L.L. De MARS
Philip ROTH : L'histoire à deux têtes
Sur Opération Shylock (une confession)

Ce texte a été publié dans le n°10 de la Parole Vaine.


n jeune juif quitte pour la première fois son petit stetl natal pour un séjour à Cracovie; il revient surexcité de ces deux jours de voyage et apostrophe tous les amis qu'il rencontre pour leur faire par de son émerveillement:
        "Vous savez, quoi? J'ai vu là-bas un juif archi-riche, il dirigeait deux banques, roulait dans une voiture de dix mètres, possédait un yacht et trois ou quatre maisons!"
        "Ben ouais, et alors?"
        "Attendez, c'est pas tout: j'ai vu un juif extrêment humble, qui avait fait voeu de pauvreté, qui portait depuis quarante ans un vieux costume élimé et qui ne se nourrissait que de pommes de terre!"
        "Bon, où tu veux en venir? on s'en fout!"
        "Non mais attendez, j'ai vu là-bas un juif incroyablement pieux et érudit, il connaissait par coeur chaque commentaire de Rachi, n'avait jamais raté un office de sa vie, lisait le Talmud et la thora du matin au soir, un vrai Tzaddik!"
        "Hmmmm... qu'est-ce que tu veux que ça nous f"
        "Mais non, laissez-moi continuer: j'ai vu là-bas un juif qui avait renoncé à toute foi, salissait sans cesse le nom de dieu, riait du hassidisme et de ses foutaises, et avait mis ses enfants dans un collège catholique!"
        "Bon écoute, Schmuel, t'es bien sympa, mais tu nous casses un peu les couilles avec ton voyage; Cracovie est une ville immense, et il n'y a rien d'étonnant à ce que tu aies pu y croiser toutes sortes de juifs que tu ne risque pas de rencontrer ici!"
        "Mais vous n'avez rien compris: c'était le MÊME juif!"

hilip Roth, écrivain américain, mondialement reconnu, s'apprête à interviewer son ami l'écrivain Israélien Aahron Appelfeld; il est le principal protagoniste  d'Opération Shylock, il en est le narrateur; il rencontrera la deuxième figure majeure du roman, Philip Roth, écrivain américain mondialement reconnu, voué à la cause ahurissante du diasporisme, c'est-à-dire au retour de tous les Juifs d'Israël en Europe par charters, pour le plus grand bonheur de tous. Philip Roth est appelé à se déjouer de la maladie (la paranoïa provoquée par le médicament Halcion), de l'usurpation (la paranoïa sans remède de la confrontation avec le double), et du pistage de l'écriture par le réel (la paranoïa engagée par la confusion générale entre les propositions du roman et la métafiction qu'est le lecteur). Philip Roth, manipulateur des deux occurences homonymes, va donc, par la cure fictionnelle, systématiquement créer le remède du mal qu'il s'est infligé et faire du roman le lieu de guérison impossible du roman soi-même. Ouverture : Dans la confrontation avec le duplicata, l'orgueil se heurte à la paroi du même (et c'est d'ailleurs l'angoisse nourricière de l'orgueilleux); ce double, qui fait écho à la terreur (et la jouissance) d'Astérion -le minotaure- dans la nouvelle de Borges: "Tout est plusieurs fois, infini.
        Mais il y a deux choses au monde qui paraissent n'exister qu'une seule fois: là-haut le soleil enchaîné; ici-bas Astérion"; ceci nous ramène au double jeu des métamorphoses qui fait du minotaure l'habitant légitime du monstre : il y est le coeur battant de l'horreur, mais c'est lui qui paye le prix de la monstruosité ; il lui est redevable parce qu'il l'habite, mais surtout parce qu'il lui sert de couverture (Le labyrinthe n'a pas, à par le délire paranoïaque des mythographes, de véritable inventeur : il s'invente sans cesse parce qu'il est masqué par l'être hybride qu'il abrite, et il n'a besoin d'aucune forme fixe pour durer ; là où Dédale passerait presque pour une victime)1 ; Lyotard propose dans "économie libidinale" le parcours d'une souris plus effrayée par l'invention ou le doute que par les parois elles-mêmes:dans la chambre d'écho qu'est le labyrinthe, la souris ne produit-elle, tout simplement, d'autres souris?

oth trouve dans la figure du double (Celui qu'il surnommera le Pipik, Moïshe Pipik) l'impossibilité de toute opération de rejet: comment pourrait-il rejeter sa propre puissance, fût-elle une copie, sans expirer dans les couches de cette peau adverse, dans ce sac redoublé, sans se dégonfler? C'est l'image très souvent développée dans les fictions du double, des forces commes deux vecteurs mathématiques qui ne s'opposent que ce qu'elles proposent (vecteurs d'angoisse réifiée, égalité totale supposée des masses), et qui se détruisent si par malheur elles sont contiguës. Elles se tuent parce qu'elles se veulent voir.
        L'abjet, figure réplétive du double qu'on ne peut tenter de défigurer sans y perdre sa figure; comment se ratrapper? Il faudrait se nier en absorbant le discours du prétendu non-autre, soit en étant l'autre -qui prétend, lui, se jouer de vous- il faut lui voler ce qu'il vous offre : et c'est somme toute l'histoire entière de la politique qui se joue ici (on peut penser à la droite française qui, persuadée que l'identité groupale de son parti se doit d'être la réplique d'un état mental de la France, rivalise d'adhésion aux propositions les plus fantasmatiques de l'extrême droite pour récupérer ses électeurs, et qui les perd parce qu'elle se perd dans ses propres valeurs... si elle est l'autre après l'autre, alors elle n'est plus, et, pire, elle n'aura jamais été : car le double a un pouvoir de destruction rétroactif, le doute sur la légitimité des prétendants à être le modèle).
        Roth évoque clairement dans l'état maladif et hallucinogène du début du roman, le délire suicidaire de la défenestration (qui revient à évaluer -et reduire- son propre poids): on pense alors sans cesse que c'est bien la négation de la terreur -de la pesanteur- qui a, par exemple, tué Primo Levi, et non la terreur elle-même, qui, elle, le fit parler encore : pire que le bourreau qui vous désigne finalement, même s'il n'est pas capable de vous nommer, il y  a la volonté de reconstruire un monde pour lequel le nom du bourreau et la trace du supplice doivent disparaitre. La souffrance du narrateur malmené par les médicaments et la paranoïa est immédiatement suivie de la prise de conscience de ce qui fut abandonné pour elle, au prix même du désir de lui donner du sens, à savoir l'ensemble des caractéristiques de la résistance : contre l'autodestruction, contre la vilénie, la faiblesse, et la lâcheté (soit : contre l'éliminitation des valeurs généalogiques, contre la destruction des règles morales, l'évacuation de la résistance héroïque des pères, leur identité et leur don) : ici, dans la souffrance, c'est-à dire dans la négation momentanée du contrat social, se recréent toutes les facettes du terrorisme aveuglé par la nécessité de survivre dans un monde dont les règles ne sont pas (encore) les siennes... Aucune acclimatation à la structure, mais le simple désir de détruire en l'emportant avec soi toute forme de structure, c'est-à dire, avec elle, le moi social. La paranoïa fait agir en créant des chaînes de causalité qu'elle prétend rompre : elle dit s'être frottée au mal pour ériger une nouvelle morale de la lutte, parce que sans la lutte, le paranoïaque se dissout dans l'amorphe ; pour lutter contre l'informe d'une lutte qui appartient au monde auquel il ne veut pas à son tour appartenir, le paranoïaque réorganise la raison en s'y insufflant comme noyau causal:
        "Le système que j'étais en train d'élaborer dans tous ses détails pour expliquer rationnellement le réel baignait exactement dans le genre de rationalité que les psychiâtres rencontrent régulièrement chez les paranoïaques les plus atteints."

lus loin, Roth ajoutera: "J'étais en train de me rendre fou." On ne peut que songer à la destructrice production de sens dans le "Cosmos" de Gombrowicz, par laquelle le narrateur -pour qui tout trace visible produit non seulement un sens, mais un sens corrélé, déductible des autres lisibilités- corrige le réel pour parfaire l'adéquation du monde à la prolifération des signes.  "Quand je partage une idée avec quelqu'un, j'ai l'impression de ne plus avoir qu'une demie-idée". Vialatte  Dans une disposition paranoïaque, l'autre, aussi nécessaire qu'il soit pour se rendre à soi-même, est toujours infect, parce qu'après avoir laché la preuve de notre existence corrélative, il reste là, il valide notre propre infection dans la durée : nous l'avons vu, nous le voyons encore, nous sommes nous nus, visibles dans l'organe d'un complot.
        Le double n'est un usurpateur que si on le pourchasse :  mais à quoi ressemble un double qui chasse?Le lecteur qui prétend -et parvient d'ailleurs- à faire le livre à la place de l'écrivain (au lieu de faire son livre, comme on dit : faire son trou) est un exemple de subsombtion délirante qui organise la destruction systématique de ce qu'il prétend donner du sens à sa vie (c'est-à-dire qu'il finit par le lui reprocher). Le livre évidemment n'existe que dans l'incroyable multiplicité des commentaires qu'il suscite (mais qu'il ne peut pas solliciter, sous peine de voir le lecteur se débattre, se sentant nié comme lecteur autonome), et ceci est de l'ordre même de la pluralité des discours contenue dans le seul livre ; imaginons en revanche qu'un lecteur se sente meilleur commentateur que le livre qu'il commente, et c'est bientôt lui qui demandera des droits d'auteur (Nietsche commenté, fractionné et monopolisé par sa soeur, puis, par Adolf Hitler ; le détournement est toujours d'autant plus opérationnel qu'il propose une version courte, absorbable et compétitive du modèle ; n'ayant aucun scrupule, c'est dans le soulagement général qu'il déduit de la complexité d'un esprit brillant des règles maladivement étriquées d'une typologie de la consommation immédiate).
        La littérature de Roth, obsessionnellement tournée vers cette indiscrétion du lecteur qui ne commente plus mais fouille la biographie pour tisser des ponts occultes entre la vie et l'oeuvre (occultisme et fin du miracle), indiscrétion née de sa stupide audace, et du paradoxal dégoût Admiratif du monde pour la littérature, monde de la spectacularisation-minute ; personne ne supporte l'idée que la littérature soit vraiment DANS la vie, voire, qu'elle soit la vie elle-même (ou, disons, qu'elle soit exemplaire, sans éprouver la nécessité de fournir un véritable exemple). La confusion naît probablement du fait que l'acte de lire soit conduit implicitement -par le style- à disparaître, sous peine de produire une distanciation qui pourrait nuire au récit ; mais si un lecteur ne s'est effectivement jamais vu lisant, il risque fort de se prendre pour l'invisible en coulisse, et de ne jouir que du spectacle des descriptions. Il pensera alors avoir fait le tour de l'affaire, et, pire encore, reprochera au récit toute incartatade susceptible de ramener la fabrication de celui-ci à la surface du jeu ; il n'y CROIRA plus.  Sa substitution au pseudo-narrateur, qu'il pensera légitimée par le Je écrit, fera qu'en fermant le livre il aura toujours l'impression d'avoir gagné contre lui. Vague parabole des clés et des portes, qui se passerait sans peine de roman pour se satisfaire de contes. Il a rejeté ce qu'il n'embrassait pas A-PRIORI, et absorbé (donc plus ou moins  méprisé) ce qu'il comprenait.

'autre part, Roth, dans Opération Shylock, piège le lecteur entre un avant-propos (et un sous-titre aguicheur "une confession", le tout manoeuvrant la confusion, la réclamant, de l'ordre de  l'intimité et du pistage du réel), et une postface qui radicalise la pratique de la fiction dans ses méthodes économiques ("toute ressemblance avec des personnages..." etc). C'est la congédiation, non seulement des tentatives du lecteur de se positionner dans la biographie comme juge de l'équilibre entre narration et histoire, mais aussi des modalités qui d'habitude font du complot de la fiction le plus tiède commentateur du réel.  Roth souligne que pour des raisons de convenance (et comme il s'agit de littérature, la morale serait celle des conventions) il va placer un signe "°" derrière des noms qui risqueraient de devenir enfin des noms (des objets d'échange, de recherche, d'acclimatation à la vie); c'est l'exact point (l'os factice de la structure) que pourrait attendre tout médiocre lecteur pour se raccrocher à l'idée qu'il y a effectivement des connections rassurantes désignant l'origine : rien de plus délicatement trompeur car il importera désormais assez peu que la source, son codage, soit vrai ou faux, puisqu'ils sont mêlés à ce tissu fictionnel où les noms sont toujours des conducteurs de paragraphes lacés (des têtes de réseaux).
J'ai pu trouver dans Opération Shylock de nombreuses applications de cette tentative systématique de décoder la prétention de la réalité à avaler le réel, celle de la vie qui attend que le roman lui rende des comptes ; en voici un exemple : lorsque le narrateur est emprisonné pour avoir -croit-il- épousé, en s'y infiltrant, le désordre provoqué par l'existence du double (c'est-à-dire lorsqu'il croit ET ne croit pas à sa propre duplication, qu'il cherche de la raison pour démonter l'irrationnalité de la situation et qu'il piste le double en s'en faisant lui-même le simulâcre pour retrouver son origine), et lorsqu'il pense alors avoir détruit toute possibilité de reculer (de SE ressembler à nouveau) à force d'application à ressembler à celui qui lui ressemble pour redevenir le modèle, l'unique, c'est la question de l'authentique qui est ridiculisée parce qu'elle est la tentation la plus grossière du réalisme romanesque (avoir postulé, dès le début du roman, d'un authentique narrateur contre un faux protagoniste est déjà une démonstration de la prétention énorme du réalisme à proposer d'AUTHENTIQUES situations ayant prétention au VÉRITABLE); on peut lire à ce moment du récit :
        "La soupe n'était pas en plastique, le pain n'était pas en carton, la pomme de terre était une pomme de terre et pas un caillou. Chaque chose était exactement ce qu'elle était censée être. Depuis plusieurs jours, je n'avais rien vu d'aussi peu équivoque que ce repas-là."
        On pourrait même pesner retrouver, par exemple, Robert Antelme et les autres témoins des camps, pour lesquels l'écriture est toujours la vérification que quelque chose s'est passé, que c'est discible, que ça passe par les fonctions élémentaires de l'estomac et du souvenir, de la terreur du corps qui a tremblé et ne veut plus trembler : le monde invérifiable et truqué du sentiment disparaissant, là où la nourriture semble être le seul projet, le verbe manger le seul verbe intelligible et intelligent. Mais chez Roth, "La soupe n'était pas en plastique" est bien entendu une phrase en plastique, parce que le roman préexiste au roman. Clairement exprimée, cette propriété de la fiction à conduire le commentaire de la terreur dans la subsomption à la mise en scène de cette terreur, à évaluer la distance morale qui sépare le vrai de la vérité, le réel de la réalité, s'écrit au début du roman, à propos de la paranoïa du cousin Apter : "ses histoires sont-elles exactes, sont-elles vraies? Moi, je ne pose jamais de question sur leur véracité. Je crois plutôt que c'est du roman et, comme c'est souvent le cas, le roman fournit à celui qui l'invente un mensonge par lequel il exprime son indicible vérité".
Roth, cependant, s'il n'ignore pas que le roman EST le monde, sait aussi quelles sont les limites d'intervention du roman dans la correction du délire désorganisé qui prétend à l'organisation et qui s'autoproclame Le Monde ; il peut écrire que rien d'autre que l'écriture n'est apte à corriger le monde, tout en évaluant le peu de chance du discours d'en faire un monde vivable : "Quand il s'agit seulement de mots, on pourrait croire que j'ai acquis une certaine maîtrise et que je m'y retrouve, mais le ressassement de toute cette haine, la transformation de chacun en peloton d'exécution verbale, les incommensurables suspicions, le flot de paroles blessantes, méchantes, la vie entière transformée en un débat haineux, les conversations où il n'existe plus rien qui ne puisse être dit... non, je serais mieux dans la jungle, me dis-je, la où le rugissement d'un lion est un rugissement de lion dont il est difficile de ne pas saisir le sens. Ici, je comprenais à peine l'enjeu des affrontements, et de ces semblants d'affrontements; et ma propre attitude ne me paraissait d'ailleurs pas beaucoup plus plausible que celle des autres."

oth propose encore, pendant la phase d'enfermement -d'isolement, c'est-à-dire de liquidation transitoire, fugace, du double- une réflexion sur la fabrique du roman, son aptitude à mêler le commentaire au subterfuge. Le premier envoi du livre est :"Jacob demeura seul. Alors un homme lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore" Genèse 32, 24. (en anglais et en hébreu) Nous retrouvons cette citation, alors que Roth (le narrateur) emprisonné, se sent proche de la disparition ; c'est seulement à ce moment précis qu'il prend en note quelques mots d'Hébreu dont il feint de ne pas comprendre le sens (ou plutôt: c'est ici, puisqu'il s'agit d'un roman, l'endroit où l'on saisit avec exactitude la jonction entre l'écriture et la simulation qu'elle propose, puisque la traduction de l'auteur, pour pouvoir écrire ce passage, est connue A-PRIORI : Roth propose la citation biblique en hébreu et, surtout, en hébreux cursif, c'est-à dire vivant). Nous avons donc affaire à un retournement de la fiction sur elle-même en tant que le projet d'écriture est donné par le mensonge qui fait du narrateur un inculte par rapport à l'écrivain -ce qui est IMPENSABLE- et à un retournement historique simulé par la perturbation de la fiction, l'écriture romaine de gauche à droite et typographique devenant une écriture hébraïque et manuaire, au moment précis de la lutte de Jacob avec -c'est encore une des multiples interprétations talmudiques- lui-même (dans l'ordre de sa foi et de sa soumission).
L'incompréhension de l'hébreu à laquelle il nous soumet brutalement est celle de jacob devant la véritable nature de son adversaire, et, surtout, celle du lecteur devant le temps et le sens de la fiction. Il faut, dans tous les sens possibles, inverser un processus de lecture qui semblait irréversible.

e plus, cette lutte, ne l'oublions pas, offre dans la Torah un nouveau Nom pour Jacob : Israël. Ici, commence l'histoire du peuple d'Israël NOMMé, et la destinée du NOM, le nom du questionnement infini, issu de lui et le proposant sans cesse. La lutte de Jacob est, en tout point, la métaphore la plus probable de la dialectique.  Tout lecteur, il s'agit de la lecture la plus immédiate (peshat) de cette duplication Rothienne, aura vu dans la fonction du double et de la lutte celle du dialogue schizophrénique ; mais la question est plutôt : qu'est ce qui, de Roth, parle dans Pipik? (Jacob est lui-aussi confronté à un problème d'identité et d'identification avec la destinée d'un peuple). Probablement l'écrivain américain à l'être juif... Hmmm...Mais : l'être juif de Philip Roth, c'est quoi? C'est, justement, la littérature (américaine), du moins la thématique permanente de ses rapports intellectuels, généalogiques et politiques avec l'identité juive par l'écriture, qui depuis Portnoy et son complexe est le moteur de celle-ci. "Et si j'étais perdu, si je me perdais vraiment, par curiosité?", pourrait avoir été le point de départ de la création du Pipik ; Roth n'est pas le Juif des Juifs (il évoque son incapacité à retrouver adulte ne serait-ce que la lecture inversée de l'Hébreu acquis à l'époque de sa Bar-Mitzva), et risque fort de n'être plus -puisqu'ils sont moins difficiles sur la taxinomie de la désignation- que le Juif des antisémites, ce qui, je le répète, est la négation de la position a-historicienne et anti-combative des assimilationnistes...

oth est confronté à la forme ultra et fantasmée du spectre délivré par l'antisémitisme, et se voit, quoiqu'il fasse, saisi dans ce spectre, plus ou moins honteux d'avoir trahi l'ascendance des pères pour une tranquillité qu'il ne gagnera jamais. Je parle de honte, bien entendu que Roth soit aux antipodes du Juif honteux dont l'assimilationniste Rubinstein auprès de l'antisémite Wagner pourrait être un prototype; cependant, si une facette d'Opération Shylock éclaire bien le trouble rapport à sa généalogie de Roth, c'est la confrontation entre la descendance tranquille (le fils Demjanjuk, assuré, confiant, pendant le procès de son père, tranquille cultivateur américain sans reproche -sans formulation) et sa propre généalogie meurtrie (formulation continue de la rupture) : le déséquilibre entre les assentiments évidents, souriants et muets, et les vecteurs de sens qui ne se comprennent que difficilement, voire pas du tout, l'iniquité entre l'évidence sans cervelle et l'inévidence de l'esprit. Demjanjuk propose lui-aussi la question du double, mais dans la représentation par rapport aux pères : ce qui est caché, ne peut -dit-on- l'être à un fils : or, le judaïsme du père n'est pas transmissible à Roth parce qu'il est discuté, la où l'innocence du père est, pour Demjanjuk junior, indiscutable. Le problème est vite réglé lorsqu'il est modulé selon la forme de l'aveu : chez Roth, tout y est rendu compliqué par la discussion même et la tentative de créer du sens ; "égoïste de fils qui réfute la validité de ma vie, de ma lutte, pour satisfaire ses aspirations les plus prosaïques", "égoïste de père qui soumet ma vie à ses haines propres et veut m'y entraîner" (on retrouve d'ailleurs cette structure chez l'ami arabe du narrateur, Zee, et sa volonté de plier son fils à sa douleur : il prétend, en gros, le faire souffrir pour qu'il ne souffre plus, là où en vérité il veut simplement être accompagné dans la souffrance). Mais le fils Demjanjuk, lui, qui ne s'encombre pas de ce genre de problème, est sans le savoir dans la monstruosité biblique : la subsomption au père, et il serait bien en peine de comprendre quoique ce soit à la punition des petits-fils de Noah, ne voyant pas en quoi la découverte du sexe du père serait une découverte coupable. "Si seulement je pouvais encore être un personnage grotesque dans son livre merdique" lâche le narrateur épuisé...
        On est assez loin du papillon qui rêve d'être un homme (ou du contraire) de Tchouang-Tseu, la proposition étant rien moins que philosophique; il s'agit plutôt d'un renversement de la structure épidémique de la calomnie comme processus irratrappable...

ais c'est encore la projection littéraire -je M'écris donc je ne suis plus, ou : ce que je m'écris, on m'infligera de n'être que cela- qui est ici reprochée à ceux qui réfutent au roman sa place dans l'organisation du réel... au mensonge sa part de commentaire sur la prétendue réalité.   La première apparition du Pipik, du FAUX DEUX, s'opère dans ce rapprochement du procès de Demjanjuk (soupçonné d'être "Ivan le Terrible" de Treblinka) avec le déplacement géographique du narrateur dans la Jérusalem vive, où se déroule ce procès ;d'un côté, l'histoire et l'absence totale de preuve possible (l'invisible, l'indémontrable,  est à la fois la démonstration  ET la négation de l'événement dans ce type de procès : c'est bien au moment précis où quelque chose est détruit que l'on admet qu'il a été un jour, et c'est, finalement, à l'horreur nazie que l'on va devoir reconnaître enfin la démonstration de l'existence -par défaut- des juifs)... de l'autre côté, la question de l'actualisation géographique, c'est à dire, à priori la disparition de l'histoire motrice derrière la nécessaire présentification du monde juif en terre d'Israël, comme résolution d'un problème posé par les ennemis de son (pas encore) peuple. A ce propos, on peut lire p. 339 la division effrayante qui sépare le témoin Rosenberg, fébrile victime d'"Ivan le Terrible", dont le commentaire est censé être froid -ce qui, étant donné ce dont il témoigne est une parfaite absurdité remettant en cause l'idée même de précision juridique- et Demjanjuk; l'imprécision du témoignage (forcément terrorisé, réactivant la terreur) a pour obstacle têtu et tranquille l'implacabilité du rapport historique qui ne souffre ni l'hésitation de celui qui fut pris dans la tourmente du mal, ni, donc, par enchaînement, la réalité du mal lui-même...
        Le rapport testimonial est-il concurrentiel de l'archive? Où? Qui fait les archives? (Pressac ou Primo Levi?) Qui fait les témoignages? (n'oublions surtout pas que dès les premières heures du négationnisme, avec Rassinier, c'est l'imprécision -évidente- des témoignages qui sert de point de départ à la ridiculisation des victimes).
        De plus, Pipik renvoie directement à la schize d'israël évoquée plus bas ; celle de l'assimilation/comparaison, et c'est tout perdre de l'historique juive pour actualiser, quoiqu'il advienne, le noyau ETAT d'Israël... Mais ce qui ici n'est qu'une déclaration toute théorique -ne prenant pas en considération le fait qu'une synthèse N'EST PAS la somme des deux propositions dialectiques, mais bien une troisième instance, autonome- la revendication spécifique délirante de Pipik en fait une lecture littérale qui voudrait tout effacer pour corriger...  Israel est, selon le Pipik, malade d'etre juif.

r, il ne serait pas du tout, s'il n'était pas juif (la diaspora elle-même n'est pas -tant qu'on ne l'empoisonne pas- malade d'être diasporique). Qu'est-ce qu'un état Juif? Une structure schizophrène établie sur une actualisation rendue possible par le renoncement aux fondations et au moteur de l'acte : banalement, la mobilisation des valeurs du peuple juif pour fonder un état-nation qui, comme tel, devra manoeuvrer parmi les autres états en tant qu'état "comme les autres", c'est-à dire non-juif2.Qu'est-ce qu'un juif sans état? Certainement pas Philip Roth, absolument américain, et sans aucun doute le plus juif des écrivains de la diaspora. Le Pipik est lui l'exacte interface shizophrénique entre le juif diasporique et Jerusalem, mais la tragique erreur de son obstination est de croire qu'il y a une nécessité historique de lier la diaspora au sort d'Israël pour fabriquer des moyens pour le sionisme, et enfin, pour légitimer son propre projet diasporique ; or la diaspora et Israël n'ont pas les mêmes responsabilités, les mêmes productions, ni les mêmes aspirations ; le Pipik, comme ses pires ennemis, veut donc corriger l'histoire.
        Mais ce qui a été ne peut pas cesser d'avoir été, et la réalité diasporique, n'est pas la réalité de Moïse.
        Le Pipik est proposé par Roth comme le double -le calque?- ignominieux... la falsification du document plus destructrice encore que ne le serait le document: Pipik met Roth en face de l'histoire de l'ignominie antijuive, la calomnie, le faux, la rumeur. rien ne ressemble plus à l'idée de la contamination, de l'épidémie, que la rumeur et le faux; le corps attaqué est censé détenir une somme de responsabilités vis-à-vis du fléau... Celui qui est ridiculisé ou meurtri par la caricature, est toujours soupçonné d'être plus ou moins responsable de la caricature, la cible du rejet étant toujours suspectée d'être partie prenante dans le rejet, et le maître mot de l'exécration solennelle est "il n'y  a pas de fumée sans feu"... On ne peut jamais contredire la la rumeur, qui se nourrit de la dénégation (irrationnelle par essence, elle peut toujours faire appel à d'autres justifications irrationnelles contre la raison) ;j'ai tenté, plus loin, d'observer l'adhésion à la thématique antisémite sous l'angle de la fainéantise intellectuelle : peu de choses mieux qu'elle peuvent faire saisir ce que signifie CEDER à la tentation.
        S'il faut de patientes semaines de discussions pour essayer de convaincre un antisémite de sa folie, avec bien peu de chances de réussite, un seul discours haineux d'une demie-heure soulage quelques milliers de personnes d'avoir à faire ce travail sur soi. Je dirais même : en dix ans je ne suis guère parvenu à corriger les plus petits défauts de ceux qui me sont le plus proches, comment voudrait-on que je corrige les pires des gens dont j'ignore tout? Rien de plus fragile, de surcroît, que la guérison, qu'il s'agisse de la rumeur ou de la haine : la moindre contradiction peut à tout moment la faire renaître par le doute qu'elle suscite, avec plus de violence encore.
La réaction est le plus souvent : laissez aller... Mais la laisser aller est toujours la laisser aller un peu trop loin ; et hélas, la contredire est lui donner le poids de la polémique et donc de la discussion ; Le Protocole des Sages de Sion ou encore la rumeur d'Orléans ont vu leur développement s'amplifier de cette manière, et ont encore un bel avenir devant eux.
        Malheur à ce monde où tout n'est que mensonge tendant à s'établir à force d'adhésion comme vrai, à s'établir comme structure pour que tout le possible soit le réel, pour que le gouvernement linguistique de la terrorisation par la paranoïa soit le gouvernement du monde: car tout ici-bas finit par être vrai...
 

l est intéressant de se demander si le Pipik est autre chose qu'une métaphore littéraire ou historique juive, et s'il ne serait pas, en fait, la jonction métaphorique des deux pour l'écrivain assimilé Roth.... La fusion désespérée avec cet autre qui s'y refuse complètement, en éliminant ainsi toute singularité, toute idiosyncrasie, est finalement la véritable métaphore de l'assimilationisme qui voulut se préserver en se niant (l'exemple le plus connu étant la frilosité de l'accueil fait au XIXème Siècle par les juifs français aux réfugiés hassidique d'Europe centrale, si typiquement incongrus), encourageant les plus déchaînés de leurs détracteurs et faisant grossir le nombre des convaincus : ils avaient déjà perdu, par un désir d'adéquation maximale à la patrie d'accueil, leur identité spirituelle, ils y perdront cinquante ans plus tard -toujours accusés de se fondre pour comploter mieux encore- la vie : Pipik, dans son délire du retour à l'Europe, ne voit pas le retour à la mort, métaphorique ET réelle :
        "Vous savez ce qui se passera [dit-il] à la gare de Varsovie, le jour où le premier train rempli de Juifs arrivera à quai? Des milliers de gens viendront les accueillir. La joie sera immense. Tout le monde sera en larmes. Ils crieront : "Nos Juifs sont de retour! Nos Juifs sont de retour! Le spectacle sera diffusé par toutes les télévisions du monde. Quel jour historique ce sera pour l'Europe, pour les Juifs et pour l'humanité, quand le mouvement diasporiste aura transformé les wagons à bestiaux qui ont servi à acheminer les Juifs vers les camps de la mort en belles voitures de chemin de fer confortables transportant des dizaines de milliers de Juifs vers les villes et les villages où ils sont nés. Un jour historique pour la mémoire de l'humanité et pour la justice des hommes, un grand jour d'expiation." ...
        D'expiation, on est évidemment, en regard de ce délire enthousiaste, tenté d'en douter, lorsqu'il suffit de trois ou quatre répliques du film Shoah de Lanzmann, pour juger des dispositions des paysans polonais à l'égard des familles juives exterminées dont ils occupent désormais les maisons.
        "Encore une question, cependant, une dernière question méchante. S'il vous plaît. Est-ce que les Juifs roumains qui meurent d'envie de retourner dans la Roumanie de Ceaucescu font la queue? Est-ce que les Juifs polonais font la queue pour retourner en Pologne communiste? Et les Juifs russes qui se battent pour quitter l'Union Soviétique, vous avez l'intention de les remettre dans le prochain avion pour Moscou quand ils atterriront à Tel-Aviv?3"
        A cette question du narrateur, Pipik répondra quelques chapîtres plus loin, lorsque sera découverte sa seconde proposition, l'invention des A.A., des Antisémites Anonymes... ayant testé l'efficacité du procédé sur sa propre conjointe (on retrouve alors toute la thématique obsessionnelle de la souillure sexuelle et aussi du fantasme sauvage propre aux nazis) Pipik propose une guérison maïeutique aux antisémites, par la confession publique.

e qu'il y a de très interessant dans la nécessité pour Roth de poursuivre la fiction, c'est bien qu'il ait dû rendre compte du déroulement de ces sessions des A.A., en ECRIVANT une des confessions. Pour donner un état lisible de ces bandes magnétiques, Philip Roth a donc dû écrire une litanie antisémite ; il a fallu habiter cette rage, comprenez-moi bien, il a fallu être tendu, plié en elle pour retrouver les reflexes fulgurants de la haine : coups portés ici contre soi-même... Ce qui est donc le plus épouvantable c'est que la haine antisémite et le flot verbal qu'elle entraîne ne soient pas du tout inimaginables. Même, par leurs millénaires victimes. A n'en pas douter il y a un moment où l'antisémitisme n'est plus devenu que la forme la plus paresseuse (la moins inventive) du dégoût et du ressentiment, le grand brassage ; le tout-à fait et définitivement autre, têtu ( et Roth rejoint Didi Huberman dans cette géométrie de la peur qui fait confondre la raison avec un appareil moral ), cette métonymie flagrante de toutes les aspirations humaines à ne pas se voir voyant : ce qu'il ya de particulier à la désignation du juif comme victime possible, partout où elle veut toucher selon l'ordre du sang ou du capital, du déicide ou de l'épidémie, c'est qu'elle doit, en passant, l'éliminer sans cesse comme juif, puisqu'elle est incapable d'en trouver un seul qui satisfasse la caricature qu'elle s'en est faite, pour parvenir à ses fins: il faut commencer par réduire l'être à ce qu'il n'est jamais, saisissable, il faut terroriser la substance pour qu'elle se replie et parce  qu'elle répugne à être saisie...
        Parce que le juif n'a jamais été tué comme juif, mais comme possibilité du vide qu'il est supposé représenter pour remplir la poche de l'altérité; le juif comme autre définitif, c'est: pas de juif du tout, sans quoi il serait inexterminable (il serait INVISIBLE);il faut, en gros, supprimer la judéité du juif avant de le tuer, parce que quiconque se serait assez penché sur le judaïsme ou tout simplement sur l'imperceptible judéité, quelles que soient ses intentions, pour le repérer, aurait du franchir les étapes quotidiennes qui lient le juif au monde de Dieu et qui l'ouvrent à l'appréhension de la mort: et se voyant brutalement dans le reflet du monde, il ne pourrait plus le supprimer sans se tuer lui-même. Le soi visible, le soi du discours répliqué, est diminué dans l'horreur, ou plutôt agrandi dans l'horreur de l'autre, pour réduire sa propre culpabilité, et, principalement, pour se fabriquer un état angéligue supposé primal, originel. C'est la forme d'un syllogisme qui édulcore l'intégration du syllogiste comme producteur d'une pensée à réflexes, à enchaînements nerveux : Il y aurait bien encore à faire, de ce côté là, pour dévoiler la mécanique de la fumée, la causalité des fumées :

        Evidemment. A ce détail prêt que ce n'est qu'une part du raisonnement qui amène les juifs du côté du gouffre; il faudra aussi tordre la structure du syllogisme lui-même, trop fatalement juive probablement. La vraie conclusion murmure à toute oreille prête à l'entendre :         Pour s'extirper de cette béatification pathologique de l'objet du dégoût ("méfiez-vous, ils sont intelligents"), les juifs n'ont-eux-mêmes comme solution, que de se dissoudre dans l'idiotie, se DISSIMULER dans le corps du monstre (on en revient à notre Asterion).C'est ici le premier pas ironique d'un dispositif curatif, et on a souvent vu  l'horreur de soi comme signe du danger que représentait l'identité juive pour elle-même dans l'assimilationisme... Qui du coup, ne peut plus épargner l'histoire juive elle-même, et qui a engagé, et engage encore, entre autres choses, l'art du mimétisme craintif : retour au double qui se refait en s'éliminant (Les antisémites ne s'y sont pas trompés en pointant du doigt exactement les moins volontiers juifs des juifs, commes soupçonnables de pénétration occulte ; pratique policière de la course, et de l'accusation de fuite).
        Cette horreur prend corps par la négation des spécificités juives ("l'accoutrement"), mais ici, chez le romancier le plus juif de notre siècle, elle ne peut trouver un terrain que dans la plaisanterie de contradiction talmudique (par la ridiculisation, Roth évoque la possibilité d'un menteur finalement TOTAL, c'est-à-dire d'un double antisémite), celle du sobriquet Pipik...
"Tous ceux qui descendent à la géhenne en remontent, sauf trois : celui qui commet l'adultère, celui qui humilie son prochain en public et celui qui lui donne un sobriquet". Talmud, traîté Baba Metsia, 58b.
        Le nom du Pipik signifie littéralement, petitnombril... Moïse Petitnombril; la réduction du double dans ce sobriquet est celle du ramassement infantile de celui-ci -sa prétention à ETRE- dans l'organe tronquée d'une généalogie menteuse, et le nombril du Pipik est bien la chose qui l'éconduit vers une autre histoire, une autre mère, parce que, ne l'oublions pas, la confusion -entre les sexes, les êtres, les espèces- est la chose la plus violemment condamnée par le Judaïsme. Le nombril a ici une fonction de dénégation cuculisante, pour reprendre une terminologie Gombrowiczienne. De plus, c'est au nombril de Moïse, origine du passage de témoin du corps (Abrahamique) à la parole, que renvoie par le prénom ce sobriquet ; et donc, directement, à la trahison grossière d'un nom usurpé sur un corps unique et irremplaçable. Enfin, la position même du nombril sur le corps en fait un point privilégié de la métaphore du double, par sa position axiale autour de laquelle se constitue l'espace symétrique d'un corps ; Roth ramène le Pipik au balbutiement de l'égo ("nombriliste"), au stade du miroir, et à la disposition du corps à contenir charnellement son double autour de cet axe, sans pour autant se nier : au Pipik sont donc retranchées toutes les phases du passage à l'âge adulte (sa substitution à l'auteur étant la trace visible de son incapacité à se constituer seul).

omment Roth a-t'il donc construit son Pipik? On peut imaginer que c'est l'enflure des défauts même de l'auteur qui tracent ici le portrait de la névrose qui le guetterait s'il s'y laissait aller...
        L'exemple de la Shoah choisi comme leitmotive et SEUL événement de la destruction antijuive est symptomatique des reproches que, sous d'autres formes, Roth a déjà fait à certains sionistes utilisant le génocide comme drapeau de la légitimité ; Roth se souvient qu'on n'a pas hésité à le traîter lui-même d'antisémite parce qu'il évoquait le fait que la destruction des Juifs d'Europe tenait lieu de mélodie d'Etat ; mais le Pipik, qui est donc cette hyperbole de la culpabilité Rothienne, et contrairement à lui, n'envisage rien d'autre parce qu'il ne voit que ce moment, comme s'il était dupe de l'idée de paroxysme historique.La fonction du Pipik est celle du miroir déformant qui renvoie les détracteurs de Roth à leur volonté acharnée, au nom du refus de la simplification historico-politique, de simplifier certaines de ses positions a-sioniste (l'antisionisme n'étant que la version politically correct de l'antisémitisme, que l'on peut déceler chez Pipik).
        Lorsque le narrateur rencontre son double, il dit "En imaginant notre face-à-face, j'avais oublié que, au moment où il se produirait, ce face-à-face ne serait pas imaginaire". Toute la fantasmatique qui rôde autour du divan chez ceux qui en sont les plus ignorants, est exactement de cet ordre, et postule l'inoffensivité -donc le comique- du patient, en oubliant la redoutable fonctionnalité du discours et du transfert. Si l'on peut lire un nombre de fois considérable, lorsque le narrateur est face au Pipik "Je m'entendis répondre", c'est à la voix profonde et terrible, impersonnelle, de celui qui a des comptes à rendre, dont la voix seule n'est pas encore dans la mort, qu'il a à faire. Pipik est la version sociale, négociable, de Roth : c'est donc à la littérature même qu'il renvoie ; ne saisissant rien de ce mal qui habite la littérature et lui donne son sens et son poids, il est un cancéreux incurable (et vit d'ailleurs avec son infirmière, antisémite), là ou le narrateur Roth guérit au début du roman ; de quoi nous parle cette guérison?
        Une phrase du Pipik nous éclaire : "Vous n'avez pas vraiment su utiliser votre célébrité. Vous n'en avez rien fait alors que vous auriez pu en tirer beaucoup - beaucoup de Bien."
        On notera donc, surtout, le verbe utiliser, qui tend si souvent à dire à un écrivain "vous vous contentez d'écrire", comme si ce reproche négligeait que la seule viabilité de l'intérêt qu'on accorde à un écrivain, est justement qu'il écrive, mais l'on notera aussi l'association fonctionnelle de l'écriture au BIEN (comme si le MAL de l'écriture n'était tolérable qu'en tant qu'il était le processus de réalisation du BIEN dans la vie de l'écrivain, sa démonstration ; ce qui reveint, bien entendu, à nier toute possibilité à la littérature d'avoir le moindre sens en dehors de l'engagement physique de l'écrivain).
        Pipik finit par reprocher à Roth d'accorder trop d'importance à ces livres risiblement inférieurs, selon lui, au but, à la cause. La particularité des prosélytes, en général, est de vous solliciter sans que vous leur demandiez rien, pour un objet qu'ils affectent d'apprécier, mais qu'ils haïssent profondément parce qu'il est voué à leur glisser entre les mains : votre intelligence est toujours suspecte, surtout si elle est désirée ; ils ne vous pardonneront jamais d'être vraiment ce qu'ils espéraient que vous fussiez dans leurs rêves parce que, finalement, ils vous voulaient à la fois intransigeants et complètement compréhensifs... Ils vous veulent avec eux pour vous neutraliser et vous soumettre à leur projet. En fait, ils se dégoûtent et ne vous permettrons jamais de vous en rendre compte sans vous en faire payer le prix.

 


Notes
 

1) On pourrait, avec rapidité, y retrouver quelques caractéristiques du rejet qui correspondent à la typologie antisémite; la production intense du regard des autres (Primo Levi, à la fin de "Si c'est un homme", en évalue très justement le pouvoir, celui de donner du sens au point de pouvoir le retrancher dans le coeur de l'être-même qu'il nie), et le frémissement de celui qui se terre à l'endroit où il est le plus en danger, persuadé, à la place de la cité, de monstruosité. Retour au texte
2) Evidemment, cette définition fort courte, ne prend pas en compte, entre autres choses, la bipolarité intrinsèque aux motifs sionistes -Herzl/Terre Sainte- ou encore la fracture propre aux deux populations -ashkenaze et sépharade- qui vécurent très différemment migration et installation, et elle sembler n'envisager qu'un aspect spirituel de l'enracinement en Israël; mais cette bipolarité constante nous ramènerait assez rapidement au caractère shizophrénique de cet état, qui est le point central de mon analyse. L'être juif à préserver, ou le NOM juif, conservation pour congélation d'un nom réel à attribuer au messianisme, qui ne se voit étrangement plus que dans la ressemblance de cet état avec n'importe quel état: Israël est non-juif parce qu'il est un état comme les autres, mais il ne peut pas être autre chose que juif, étant donné que seul la judéité a légitimé un jour son apparition à la surface de la carte. Retour au texte
3) Quand bien même, depuis la parution du livre de P. Roth, les structures politiques des pays cités ont été modifiées, il est bien quelque chose qui est inamovible : l'antisémitisme des nouveaux dirigeants catholico-réactionnaires de la Pologne n'est plus à prouver, et la puissance des organisations ultra-nationalistes antisémites russes (Pamiat) fait assez fréquemment l'objet d'articles et de reportages. Retour au texte

Bibliographie
Primo Levi, Si c'est un homme, Press Pocket
Robert Antelme, L'espèce humaine, Tel
Philip Roth, Portnoy et son complexe, Patrimoine, La leçon d'anatomie, Folio
Edgar Morin, La rumeur d'Orleans, Point/Seuil
Jakob Katz, Wagner et la question juive, Essai/Hachette
Raul Hilberg, La destruction des juifs d'Europe,Folio/Histoire
Pierre Vidal-Naquet, Les Juifs, la mémoire, le présent, Point/Seuil
Josy Eynsenberg/Armand Abecassis, A Bible ouverte II, Albin Michel
Shmuel Trigano, La nouvelle question juive,Idées/Gallimard
et
Paul Rassinier, Le mensonge d'Ulysse, Ulysse trahi par les siens, La Vieille Taupe