Transcription Marie-valentine Martin
  Relecture C. de trogoff, L.L. de Mars
 Ramages dans une allée
  pour Lucien Monnier
 REVUE DES SCIENCES HUMAINES (Lille III) 
   TOME XLVII  n°175  JUILLET-SEPTEMBRE 1979
  publié par la suite dans la revue 
  La Parole Vaine, n°4

 O ciel je meurs. Elle me mange. El-le me mange. El-l-l-l-le 
  m-m-m-m-me, man-man-an-an-an-an-g-g-g-g-g-g-g-g-ge.
  Les syllabes, les lettres se liquéfient.
  [...]
  On a eu la chair de poule. Opérateur de cinéma. Bouquets, cantiques, 
  bannière des missions qui claque au vent. On largue les amarres. Amie 
  pleure. Petit-Demange agite un mouchoir. Le bateau s'éloigne. Mac Louf 
  n'est plus qu'un point noir, sa femme une virgule grise.
  René Crevel, Babylone.
  M. Hunt n'a jamais été un espion hors pair, puisque, fictives 
  ou non, ses aventures sont ennoblies dans les romans de hall de gare qu'il publie 
  régulièrement sous des pseudonymes divers. [...] Difficile de 
  prendre ce personnage au sérieux. Surtout lorsqu'on apprend que les faux 
  noms donnés à la police par les cinq cambrioleurs du Watergate 
  étaient tous tirés de ses romans.
  Nina Sutton, Watergate story
  Si l'on tient pour évident que l'homme tire du plaisir de son imagination, 
  il faut faire attention que cette imagination n'est pas comme une image peinte 
  ou un modèle plastique; c'est une construction compliquée, composée 
  de parties hétérogènes: des mots et des images. On n'opposera 
  plus alors l'opération qui utilise des signes sonores ou écrits 
  à l'opération qui utilise des « images représentatives 
  » des événements.
  Ludwig Wittgenstein, Remarques sur Le Rameau d'Or de Frazer.

III. LIVRE, SCÈNES DE LA VIE PARISIENNE.
  [...] se croyait, sous le rapport de la fortune, un parti sortable. « 
  Quant au reste, je vaux bien le bonhomme ! » se dit-elle en se retournant 
  dans son lit, comme pour s'attester à elle-même des charmes que 
  la grosse Sylvie trouvait chaque matin moulés en creux. Dès ce 
  jour, pondant environ trois mois, la veuve Vauquer profita du coiffeur de monsieur 
  Goriot, et fit quelques frais de toilette, excusés par la nécessité 
  de donner à sa maison un certain décorum en harmonie avec les 
  personnes honorables qui la fréquentaient. Elle's'intrigua beaucoup pour 
  changer le personnel de ses pensionnaires, en affichant la prétention 
  de n'accepter désormais que les gens les plus distingués sous 
  tous les rapports. Un étranger se présentait-il, elle lui vantait 
  la préférence que monsieur Goriot, un des négociants les 
  plus notables et les plus respectables de Paris, lui avait accordée. 
  Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: MAISON VAUQUER. 
  « C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées 
  pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables 
  sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage 
  ), et un joli jardin , au bout duquel S'ÉTENDAIT 
  une ALLÉE de tilleuls. » Elle y parlait du bon air et de la solitude. 
  Ce prospectus lui amena madame la comtesse de l'Ambermesnil, femme de trente-six 
  ans, qui attendait la fin de la liquidation et le règlement d'une pension 
  qui lui était due, en qualité de veuve d'un général 
  mort sur les champs de bataille. Madame Vauquer soigna sa table, fit du feu 
  dans les salons pendant près de six mois, et tint si bien les promesses 
  de son prospectus, qu'elle y mit du sien. Aussi la comtesse disait 
  elle à madame Vauquer; en l'appelant chère amie, qu'elle 
  lui procurerait la baronne de Vaumerland et la veuve du colonel comte Picquoiseau, 
  deux de ses amies, qui achevaient au Marais leur terme dans une pension plus 
  coûteuse que ne l'était la Maison Vauquer. Ces dames seraient d'ailleurs 
  fort à leur aise quand les Bureaux de la Guerre auraient fini leur travail. 
  « Mais, disait-elle , les Bureaux ne terminent rien. » Les deux 
  veuves montaient ensemble après le dîner dans la chambre de madame 
  Vauquer, et y faisaient de petites causettes en buvant du cassis et mangeant 
  des friandises réservées pour la bouche de la maîtresse. 
  Madame de l'Ambermesnil approuva beaucoup les vues de son hôtesse sur 
  le Goriot, vues excellentes, qu'elle avait d'ailleurs devinées dès 
  le premier jour; elle le trouvait un homme parfait.

  « C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées 
  pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables 
  sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), 
  et sur un joli jardin, au bout duquel s'étendait une allée de 
  tilleuls. » Nous nous souvenons du prospectus de la Maison Vauquer, l'exactitude 
  littérale de la citation semble confirmée par la lecture des premières 
  pages du Père Goriot à peu près dans n'importe quelle édition. 
  Littérale ? Oui, mais selon une lecture conceptuelle, devons-nous dire, 
  car il suffit de lire avec plus d'attention pour remarquer de minuscules et 
  majuscules différences, lesquelles devraient d'ailleurs sauter aux yeux. 
  Car nous savons aussi trop bien lire, nous négligeons simplement de voir. 
  Ce texte présenté au début n'est peut-être pas acceptable, 
  et en vertu de quels critères le serait-il ? En fait, il s'agit bel et 
  bien d'un fragment apocryphe, du moins altéré, indubitablement 
  faussé, voire faux, éventuellement falsifié. Regardons 
  plutôt de quoi il retourne.
  La Pléiade, Gallimard, 1935, ainsi que l'Édition du Centenaire, 
  Imprimerie nationale, 1950,  respectivement aux pages 863 et 21  , ces deux 
  éditions sous la direction de Marcel Bouteron:
  [...] Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait : MAISON 
  VAUQUER. « C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des 
  plus estimées pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue 
  des plus agréables sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait 
  du troisième étage), et un joli jardin au bout duquel 
  S'ÉTENDAIT une ALLÉE de tilleuls » 
  . Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui amena [...]
  Ces deux éditions sont irréprochables puisqu'elles restent conformes 
  à l'exemplaire de l'édition Furne (1843) annoté par Balzac, 
  qui constitue l'incontestable référence. Ainsi, Le Livre de Poche, 
  1973 (page 27), offre un texte correct, établi d'après l'édition 
  facsimilé des uvres complètes illustrées de Balzac, publiée 
  par les Bibliophiles de l'originale, 1965 et suiv. (page 318), texte corrigé 
  de la main de l'écrivain.
  Inacceptable: uvres complètes, vol. 4, Guy le Prat éditeur, 
  1957, édition nouvelle établie par la Société des 
  Études Balzaciennes (page 44):
  [...] Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: MAISON 
  VAUQUER. C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées 
  pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables 
  sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), 
  et un joli jardin, au bout duquel s'étendait une 
  allée de tilleuls. Elle y parlait du bon air et de la solitude. 
  Ce prospectus lui amena [...]
  Il est difficile de manifester à l'égard d'un texte une incompréhension 
  aussi méprisante, ou un mépris aussi aveugle. Considérons 
  une édition plus soupçonneuse mais tout aussi incorrecte: La 
  Comédie humaine, tome 2, Seuil, L'Intégrale, 1965, présentation 
  et notes de Pierre Citron (page 223):
  [...] Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait: 
  MAISON VAUQUER
  C'était, disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées 
  pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables 
  sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), 
  et un joli jardin, au bout duquel S'ÉTENDAIT une ALLÉE 
  de tilleuls. Elle y parlait du bon air et de la solitude. Ce prospectus lui 
  amena [...]
La Comédie humaine, tome 3, La Pléiade (nouvelle édition), Gallimard, 1976, sous la direction de P.-G. Castex (pages 65 et 66): une erreur (dont l'imprimeur est seul responsable, nous a dit M. Castex lors d'un échange de lettres), puisqu'on lit « s'étendait » en romain minuscule et « allée » en petites capitales, alors qu'il fallait à la place respectivement des petites puis des grands capitales. M. Castex nous avait déjà donné un texte impeccable du Père Goriot dans les Classiques Garnier (page 29).
  Nous sommes maintenant à même de constater comment un éditeur-présentateur 
  d'un texte linéaire classique, dès que celui-ci se dévoie 
  un peu, en prend à son aise, ou plutôt à la mesure exacte 
  de ses embarras, en matière de typographie et de mise en page, de ponctuation 
  et de grammaire. Reportons-nous encore au manuscrit proprement dit, en ayant 
  en mémoire la convention typographique suivante: le soulignement simple, 
  double, triple d'un mot signifie à l'imprimeur d'utiliser respectivement 
  l'italique, la petite puis la grande capitale. Nous transcrirons ainsi le manuscrit:
  (...) Elle distribua des prospectus en tête desquels se lisait MAISON-VAUQUER. 
  C'était, y disait-elle, une des plus anciennes et des plus estimées 
  pensions bourgeoises du pays latin. Il y existait une vue des plus agréables 
  sur la vallée des Gobelins (on l'apercevait du troisième étage), 
  et un joli (soulignement) jardin au bout duquel s'étendait (double 
  soulignement) une allée (triple soulignement) de tilleuls... 
  Elle y parlait du bon air, de la solitude. Ce prospectus lui amena [...]
  Notons d'emblée une grammaire des plus douteuses, avec cette succession 
  confuse de trois « y » dont le premier remplace « prospectus 
  », le second « une des plus anciennes et des plus estimées 
  pensions bourgeoises du pays latin » ou même peut-être « 
  MAISON-VAUQUER », le troisième de nouveau « prospectus ». 
  Le « y » de « y disait-elle » ne disparaît qu'en 
  1839, dans l'édition Charpentier. Les guillemets sont introduits en 1843, 
  dans l'édition Furne, substitués à un tiret qui ouvre la 
  déclaration de Madame Vauquer, la phrase se terminant par un point:
   C'était................................................. tilleuls.
  C'est la solution choisie dès la publication du Père Goriot dans 
  la Revue de Paris, que Balzac considérait comme la première édition. 
  Dès qu'un tiret désigne le propos rapporté, le premier 
  « y » devient sourdement redondant et son inanité sera évidente 
  avant même l'usage des guillemets qui va matériellement enclore 
  le propos, le libérer en l'encadrant, créer une distance qui sera 
  en même temps une proximité, en faisant jouer un énoncé 
  dans un autre énoncé. Le dégagement de plus en plus net 
  d'un procédé indirect libre est un aspect du jeu mimétique 
  complexe se jouant dans toute énonciation.
  Quant aux parenthèses, elles se trouvent déjà dans le manuscrit, 
  mais après une hésitation parfaitement lisible. À la place 
  de la parenthèse ouverte, Balzac avait écrit un « q » 
  qui sans ambiguïté possible constituait l'initiale d'un pronom relatif, 
  il s'apprêtait à employer très grammaticalement la subordination: 
  « qu'on apercevait du troisième étage » , mais la 
  correction fut immédiate (il ne reste que la trace d'une lettre à 
  peine raturée). Il y a en tout cas une chose sur laquelle Balzac n'a 
  pas buté un instant, c'est cette séquence des soulignements, qui 
  semble s'imposer à lui avec une telle nécessité qu'on peut 
  en imaginer le mouvement au début, avant que ne soit élaborée 
  la forme définitive de la phrase entre guillemets à partir de 
  1843. On pressent autant qu'on analyse combien sont liées grammaire, 
  ponctuation et typographie, comment tout s'organise autour d'une formidable 
  pulsion scopique réellement paradoxale, le goût intense pour le 
  référent recouvrant sa propre parodie. Une parodie elle-même 
  déjouée, reprise par cette sorte d'hallucination jubilatoire initiale 
  et y échouant, puisque Balzac, au bout d'un élan qu'il ne peut 
  plus marquer, s'empêtre dans une rature.
            
                
                
                
                
          r t r
                
                
             
              
                
                
  
                
                
             
                
                
                
                
                
         aue
 Les guillemets ont également une valeur d'index instrumental, 
  visant à la limite à l'inclusion du prospectus dans le roman. 
  Pensons à la réclame de César Birotteau pour son invention, 
  elle occupe la page d'un véritable panneau. « Cette pièce 
  curieuse est au nombre de celles que, dans un cercle plus élevé, 
  les historiens intitulent pièces justificatives. La voici donc: » 
  (César Birotteau). Le prospectus de la pension Vauquer est aussi une 
  pièce justificative. Justifiant quoi ? La grosse astuce, la naïveté 
  roublarde d'une madame Vauquer ou l'ironie souveraine de Balzac ? Nous-mêmes 
  emportés dans le jeu de l'écriture, nous nous réjouissons 
  malgré nous de vieilles questions irréductibles du genre qui dit 
  quoi en le faisant dire comment à qui, quand, où, etc. Rien logiquement, 
  sémantiquement,  mais non pas esthétiquement  , ne légitime 
  l'emploi de lettres d'un corps de plus en plus grand. En faveur d'une thèse 
  qui rabattrait la typographie sur le langage affectif, on dira que bien sûr 
  Madame Vauquer ne recule devant aucun sacrifice, qu'elle (se) paie de mots, 
  que la déformation et l'augmentation des caractères d'imprimerie 
  traduit une capacité de tromperie et d'automystification à la 
  mesure de son lyrisme publicitaire ou de sa publicité lyrique. En même 
  temps, Balzac se laisse déborder par une puissance de narration qui devient 
  narration d'une puissance, traître aux pouvoirs spécifiques de 
  la langue écrite romanesque classique.
  La séquence des trois « y » du manuscrit induisait une confusion 
  entre le prospectus, la pension... et le texte même du roman. C'est la 
  même polytopie qui travaille la typographie. Si la typographie est ici 
  paradoxale, l'emploi simultané ou emboîté des guillemets 
  et des parenthèses est contradictoire, et leur double jeu renvoie 
  au même paradoxe.
  Guillemets, propos de la tenancière rapporté. Parenthèses, 
  coulisses ou trou du souffleur, Balzac interrompt son personnage, le trahit, 
  disparaît. Guillemets et parenthèses articulent donc un dispositif 
  théâtral qui se confond dans l'amplification typographique où 
  il est impossible de discerner un auteur d'un personnage, un roman d'un texte 
  inséré. La « vue des plus agréables sur la vallée 
  des Gobelins » est un attribut essentiel de la pension, la propriétaire 
  n'irait pas crier sur les toits que la vallée n'est visible que du troisième 
  étage, car  remarquons ici encore l'intrication mimétique  le 
  montant des loyers diminuant avec l'altitude, ce serait les plus misérables 
  qui disposeraient de la plus belle vue. Guillemets, l'auteur donne la parole 
  ou fait semblant. Parenthèses, il la reprend, redevient maître 
  des récits et des images, du vrai et du faux. Le troisième 
  étage est celui d'une parenthèse se révélant 
  chambre d'une pension qui est chambre de l'écrivain, son corps, sa 
  camera obscura, battement du texte, lieu sans cesse disloqué des 
  embrayages et des ruptures, des transformations, des passages, du rythme. Et 
  cette parenthèse joue clairement et obscurément ce qu'elle-même 
  figure dans son propre dessin, comme une lettre ne signifiant qu'elle-même, 
  comme on dit prendre parfois littéralement un mot. Car la parenthèse 
  mime la chambre qui est le corps qui est l'il, passage vers et depuis l'origine: 
  ( ). Nous avons ainsi une espèce de rébus mimétique:
            
                
                
                
                
                  
   
                
                
                  
  
  (  )            
                
                
      rature 
                
                
                  
  
                
                
                
                
                
                
   
En observant déjà le texte conforme, celui de la 
  librairie, on songe que Balzac aurait pu continuer son amplification en utilisant 
  des capitales de plus en plus grandes. Il était davantage qu'un écrivain 
  ordinaire, il connaissait bien l'imprimerie, mais en homme de métier 
  soucieux de bonne facture: ajouter un corps d'une dimension supérieure 
  eût créé un déséquilibre, détruit l'économie 
  normale de toute la page. Balzac ne soupçonne rien de la révolution 
  poétique qu'accompliront Rimbaud et Mallarmé, il passe à 
  côté ou dedans sans rien frôler, il a trop d'élan 
  pour que sa verve sagace mais besogneuse séjourne avec subtilité 
  dans l'entre-deux du monde et des mots. Ici, c'est en quelque sorte le champ 
  visuel qui fait irruption dans le champ linguistique. Or la langue ne traduit 
  pas un référent, elle le constitue autant qu'elle le décrit, 
  c'est-à-dire que ce mimétisme exécré de tout logicien 
  resurgit constamment en un point ou un autre, en tout cas ne cesse pas de faire 
  problème. Mais Balzac ne se pose guère de problème, il 
  épouse semble-t-il les contours de sa vision et trouve moyen  typographique 
   de la transcrire: écrire ce trans.
  
  Après nous être attardé sur cette citation du texte normal, 
  consulter le manuscrit devient une expérience troublante, notre intuition 
  se confirmant au-delà de toute hypothèse. Le mot « tilleuls 
  » serait-il souligné de 4 traits ? En effet, on voit sur le manuscrit 
  ces « tilleuls » assis sur de confuses racines: des traits de soulignement 
  raturés. Combien ? 3 ou 4 ? Certains délires sont contagieux, 
  j'ai d'abord cru détecter 4 traits. Maintenant, selon moi1, ce qui donne 
  l'illusion d'un quatrième trait est la rature en ressort-spirale allongée 
  horizontalement sous le mot « tilleuls » : cette espèce de 
  rature déborde vers le bas les 3 traits (qui eux ne sont pas contestables), 
  coagule selon une ligne continue assez problématique, d'où l'impression 
  d'un trait supplémentaire (le quatrième trait). Ma première 
  impression, que je crois fausse, partait également d'un constat de bizarrerie 
  typographico-grammaticale. « Allée de tilleuls » forme un 
  syntagme, souligner uniquement « allée » est illogique. Sans 
  doute Balzac s'en est-il aperçu, c'est pourquoi il aurait aussi souligné 
  « tilleuls » ensuite. Se serait-il alors rendu compte qu'il fallait 
  logiquement souligner « de » , c'est-à-dire tout le syntagme 
  ? Pourquoi ne l'a-t-il pas fait, s'est-il ravisé pour choisir une solution 
  bancale ? Faut-il penser que la grammaire n'a rien à voir là-dedans, 
  qu'il s'agissait de choisir des mots caractéristiques, que l'allée 
  nous intéresse et non pas les tilleuls, la dénomination objective 
  d'un arbre  s'il existe éventuellement plusieurs variétés 
  de tilleuls, de toute façon il n'y a pas trente-six manières de 
  les désigner couramment. Voire... Madame Vauquer (début du roman) 
  « prononce obstinément tieuilles, malgré les observations 
  grammaticales de ses hôtes » . C'est nous qui pourrions mettre mentalement 
  de l'italique à grammaticales, Balzac confondant allégrement grammaire 
  et lexique. La typographie introduit le corps dans la logique, la ponctuation 
  la pulsion dans l'arbitraire. Accessoires dans le texte romanesque classique, 
  relevant de ce que le linguiste Martinet nomme suprasegmental (ainsi désigne-t-il 
  le ton non codé, ou plutôt non linguistiquement codé, des 
  phrases interrogatives), les points de suspension deviennent systématiques 
  chez Céline, fondamentaux de son écriture.
  
  Cette rature, cette reprise, ce remords signale-t-il la velléité 
  peu consciente d'un quatrième trait, l'hésitation vertigineuse 
  ? Elle nous importe autant qu'un trait en plus, elle indique un champ qui se 
  déploie (0, 1, 2, 3, rature) et la limite de ce champ, une oscillation 
  forcée vers l'hallucination et renvoyée: le champ de vision n'entre 
  pas dans le champ de la narration, l'horizon se rebiffe, au-delà de trois 
  c'est l'infini qui rate. L'il qui troue la page et nous regarde dans Le bruit 
  et la fureur eût enchanté le rédacteur anonyme du Petit 
  Dictionnaire critique et anecdotique des enseignes de Paris (si Balzac 
  n'en est pas l'auteur, il pourrait l'être). Mais l'il de Faulkner ne 
  regarde que la rature de Balzac, qui ne cache rien, sinon l'inquiétude 
  vite matée d'une distorsion figurale travaillant le texte linéaire 
  classique.
  
  Nommons récit 1 le dit des personnages, récit 2 le dit de Balzac 
  sur leur dire, éventuellement récit 3 le dit de Balzac sur son 
  propre dire d'écrivain. Le roman intitulé Le Père Goriot 
  est un labyrinthe de ces trois récits entrecroisés d'une façon 
  qui est style de l'auteur. La citation entre guillemets qui a ouvert notre commentaire 
  est du récit 1, avec une inclusion de récit 2 qu'enferment les 
  parenthèses, récits 1 et 2 fusionnant dans l'amplification typographique. 
  Si l'on veut bien accepter cette équation très sommaire des 3 
  récits qui convient à notre démonstration, il faut noter 
  dans tout le livre le recours à l'italique, lieu de confluence des récits 
  1 et 2. L'italique signale le cliché et la volonté d'un tel signalement. 
  Ironique ironie qui se retourne en réalité contre un écrivain 
  qui use en toute bonne conscience du lieu commun, fabrique des stéréotypes 
  complexes laborieux greffés sur des généralisations idéologiques.
  
  L'italique peut n'avoir qu'une valeur conventionnelle, marquant un degré 
  de culture, d'appartenance à une classe ou une caste. C'est le cas des 
  citations latines et étrangères: intra muros, extra muros, 
  all is true, etc. Dans le rourou du chat, l'italique n'est pas 
  une distinction dont on bénéficie positivement, elle signifie 
  la vulgarité familière qui légitime l'onomatopée, 
  légitimée par la bienveillance condescendante de l'auteur. Dans 
  les deux cas, aux extrémités supposées basses et nobles 
  du langage, s'exerce une même ironie faite en tout cas d'une même 
  distance anthropologique. Revenons au début.
  
  « : non que cette histoire soit dramatique dans le sens vrai du mot »
  
  annonce Balzac (les deux points sont de lui, les guillemets sont de nous). Compléter 
  « dramatique » par « dans le sens vrai du mot » équivaut 
  à un certain égard à mettre ce mot en italique: italique 
  où la suspicion ne recouvre pas la connivence, italique d'affirmation 
  et non de dérision. Mais Balzac préfère compléter, 
  commenter, passer chemin faisant d'un mot à l'autre comme du récit 
  au métarécit. « Dramatique » entraîne vers « 
  vrai », de quelle vérité d'ailleurs ? Balzac poursuit, après 
  un point-virgule: « mais l'uvre accomplie, peut-être aura-t-on 
  versé quelques larmes intra muros et extra ». 
  Ce drame à la fois vrai et non-vrai, ou drame et non-drame, est donc 
  celui qui « peut-être » fera verser quelques larmes, etc. 
  Donnons le début de la phrase (tout ce qui précède nos 
  deux citations précédentes): « En quelque discrédit 
  que soit tombé le mot drame par la manière abusive et tortionnaire 
  dont il a été prodigué dans ces temps de douloureuse littérature, 
  il est nécessaire de l'employer ici: non que cette histoire », 
  etc. Il est nécessaire de l'employer, Balzac le dit et Balzac le fait.
  
  Nous sommes dans la nécessité, le sérieux, le récit 
  3, où l'italique est impraticable. Quand la littérature de douleur 
  sera ruinée par une douleur de la littérature, nous passerons 
  au récit 4 et/ou 0. Balzac n'y accédera pas, sinon dans l'erreur 
  ou la fureur, le petit délire typographique ou le récit mythique, 
  la rature, le retour. Le Dictionnaire des idées reçues paraît 
  en 1911, édition posthume. Entre De l'Amour et Les Mystères 
  de Paris, plus d'un demi-siècle avant que Valéry ait le privilège 
  de lire Un coup de dés, Balzac fait se heurter fugacement le 
  monde dans la manière, littéralement, confusément. Il rature 
  sans trop savoir quoi, comme Frenhofer ne sait plus ce qu'il peint. On ne trouve 
  pas chez Balzac cette haine que Flaubert vouait au cliché. Balzac 
  est partie prenante, c'est un moraliste, un faux ethnologue, politiquement un 
  homme de droite, pratiquement un homme du centre: homme du mélange, du 
  jeu, qui ne choisit pas entre le spectacle et la critique, qui n'en finit pas 
  de passer d'un récit à un autre, erratiquement. Et, sans que nous 
  puissions démontrer une telle hypothèse, nous pensons que la progression 
  du nombre des traits (dans le texte manuscrit de notre citation initiale) correspond 
  peut-être à la succession des récits, plus exactement qu'il 
  s'agit d'un aspect mimétique analogue, avec une limite qui renvoie à 
  une origine. Nous aimerions évoquer, pour les conjoindre en une seule 
  figure complexe, les mythes d'Antée et d'Icare.
  Le récit 1 s'hypertrophie et s'écroule, tend à dégager 
  sa loi et à devenir proie. Le récit 2 est incomplet ou imparfait, 
  un rien le divertit Le récit 3, souverain, redoutable et précaire, 
  fasciné publiquement secrètement par son objet, rêvant d'un 
  récit 4 qui le rendrait facile, ou que lui-même remplacerait. Rien 
  n'est stable. C'est en n'importe quel point que la Geschichte et l'Historie 
  se prennent en écharpe. Existe-t-il réellement quelque chose comme 
  une stase, un régime, une instance, une posture, etc., « 4 » 
  ? Comme avec les nuds de Laing, on se heurte sans doute à une limite 
  gnoséologique et affective. Aux deux pôles humains antagonistes, 
  nominal-primaire et épistémologique-descriptif, il est probable 
  que de multiples seuils et limites intrapsychiques ne soient franchies que par 
  destruction totale ou nouvelle élaboration. D'où le caractère 
  souvent illusoire de maintes reconstitutions généalogiques, qui 
  confondent des traces-résultat avec ce qui s'est passé. Le récit 
  4 s'entendrait comme utopie, uchronie, ou manipulation gratuite ou cynique, 
  hyperpataphysique ou totalitarisme mondial, négation de tout récit 
  1 car dénégation de lui-même comme histoire. Ou, trivialement, 
  on transcende quelque n° d'ordre. Si l'écrivain le plus sophistiqué 
  reste encore « populaire », c'est bien parce qu'il a en commun avec 
  la masse dont il connaît les superstitions, les valeurs, les peurs, la 
  révolte, cette aptitude à sauter d'un récit à un 
  autre, cette espèce sans espèce de lucidité aveugle qui 
  court-circuite les instances de ses va-et-vient. Au lieu de 1, 2, 3, ... N récits, 
  nous aurions des parcours aberrants grillant des étapes, redessinant 
  sans cesse des aires de vie, de pensée. D'ailleurs, tout récit 
  1 est réellement un récit 1', 1", 1'",.. 1n, tout récit 
  2 un récit 2', 2", 2'",.. 2n, tout récit 3 un récit 
  3', 3", 3'",.. 3n, etc. En outre, votre récit 1 est mon récit 
  2, ou vice-versa. etc. Parvenir au récit 3 est une tâche déjà 
  difficile, quand elle n'est pas vulgaire ou théologique. Le totalisme 
  herméneutique classique et moderne va postuler un double-fond, nommer 
  l'innommable. Ce qui fonctionne alors comme police intellectuelle et police 
  tout court peut désigner l'ordre du bon plaisir et du bien-souffrir, 
  la possibilité du récit. On a affaire à un univers de règlements, 
  non à un monde de passages. Toutes les voies sont surveillées, 
  la diversité mieux qu'interdite: préconisée en sous-main.
  
  « La récente invention du Diorama qui portait l'illusion de l'optique 
  à un plus haut degré que dans les Panoramas, avait amené 
  dans quelques ateliers de peinture la plaisanterie de parler en rama, 
  espèce de charge qu'un jeune peintre, habitué de la pension Vauquer, 
  y avait inoculé » . Après que les hôtes aient passé 
  en revue leur santérama, le froitorama (froidorama 
  ? interroge le métalinguistique Bianchon, provoquant la réponse 
  usagiste de l'employé du Muséum qui invoque « la règle: 
  j'ai froit aux pieds » ), en attendant la soupeaurama ( « 
   Pardonnez-moi, Monsieur, dit madame Vauquer, c'est une soupe aux choux » 
  ). Goriot fait les frais du ramage :
  
   C'était, dit Bianchon, un brouillard frénétique et sans 
  exemple, un brouillard lugubre, mélancolique, vert, poussif, un brouillard 
  Goriot.
  
   Goriorama, dit le peintre, parce qu'on n'y voyait goutte.
  
  Panorama d'un troisième étage évanoui au-dessus des tilleuls, 
  Diorama brouillé en brouillard aveugle, transformé en Gorio-Rama. 
  L'image devient ramage, l'il oreille, bruissement vite réécrit 
  puisque, avec Goriorama, Balzac abandonne l'italique, normalisant ainsi tous 
  les mots en rama qui suivront. Balzac participe au babil rituel, il rapporte 
  et s'amuse, lui-même heureux « de ces riens qui constituent, chez 
  certaines classes parisiennes, un esprit drolatique dans lequel la bêtise 
  entre comme élément principal, et dont le mérite consiste 
  particulièrement dans le geste ou la prononciation » . Le « 
  suprasegmental » de M. Martinet ? Le non-linguistique ? L'écrivain 
  tantôt juge, tantôt indique, toujours témoin compromis. Bête 
  et Sociologue.
  Déchu physiquement et socialement, monsieur Goriot, cet excellent Goriot, 
  devient père Goriot, puis passe de l'état substantif à 
  l'état adjectif, épithète d'un phénomène 
  atmosphérique calamiteux, être inqualifiable mais se transformant 
  d'autant plus en qualification maximale: le titre d'un livre. De « Goriorama 
  » en « milord Gâôriotte », une identité 
  vacille, madame de Bauséant ne sait plus avec exactitude s'il s'agit 
  de Foriot, Moriot, Loriot ou Doriot, toutes les consonnes feraient finalement 
  l'affaire. Trouble déclin d'un personnage dans l'incertaine déclinaison 
  d'un nom, chute glorieuse du texte. Lorsque Goriot est en train de mourir, Bianchon 
  dispose déjà de l'oraison funèbre, anti-tragique, absolument 
  non-dramatique: « il paraît que nous allons avoir un petit mortorama 
  là-haut ? » Ramage de la mort, rumeur aussi absurde qu'indéfiniment 
  répété le nom d'Odessa. Quand le peintre lance que « 
  les mouchards ne sont d'aucun sexe » , les autres enchaînent par 
  « Fameux sexorama ! » . Si dans une pension « des deux sexes 
  et autres » le sexe vient à manquer, c'est que la mort approche. 
  Devant l'indifférence du pensionnaire convoité, madame Vauquer 
  « se permit, au commencement de la deuxième année, de l'appeler 
  vieux matou » . Quand Mistigris, le chat qui fait rourou, disparaît, 
  on est dans la catastrophe finale:
«  Ah ! bien, si mon chat est mort, s'il nous a quittés, 
  je... » Tout s'effondre. « Lorsque le médaillon toucha sa 
  poitrine, le vieillard fit un han prolongé qui annonçait une satisfaction 
  effrayante à voir. » De All is true à Gâôriotte, 
  quel français traduit quel anglais, quelle animalité anime quel 
  désir lorsqu'un homme meurt comme miaule un chat italique ? Cri indéchiffrable 
  de l'agonie, « expression de joie maladive » du « visage convulsé 
  » , mais peut-être ni plus ni moins que celui de l'auteur et du 
  lecteur, espace-temps rama du sexe et de la mort dont se tisse et où 
  oscille l'espace-temps textuel. « C'était un des derniers retentissements 
  de la sensibilité, qui semblait se retirer au centre inconnu d'où 
  partent et où s'adressent nos sympathies » .
  
  Le texte balzacien s'engendre d'une complicité contradictoire entre l'errance 
  passionnelle et l'obsession typologique. Le roman est cheminement contre les 
  chemins, contretemps, à la fois ordre et désordre, aventure amoureuse 
  des lois. La pension exhale une « odeur sans nom dans la langue » 
  , l'auteur lui donne un nom: « odeur de pension » . Quant 
  aux atmosphères catarrhales de chaque pensionnaire, jeune ou vieux, il 
  les qualifie de « sui generis » , culture latine pour anthropologie 
  inepte, jolie prédication vide. On définit par l'indéfinissable, 
  on engendre un genre par l'inengendrable: le singulier individuel. Mais quoi 
  de plus riche, de plus signifiant que cette ethnologie concrète composite 
  ? Femmes qui ont eu des malheurs, casquettifères, idémiste 
  (celui qui ne parle que pour répéter ce qu'un autre vient de dire), 
  hommes à passions, ou bien ces hommes dont nous disons en les voyant: 
  // en faut des comme ça, etc., d'abord comme quoi ? Balzac se 
  tait, bien qu'au début du livre il clame: « Comparaison vraie ! 
  » , après avoir comparé. La vérité qu'énonce 
  l'auteur est exclamative, en tout cas romaine, non italique.
  
  Mme Hanska prononçait tieuilles. « Balzac annonce à 
  son amie qu'il s'est amusé à placer le mot, " mais non pas 
  dans la bouche d'une jeune femme, non: d'une horrible vieille. Je ne vous ai 
  pas voulu de rivale " » (La Comédie humaine, tome 
  III, La Pléiade, 1976, notes). Quant au rourou, on distingue mal sur 
  le manuscrit « si Balzac a écrit ronron ou rourou 
  » (ibid.). Au fond, faut-il décider ? Certains chats font 
  ronron, d'autres rourou, et ça dépend des moments, et très 
  certainement des écrivains. Le mimétisme de l'onomatopée 
  est plus puissant, plus délié et plus différentiel qu'on 
  ne croit, de pouacr(e) à beu(a)rk on passe d'un univers sociosémantique, 
  pour ne pas dire simplement humain, à un autre. « L'éditeur 
  des Bibliophiles de l'originale, que ne satisfait pas rourou, 
  rappelle que Balzac écrit ronron dans Les Peines de cur 
  d'une chatte anglaise » . (Ibid.). Botté ou pas, Le Chat Qui 
  S'En Va Tout Seul disparaît au Cheshire. Qu'en pensent Baudelaire, Jakobson 
  et Lévi-Strauss, Colette, Céline, Maurice Roche, Malraux. Clara 
  Malraux, à propos d'un texte d'André: « amusée aussi 
  d'y retrouver mon vocabulaire  chat touffu, chat tout ras » (La Fin 
  et le Commencement).
  
  Il faudrait voir un apologue essentiel dans le fait que le plus fondamental 
  des signes typographiques est le moins lisible, parce que le moins visible: 
  l'espace entre les mots. C'est à partir de cet espace et des mots qu'on 
  peut analyser un aspect du mimétisme textuel. Le meilleur mime d'un référent 
  concret est une photographie, ensuite un dessin, ensuite un plan où les 
  objets seraient remplacés par leur nom, etc. Indépendamment de 
  toute notion de motivation ou de ressemblance, on pourrait nommer mimétique 
  ou pseudomimétique la relation réflexe (convention culturelle) 
  entre le mot et la chose. La littérature est à un certain égard 
  le champ spécifique difficilement spécifiable d'une lutte mortelle 
  entre mimésis et science. Mais il est un usage mimétique de la 
  science, c'est proprement le dogmatisme. Que mime l'homme qui invente ? Il cesse 
  de mimer une culture qu'il va miner pour devenir mime cosmique, lorsque le corps 
  excède ou creuse, défraie la chronique pour frayer ailleurs.
  
  Les sciences existent, mais les récits sont divers, diverses leurs articulations. 
  Passer, vivre et penser, c'est en même temps entre les récits 
  et à travers. On dit, même dans les textes les plus circonspects 
  et savants: entre la littérature et la vie, entre la science et la littérature, 
  etc., du moins on pose des équations aussi invérifiables ou problématiques. 
  L'entre est à la mesure de notre immense familiarité, et de nos 
  ignorances. L'entre est la vie même (la « vie » ), 
  la mort, le désir, le jeu qui joue aussi bien entre que 
  dans les termes. On ne vit pas qu'entre ou dans les termes, c'est parce 
  qu'il n'est de l'entre au dans que de pseudo-relations, que les connaissances 
  et les existences sont inégales, c'est parce qu'existe une empirie qu'il 
  y a un monde. Admettons la légitimité et la cohérence d'un 
  récit « 4 » : l'idée d'un récit « 5 » 
  est simplement absurde, ou bien il s'agit d'autre chose, de technologie complexe 
  mais encore triviale. De mysticisme. Un récit « 4 » n'a rien 
  en soi d'effrayant, le totalitarisme est autre chose, qui ramène toujours 
  pratiquement tout récit « N » à son propre récit 
  1/2: théologie du double-fond. Alors que le monde n'est pas 
  immédiatement logique mais aventureux. On veut le tout pour le perdre, 
  on ne s'égare que pour revenir, jamais au même endroit, on connaît 
  l'ordre indissociablement avec le désordre. Meta n'est jamais que métarama, 
  car il y a toujours un certain rama de méta.
  
  Les contemporains de Balzac ont pu lire l'enseigne Pension bourgeoise des 
  deux sexes et autres. Nous avons évoqué la réclame 
  de César Birotteau. Dans le tome 1 des Hommes de bonne volonté, 
  Le 6 octobre, Jules Romains nous fait assister à la fabrication d'un 
  panneau-réclame par des peintres, successivement aux chapitres 2, 8, 
  13, dans une narration-description astucieuse, bruyante de questions. Ne considérons 
  qu'un fragment du chapitre 2:
  L'ouvrage qui promet d'être le plus remarquable est l'ensemble sur calicot. 
  Il se divise en deux parties. La droite comprendra six lignes inégales 
  de texte. Leur emplacement est indiqué au fusain. Deux lignes sont déjà 
  dessinées. La première est peinte, en noir:
  LE COMMERCE ME DÉGOUTE 
  La deuxième, en rouge; mais inachevée:
  J'EN Al AS 
  Les trois dernières lettres:
  SEZ
  sont encore vides de couleur.
  La partie gauche du calicot sera occupée par un sujet artistique assez 
  complexe, dont on n'aperçoit encore que les grands traits, esquissés 
  au fusain. [...]
  Si l'on émet l'hypothèse que la partie la plus mimétique 
  est celle qui est la plus réaliste, LE COMMERCE ME DÉGOÛTE 
  semble plus proche d'un référent extérieur que J'EN AI 
  AS et SEZ. En effet, la première proposition est imprimée dans 
  le livre en noir, mais la seconde ne l'est pas en rouge, SEZ étant lisible 
  en trait plein. En rouge, la deuxième proposition deviendrait plus conforme 
  à l'idéologie mimético-réaliste. Ici, on touche 
  à une double limite, celle du réalisme et celle du texte éclaté 
  moderne.
  
  Il serait tout aussi absurde d'imprimer en rouge le mot « rouge » 
  que d'imprégner de parfum la page où se lit le nom d'une fleur: 
  absurde en Science comme en Littérature... Le comédien ne tournera 
  plus le dos au public. On respirera sur scène une bonne odeur de poulet 
  rôti, plus tard les pets des légionnaires. Derrière quels 
  paravents ? Les légionnaires ne sont pas de vrais légionnaires. 
  Pourtant, Genet fait davantage qu'allégoriser une décomposition. 
  À défaut de l'il, notre nez est bien à nous. Pourtant, 
  encore, cela reste subordonné au Texte. Comme la Reconstitution olfactive 
  de Titus-Carmel est un bel hommage au musée. Quelle « Forêt 
  Vierge/Amazone » de parodie ou de poésie se sent au cur de l'Europe 
  à l'heure de la Transamazonienne et des sylves menacées ? Sans 
  doute cette question même dans toute son angoisse, dans la chimie du globe. 
  Le sui generis de Les Paravents prêche toujours mais 
  ne prédique plus, trop bien immonde il se vide au bord des typologies.
  Dans le Journal de l'année de la peste à Londres, Daniel 
  Defoe reproduit des statistiques de décès. Dans l'Itinéraire 
  de Paris à Jérusalem, Chateaubriand mentionne sur trois pages 
  les frais des pèlerins pour entrer aux lieux saints, etc., les droits 
  à payer aux Turcs et aux Arabes. Dans Manhattan Transfer, Dos 
  Passos retranscrit, bien visible dans la page, des fragments du texte urbain, 
  un bout de chanson, de dictionnaire. Il s'agit de pseudo-mimétisme. Un 
  texte rapporté tel quel dans un texte fort s'y déréférencie. 
  Dans le texte scientifique, il se réduit à l'état de preuve, 
  argument, pièce à conviction. Dans le texte littéraire, 
  il se distord, indépendamment de tout procès de vérité, 
  il devient partie intégrante de la fiction. Malgré la lecture 
  naïve, loin que ce genre de citation offre quelque tranche de vie, c'est 
  la vie et la littérature qui viennent s'y abîmer en même 
  temps. Plaisir et terreur du clin d'il moderne.
  Balzac n'affecte en rien la grammaire littéraire classique, mais son 
  humour typographique un peu saugrenu convient mal à une économie 
  dont il est l'un des promoteurs. Les catégories intellectuelles petites-bourgeoises 
  appuyées par l'École normaliseront l'écrit romanesque et 
  toute prose jusqu'à complète sclérose. Pas très 
  étonnant que le moindre dérangement typographique déclenche 
  un scandale, dans un XXe siècle encore plus surveillé et pudibond 
  que le siècle précédent.
  Réaliste, Jules Romains déploie implicitement une parabole. Les 
  trois dernières lettres de ASSEZ, vides au §2, ne seront pleines 
  qu'au §8. Il faut saisir l'événement à la lettre, 
  entre les lettres, prendre au mot en sachant lire entre les lignes. Plus le 
  réalisme se veut physique, plus il risque la métaphysique. Le 
  texte moderne, infraphysique dans son jeu exploratoire des fissures de la langue, 
  pour lequel tout référent est suspect et tout grand récit 
  promesse totalitaire, en viendra à perdre tout réel par amour 
  du concret, sombrant dans une nouvelle idéologie du trou et du fragment, 
  du microscopique et du vestige. Dans les descriptions balzaciennes, le critique 
  Ramon Fernandez apercevait « des analyses qui ont pris feu » . Alors, 
  aussi, du « feu » qui raconte... Le génial auteur de Knock 
  et Donogoo défend l'unanimisme  entre autres choses un simultanéisme. 
  Balzac, acceptons le terme, est visionnaire. Cela signifie une certaine contemporanéité 
  de vue et de regard, d'imagination et de culture, la coalescence des perceptions 
  et des normes, le jeu vécu des limites.
  Récit du réel ? Plutôt récit, plutôt réel, 
  malgré le réalisme: réel, c'est-à-dire indiscernablement 
  individuel et social, émergence d'un dire historique, récit ni 
  1 ni 2, ni N ni 0, récit qui portera enfin le nom de l'écrivain 
  qui l'aura porté: récit neutre, ou arbitraire. Quoi est plus stupide, 
  d'ailleurs, parler de personnages romanesques comme d'êtres vivants ou 
  gommer dans un délire logique souvent haineux toute référence 
  à un monde ? Les journalistes les plus scrupuleux, les plus grands, à 
  l'écoute du quotidien mondial, pratiquent sagement la confusion des récits 
  et des langues. Ce sont peut-être nos derniers écrivains.
 
  1. M. Pierre-Georges Castex, qui dirige la remarquable nouvelle 
  édition de La Comédie humaine dans La Pléiade, m'a aimablement 
  communiqué la copie d'une page manuscrite de Balzac et fourni quelques 
  précieuses informations corroborant mon intuition de départ. À 
  la parution du tome III, je lui dis que je croyais observer un quatrième 
  trait dans la rature du manuscrit et que j'envisageais une expertise. M. Castex 
  confirma mon impression: « Il est clair, à l'il nu, que votre 
  constatation est juste: ce sont bien quatre traits que Balzac avait tracés 
  » . Aujourd'hui, malheureusement allais-je écrire, je ne vois plus 
  que trois traits. M'intéressent plutôt désormais cet effet 
  de suggestions en chaîne, la mimesis, ce désir du quatrième 
  trait dissimulant aussi la rature. On notera que celle-ci ressemble aux ratures 
  en spirale pratiquées sur des mots ou groupes de mots apparemment non 
  soulignés dans la même page manuscrite, avec ce dessin fortuit 
  d'un trait mal tracé. Si toutefois quelqu'un veut voir encore de plus 
  près... une expertise n'est pas interdite.
Add: 1979 (note manuscrite)

En fait, le journalisme tend à lier, c'est-à-dire 
  à faire des articulations et à leur donner un sens, ne serait-ce 
  que problématique.
  Certains textes modernes qui utilisent le procédé de collage ne 
  relèvent pas du tout d'une analyse de niveaux (comme mise en abyme de 
  méta).
  Le scalaire est toujours scolaire. Quand j'écris une séquence 
  de type 1, 2, 3 etc, je ne réfère pas à une régularité 
  quantique parfaitement ordonnée. Prenant le contrepied d'une axiomatique 
  connue, on pourrait dire que tout nombre n'est que le successeur imparfait d'un 
  autre, et qu'il n'a pas forcément qu'un seul prédecesseur, toutes 
  choses inégales par ailleurs ainsi donc que les distances séquentielles.
  Il n'y a pas que petits récits subversifs et grands récits totalitaires 
  (le totalitarisme est aussi dans la tête du récepteur), il y a 
  le roman, récit moyen vaille que vaille, qu'il soit collage hétérogène 
  ou organisme mythico-historique.
  MV.