des formes les plus folles de la maladie du désir que l'on appelle la diversion; quand le désir n'a plus rien à désirer, il désire le désir. Vous êtes tous médecins, moi de même; vous m'avez haïe parce que soignais mes malades de la maladie qu'il m'amenaient sur un plateau avec les moyens qu'ils attendaient. Lorsque vous aurez compris que je suis la seule à avoir fait un travail de médecin, vous changerez, je l'espère, de métier. Adieu,

Irène"
 

c'est toi