L.L. De MARS
L'écriture et la nébuleuse
Bruno MONTELS (ils o ne pioss-), Philippe DÔME (indices), etc...

Ce texte, est né d'une lettre à Bruno Montels : l'auteur, ingrat et de nature mauvaise, remercie ce dernier de son accueil chaleureux à Paris pour une lecture publique avec Bernard Heidsieck avec ce courrier fielleux.Réécrit pour lui donner une forme moins lapidaire, il a été publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°4.


 

rûlez un temple, vous substituerez votre nom à celui de l'architecte; enterrez vos cadavres sous dix couches de bandelettes en rendant mystérieux jusqu'à leur tissage, roulez, opacifiez, inventez le culte le plus inaccessible des clefs, des migrations et des portes, éventail des transports sous la peau desséchée qu'ils soulèvent, coulez des sarcophages sous une langue écrite presque inutilisable, dont un subtil mélange de balourdise et de pénombre rendra chaque signe polysémique jusqu'à l'absurdité, et pierre à pierre, filez une muraille enceinte de mille autres, de culs-de sac, poches crevées, signes de piste, échafaudez la plus médiocre des allégories architecturales autour de votre vieux singe emmailloté, et vous verrez le plus ordinaire des miracles s'accomplir :
        le désarroi ou l'épouvante des uns fera briller pour les autres l'occasion d'un nouveau pouvoir à saisir de suite, le décodage de fumeroles, leur redoublement, nouveau voile du mystère par son évocation ; et nul doute que votre piteux sépulcre servira toutes les gloires de l'occulte, puisque c'est la somme même de vos approximations qui fera lire les trajectoires des astres, l'échelle du cosmos, la gravitation universelle, l'histoire des Grands Anciens, dans l'impeccable métrique de l'anus d'une vache sacrée ou la composition du bicarbonate de soude... Votre vanité servira de levier à celle de vos suiveurs.

l est toujours difficile d'évaluer ce qui noue l'opaque, l'indéchiffrable, l'obscur, sous peine d'avoir à questionner notre propre seuil de cécité; nous ne pouvons ignorer que seule la vanité la plus vulgaire fait ricaner systématiquement devant ce qui se donne avec difficulté, que seule la boulimie sensuelle d'immédiateté (de l'illusoire spontanéité des oeuvres d'art) peut se leurrer sur sa capacité à consommer dans la fulgurance de la lecture ce que seul le travail d'une vie avait pu faire écrire; il n'y a pas plus de conformité de l'écriture à la sensualité qu'elle est prétendue exalter, qu'il n'y a eu un jour d'écriture automatique: libre aux naïfs de croire qu'ils ont pu s'expatrier de leur langue pour promouvoir chez elle ce qu'elle refuse au monde, ce qu'elle s'est toujours refusé.

t pourtant, l'autopsie du jour va être celle d'une langue qui s'est crue malade de s'être trop observée, et qui aura détourné les yeux vers le florilège des formes, là où ça ne parle pas; enfin, étrangement, là où ça DIT ne pas parler. Je n'ai pas le sentiment, moi, qu'elle ait été assez patiente et attentive, pour avoir cru aussi lapidairement en avoir fini avec ses propres métamorphoses.

ais pour qu'on ne se leurre pas sur mes intentions, je ferai une fois encore allégeance à Nietzsche, dans ECCE HOMO: "On ne saurait entendre exactement ce à quoi des événements antérieurs ne vous donnent point accès. Imaginons dès lors un cas extrème: qu'un livre ne parle que d'événements qui se trouvent complètement en dehors des possibilités qui se présentent fréquemment, ou même rarement seulement dans la vie de quelqu'un; que c'est la première fois que le livre en question parle un langage qui prépare une série de possibilités nouvelles. Dans ce cas, il se produit un phénomène extrèmement simple: on n'entend rien de ce que dit l'auteur et l'on a l'illusion de croire que là où l'on n'entend rien il n'y a rien..."
        Les termes en sont clairs: "qu'un livre ne parle", "un langage qui prépare", "ce que dit l'auteur": et si cette chaîne-là est rompue, affiche la rupture comme son champ à elle, si faute de grive elle convoque des paons pour masquer son indigent corps gris, alors il est bien possible que là où l'on ne voit rien, il n'y ait, effectivement, rien... Nous touchons ici à une deuxième ambiguïté que propose l'assertion très juste de Nietzsche, c'est qu'aussi vulgaire que le rire devant l'incompréhensible, il y a la prudente soumission à la confusion qui fait imaginer que si ça a l'air si compliqué, il ne peut pas ne rien y avoir là-dedans.
Allons vers nos moutons.
 
'est avec ce même mouvement d'exorcisation du palais que l'enfance avait cru dégoûter à jamais d'un plat et qui m'y fait revenir adulte, que je suis allé et venu avec une curieuse retenue permanente vers ces ouvrages (dentelles), invariablement cryptés, perforés, pliés, catalogue hyper-typographiés, cartographiés, all-overs, soit, par exemple: vers le ILS O NE PIOSS- de Bruno MONTELS, le (indices) de Philippe DÔME, ou encore le Journal in-time 1974-1984 de Pál NAGY (encore que la moitié de ce dernier étant composée en roumain, il me sera plus difficile de gratter la béance sémantique);
        S'il n'est plus permis de se fier au seul étalon de la lecture pour en peser la substance, (et je devrais m'en garder, alarmé par de trop fréquentes lectures hâtives, indisciplinées, qui me firent parfois rougir de ma légèreté), s'il faut y suppléer par les joies de la randonnée visuelle, voire de l'iconologie, pire, d'une confrontation avec l'auteur et son decodex, il faudrait bien savoir comment on en est arrivé là...
        Précisemment, si je n'ai pas l'intention ici d'avoir pour objet un fascicule en particulier (si je tente, disons, la divulgation de ce qui est -et ne veut pas s'avouer- occultement 'un genre), j'aimerais bien, cependant, proposer quelques-unes des réflexions que soulève cette littérature (qui foisonne, entre les années 20 et 70, sous toutes les capelines possibles) que nous pourrions qualifier d'écriture-limite (ici plus figurale que figurante), pour autant qu'elle est incapable de toucher véritablement aux limites de l'écriture (cf: Ph. SOLLERS), ayant si peu prit la peine d'en questionner le contrat. J'aurais pu dire: écriture, à la limite...

anoeuvré par un promeneur littéraire peu soucieux de forage, UN COUP DE DÉS pourrait tout aussi bien n'être qu'un exercice de respiration accidenté ou une frivolité plastique si... si si si les dérapages, cascades, glissements de corps ne faisaient mouche de sens, n'avaient de fonction supplémentairement littérante... sémantique; je ne vais pas radoter sur les multiples layons herméneutiques qu'engage le seul jeu des corps et des graisses typographiques dans ce COUP DE DÉS, les exégètes de Mallarmé ne manquent pas. Mais c'est justement par cet empressement de lecteur, cet enthousiasme exagéré qui fait de l'image à tout-va, baffreur de la seule pellicule, que le bas va blesser rapidement : il suffit de feuilleter quelques-uns de ces centaines d'opuscules à gouvernement poétique qui engorgent les bouquineries avant le pilon (fréquemment comptes d'auteur ou  petites éditions provinciales éphémères aux titres liquoreux qui vous assomment de "rêves" ou de "délires" pour la famille des archivistes incultes, ou de "viande rouge palpitante" pour la famille défitinitivement acnéique) pour se persuader qu'une partie de la pilule a été fort bien digérée -la consommation d'image étant, n'est-ce pas, économe en efforts- et que de bonnes choses exploitées par de piètres lecteurs accouchent inévitablement des pire excès de la complaisance: 1, 2, là où la page se creuse le souffle s'alanguit, et on n'en parle plus (ou pas plus loin), la petite famille Ponctuation s'est agrandie & basta...

lus pervers ou brigand formaliste, est celui qui prend des lanternes pour des vessies retournées, et qui, trouvant tout ça résolument très moderne et très plastique, nous rejoue le Kandinski ébahi confronté à une toile renversée; il est capable de n'aimer d'un musicien que le choix de ses redingotes et d'appeler ça attitude d'artiste, voire happening. Dieu soit loué, celui-là n'y avait vu que de la peinture abstraite et non du langage: d'autres, hélas, sauront cuisiner ce pudding immangeable après lui pour nous faire croire que toutes les activités humaines qui extériorisent l'intention individuelle ont un seul et même souffle commun, radicalisent une seule et même intention, la communication, voire le langage (il est assez alarmant que par un soucis d'équité étrangement déplacé, quelques faux réformateurs puissent nous monter en scène la grande équivalence des médiums, leur totale interchangeabilité - mais où seraient-ils, désormais, qui pourrait alors penser la moindre de leurs spécificités? - musique, peinture, littérature, danse, et, pourquoi pas ensuite, aéorobic et canevas au point de croix; tout ça étant, il paraît, langage... Je comprends bien la rancoeur qui anime des artistes sans cesse soumis à la nécessité de parler -qui voient leurs oeuvres soumises à la formulation, sans espoir de rendre à la langue sa formule- je conçois leur désir de disputer son pouvoir cognitif et expressif à l'envahissante autorité du langage : mais il serait aussi vain d'attendre d'un poulpe qu'il vous renseigne sur son animalité; le pouvoir de classification, d'asujettissement, est ici aussi unilatéral);
            Il était inévitable que l'opération inverse envahisse le champ de l'écriture, et si les gentils calligrammes d'Apollinaire qui brodent d'innocents réseaux tautologiques sont de toute évidence à réserver aux jardins d'enfants, la brêche est tout de même ouverte à la pratique la plus légère, insouciante, du diagramme, et sous des allures nettement moins repérables, au-dessus de tout soupçon.
        Nous savions déjà les peintres de toutes espèces suffisamment ignorant et dramaturges, rebelles à l'intellection et syncrétiques, pour les excuser de toutes les écorchures faites à la langue voire à la linguistique, mais le travail inepte d'un écrivain qui, peignant, commet les mêmes erreurs -je pense ici aux collections de signes d' Henri Michaux- devrait nous alarmer suffisamment pour nous faire manier la croisée probable de l'organisation d'un espace tabulaire et d'une page d'écriture avec d'infinies précautions...
            ... mais ce n'est évidemment pas de l'accaparement sauvage de l'appareil littéraire par l'appareil pictural (les pitoyables efforts des ânes lettristes -dans les deux trajectoires du système- en sont le plus mauvais, et donc le plus instructif, exemple; et leur haine avouée du SENS en dit assez long sur leurs intentions totalitaires) dont je veux parler ici, l'enjeu de cette saisie n'en étant pas nécessairement une improbable synergie, tant l'écriture a, il est vrai, d'indéniables vertus plastiques que je ne lui refuserai pas... du moment, bien entendu, que le peintre nous évite les affabulation navrantes d'incompétence du type "métasigne"(Degottex) ou "graphes" (Dotremont), et les moutons sont bien gardés, on peut tirer la bergère. Disons d'une manière générale que si n'est pas entretenue l'illusion de faire redoubler le sens pictural par l'apparition formelle du signe linguistique (si l'on n'admet donc qu'il y a des lieux où il n'est plus signe) ou l'allusion à son tracé, nous sommes bien dans le plaquage (et c'est cette opération, et non ce qui est plaqué, qui fait sens) et non dans la supercherie.
            Mais observons le va-et-viens de la contemplation:
            Le flou artistique qui règne autour de l'alibi poétique (flou qu'entretiennent avec science ces archétypiques poètes pour ne pas se faire lapider pour fumisterie démiurgique) nous fait subir les effets de leur contemplation déviante (ils ne voient du monde que le poème qui peut en être tiré, et l'on peut entendre d'un paysage comme d'une écriture romanesque dire qu'ils sont poétiques[?]), nous fait hériter des travers les plus incohérents des prophètes de l'Art Total, où une truie, harassée, se désintéresserait rapidement de sa progéniture. La confusion est grande entre le nappage historique qui n'affecte que les mots de l'histoire (ce sont alors des formulations chargées d'histoire et non, à proprement parler, du seul discours) et l'indifférence totale du Monde à la tentative de le circonscrire, à ses aléas taxinomiques ; en danger permanent d'obsolescence, le vocabulaire poétique n'entraîne pas pour autant le Monde dans le jeu de ses mutations et il importe peu à une abeille qu'une rose soit un cliché.
        Il serait peut-être temps d'infléchir la voie affolée, et satisfaite de son affolement, du fatras des laborantins plus ou moins hasardeux, experts en trouvailles remarquables, en gommes (pensent-ils) à clichés, effrayés par leur propre production historique du cliché, afin de dégager, pour mieux approfondir cette questionnante rencontre, une heuristique de la Figure...

l semblerait bien, en tous cas, en observant cette littérature généreuse en effets formels, et avare de fiction, que quelque clause de l'exigeant contrat littéraire, biffée, ait fait se perdre l'idée même qu'écrire fût contractuel... la pratique littéraire, même la plus dégagée des contraintes de la narration, n'est est pas moins inféodée à la langue d'usage ce qui, tout en rétrecissant considérablement le champ des possibles, est la ligne paramétrique qui nous fait jouir des prestations comparées de Proust et de Joyce: c'est bien parce qu'il n'existe pas de peinture d'usage (même s'il en existe une d'usure) et que tout est voué, finalement, à devenir tôt ou tard une image, que je laisse volontier leur intolérable liberté aux peintres; mais un médium n'est pas, je l'ai dit,  une prothèse interchangeable, et qu'y-a t'il de plus horripilant, par exemple, qu'un film qui pourrait tout aussi bien être un livre ou une bande dessinée? En quoi le cinéaste se sera-t'il affranchi du contrat avec le médium filmique, en clair, comment croire une seule seconde qu'il ait pu faire, ici, du cinéma?
            Qu'un écrivain vienne à s'imaginer que la simple manipulation des signes conventionnels de l'écriture suffise, exempte de toute préoccupation sémantique, à offrir un pseudopode supplémentaire à l'appareil littéraire, voilà qui tient de la franche prévarication, en souhaitant qu'il ne s'agisse pas de pure naïveté... qu'il s'imagine ensuite, (alors qu'il n'aura pas même interrogé pleinement son matériau de base), qu'en lui adjoignant quelques pratiques extérieures et leurs bagages signalétiques, il aura aidé à son enrichissement, et voilà l'avènement du gadget littéraire, du livre d'artiste, du bricolage, du patchwork, en bref, du fourre-tout inconséquent, du collage.
            Là où Maurice Roche, entre "Compact" et "CodeX", a proposé l'endémie du texte par les indices plastiques, tissant un réseau extraordinairement riche de connections analogiques, spatiales ou brutalement, matériellement livresques, on a vu naître pour l'écriture une polysémie qu'elle n'aurait pu résoudre seule, sans avoir recours à d'interminables artifices langagiers (bien que ses choix en matière de typographie trahissent un inquiétante inculture du sujet, un mauvais goût de paysagiste) ; mais que penser en revanche de la prolifération des babioles extra-signifiantes chez Philippe Dôme, sinon à un des avatars de l'art décoratif?

e parlais tout-à l'heure des tautologies calligrammatiques, mais l'écriture d'une ligne longeant le pourtour d'un labyrinthe figuré (in "Journal in-time", de Pál NAGY), figure-t'elle au moins autant une véritable écriture labyrinthique que, par exemple, "La cathédrale de sens" de Jean Ricardou?
            Je ne prétends pas que l'entreprise de perturbation de la langue inscrite alliée à la multiplication des interférents avec d'autres pratiques du signe environnant soit à tenir au registre des irrésolubilités, de la plaisanterie  ou de la proposition de principe pour colloque, mais je la tiens pour plus exigeante que ludique, plus soumise à un système intellectuel projectif qu'à l'empirisme bouinard: à cet égard, je m'en tiendrai à cet avertissement du "Théâtre et son double", qui nous instruit de ne pas tant tirer des conclusions de nos actes que d' accorder nos actes à notre pensée...