L.L. De MARS
St Matthieu
Dieu citant les hommes

Ce texte a été publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°2. Il tente d'aborder la lecture d'un des évangiles par la bande finalement assez inattendue de la critique littéraire. 

our la raison même que nul n'a jamais élu un Roi, on doit considérer que Celui-ci a élu ses sujets; malheur à eux s'ils sont indignes de Son Suffrage. De toutes les façons, malheur à eux. Puisqu'Il est Souverain, Il n'aura l aissé de leur côté que le bonheur de Lui être risiblement inférieurs.
        Tout cela ne serait rien pour eux, puisqu'ils Lui sont voués, et qu'ils L'aiment, s'il n'y avait autour quelques démocrates aigris par la médiocrité de leurs votes.
        La place physique de Dieu parmi les hommes doit réparer la faute de ceux qui, s'étant crus délaissés par Moïse, avaient cru être délaissés par Dieu; confondant l'oralité et la migration du texte, confondant pour un instant le rapport et le Messianisme, ceux-là durent payer de leur vie cette confusion idolâtre, cette subsomption contre-nature de l'Origine au dépositaire.
        Voilà probablement ce que la Nouvelle Alliance devra corriger. Cependant, la Nouvelle Alliance, si elle doit se détourner désormais (par l'investissement charnel du Verbe, couplé à la délégation aux évangiles de la biographie du Christ) de la métaphore et du commentaire afin que jamais telle infortune ne se reproduise, la voici donc opérant sur l'écrit un régressus étonnant, qui, pour compléter l'intangibilité de la Première Alliance, toute entière soumise à la dictée, emprunte la voie injonctive, directe, des premiers pères... qui eux, même soumis à la tyrannie de La Diction, n'eurent jamais l'audace de proclamer leur directe filiation Divine... Essence physicalisée, vaguement enveloppée... pour améliorer sans doute la distribution de La Parole.
        Le transfert du Divin, dépouillé des espèces métaphoriques, dans l'espèce même de sa création, désormais parodique -jusqu'à une mort confuse, avalée dans le pouvoir évocateur de la souffrance- doit acculer, en quelques sortes, les hommes à l'intelligibilité immédiate du Verbe...

urieusement, pourtant, les vieilles charges hiérarchiques ne sont pas congédiées, ce qui trouble tout de même étrangement le type de rapports qui doit se nouer ici avec les hommes: elles sont recyclées, dans le rêve; pierre immiscée sous la meule, comme une cale de démarrage, pour aménager l'espace d'accueil -apparemment incertain- de l'Incarné: la ligne nette, contour précis, qui piège la fonction intercessive, la forme d'un ange -jeu habituel d'ouverture placée au seuil de l'intelligibilité immédiate- apparaît (en songe) par trois fois à Joseph: pour qu'il épouse Marie malgré son ventre incongru, pour qu'il fuit avec elle en Egypte, pour qu'il retourne à Israël après la mort d'Hérode...
curieuse pérennité de l'enveloppe angélique pour annoncer le Ministère de Celui que ses géniteurs procuratifs ne peuvent reconnaître sans préavis; un parfum de malentendu, alors, enrobe la fonction même de l'incarnation, qui pour se passer du coït, ne nécessite pas moins d'être accouchée et reconnue par des géniteurs, dont tout alors, dans ces conditions de cécité momentanée, pousse à interroger la préséance.L'éclairage proposé par ce déploiement de précautions politiques est celui d'un monde peu préparé à accueillir son Dieu, réfractaire à Sa Divine Irruption. Bien entendu, la proposition de l'Incarnation soumettant Dieu à toutes les vicissitudes du vivant, il est compréhensible que celles du blocus des pouvoirs territoriaux politiques et/ou théologiques soient au nombre des dangers à écarter pour l'entrée en scène du Ministère.
        Cependant, ces précautions tactiques sont telles qu'elles auront plongé dans le désarroi -et le désaccord généalogique- les évangélistes eux-mêmes (tant sur les lieux de naissance, Nazareth ou Bethléem- que la date); ce qui pose alors un problème considérable:
un seul soupçon sur la chronologie ou la valeur testimoniale des évangélistes est impensable sous peine de renoncer à l'Essence Divine du Ministère Christique: ça ne signifie bien évidemment pas que la Foi en la Divinité du Christ marque le seuil d'aveuglement historique de ses disciples, mais plutôt que l'espace de La Révélation n'étant transcrit que par les seuls évangiles (disons, pour être plus juste par leur trainaillante canonisation, leur pérennité), ceux-ci doivent être absorbés dans Le Projet, sous peine de Lui soustraire tout Effet, toute Économie, tout Acheminement Divin; en bref, toute forme d'organisation dont l'Origine soit indiscutable.

es évangélistes seraient-ils extérieurs au Projet, éclairés par la pertinence (hasardeuse, donc) de leur seule foi, sans Intervention, que La Nouvelle Alliance ne serait plus qu'un espace prophétique, et non le Ministère du Verbe Fait Chair (il serait absurde d'envisager le soin de La Biographie laissé, de façon purement aléatoire, à l'éveil de croyants plus attentifs que d'autres...). Laissons-nous aller à un peu de théologie spéculative:
il va s'agir d'évaluer l'Echelle Divine du Récit de transposition, et surtout l'Echelle Divine du Ministère, soit, pour être plus précis, d'être acculé à ne pouvoir rien mesurer, sinon la Hauteur des paraboles elle-même; en quelque sorte, évaluer le bouleversement prétendument apporté par la Parole du Christ aux règles prophétiques de l'oralisation, aux règles généalogiques de La Loi.

e qui signifie, pour étayer l'Echelle Divine du Projet Christique, qu'un seuil nouveau de l'oralité doit être atteint, que la fonctionnalité de l'oral, ici, doit être absolument opérationnelle et sans faille. Donc, que cette Nouvelle Alliance ne se doit pas d'être seulement supplémentaire à l'Ancienne, mais bien complémentaire de neuf siècles de Foi conduits sous la dictée; sans quoi, nous serions acculés à cette question ahurissante:tout à refaire? Refaire quoi, aux justes?
        Dieu a perdu la substance touchable de sa création, le désert, et l'école sont à l'ordre du jour, réévaluation les meubles, traversée de toutes les loges de la créature qui semble lui avoir échappé... Seul un homme très assurément engagé sur les traces de sa foi pourrait tirer de l'errance de Dieu un enseignement potable. Pourquoi cette présence factuelle, discible, apporterait-elle, sinon par une forme de dérision infecte et définitive, une clé à l'erreur qu'un déluge n'avait pas lavé? Dans ses "Fusées", Baudelaire considère que "Dieu est le seul être qui, pour régner, n'ait même pas besoin d'exister"; Son Attachement Singulier à l'existence chez Matthieu, fait douter de Sa Bonne Intention.

        "Voilà pourquoi je leur parle en paraboles, parce que regardant, ils ne regardent pas, et entendant, ils n'entendent ni ne comprennent"(13, 13).
        Hormis le fait que nous soyons en droit de nous interroger sur la résolution de ce genre de malentendus par la forme parabolique, on note que cette phrase, suivant la parabole du semeur (13, 3-9), est enchaînée par une laborieuse et enfantine explication de texte; non seulement nous sommes soumis à un fatiguant renoncement, mais nous pourrions ajouter que le Royaume étant de toutes façons acquis aux simples, cette surcharge de décortication leur est aussi inutile qu'au mort une poignée de plus sur le cercueil; je ne peut que laisser les autres auditeurs à leur perplexité.
        Mais, en fait, la prolifération des paraboles -au même titre que la nécessité Davidique de le faire naître à Bethléem- ne serait-elle pas une conformation serrée au modèle de Celui Qui Doit Venir? (ex: Ps 78, 2)Nous pourrions souligner à chaque verset que toute valeur universelle y est évaluée au mètre des valeurs relatives, que l'échelle d'embrassement de l'universel y est étriqué dans un costume humain: il ne pourrait s'agir de la tragique et coutumière impropriété du langage, sans doute, que si Celui Dont nous parlons n'était le Corps Parlant.

        "Que si ton oeil, le droit, te scandalise, arrache-le et jette-le loin de toi; car il est de ton intérêt que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne soit pas jeté dans la guéhenne. Et si ta main droite te scandalise, retranche-la et jette-la loin de toi; car il est de ton intérêt que périsse un seul de tes membres et que tout ton corps ne s'en aille dans la guéhenne." (5,29-5,30)
        Que l'amputation, même métaphorique, puisse rédimer l'expiateur au point de sauver son corps de la Guehenne, voilà qui laisse songeur... Adieu à la nécessite d'être entier dans le Salut, adieu au Salut pensé dans l'entièreté vivante. Si Le Dieu Incarné ici se drape volontiers de la dignité orale, il semble cependant faire peu cas des vertus du langage pour la rédemption de Ses sujets. Ce n'est pas même à l'infantilisme qu'Il les restreints, mais à l'animalité.
        Dieu est ici une permanence flottante, qui n'attend qu'un descillement pour être découvert; la progression dans la Foi n'est ni plus ni moins qu'un décrassage oculaire qui, même métaphorique, fait douter de l'endroit exact, s'il en est un seul autorisé, accordé au développement individuel de la Foi; l'Ancienne Alliance soumettait les hommes à l'énigme terrifiante de la Loi, et seul leur degré d'éveil ou d'abrutissement pouvait les conduire à y puiser l'essence de leur pratique, ou à lui tourner le dos. C'est celle-ci, lentement questionnante et profonde, qui devait les ouvrir à Dieu. Ce qu'ils honoraient en Son Nom (Qu'il Soit Béni), c'était aussi le trajet difficile qui les Y conduisait.
        Nommer Dieu était donc, véritablement, un acte. Ici, champ déjà ouvert sous les Sandales Divines, soumission à l'image, déférence immédiate devant la thaumaturgie, et, surtout, ce que veux enseigner cette parabole d'un oeil et d'une main révocables, c'est la réification et l'expropriation du Mal de la demeure du croyant; et pire encore, de la Demeure de Dieu Soi-même, figure hémiplégique qui devra l'affronter... événement métamorphique (je devrais dire: morphique), qui inclue Dieu dans l'histoire -non plus dans l'établissement des généalogies directives, celles qui par la conduite du Divin développent les actions humaines dans la grâce, par une interpénétration du mal (la grâce étant donc offerte au discernement), mais bien celle qui absorbe Dieu comme un élément de l'histoire humaine, élément mobile qui finira par tout lui devoir pour exister enfin, Lui qui n'aurait du qu'être- qui historicise le changement de Dieu, le passage (Passage du permanent? Lignage de l'infini?)...
        Dieu, victime comme tout homme de la nécessité. Le Tout-Puissant en costume de chair, mascarade qui ici ridiculise la foi, parce qu'avec cet artifice, elle voudrait éprouver notre reconnaissance de Dieu. Notre faiblesse n'a été éprouvée que par Le Verbe.
        Ceux qui n'ont pas vu que le puits n'était pas un mirage, n'avaient tout simplement pas soif. Changement considérable qui secoue la surface divine, relais dans les langues: Il ne concède plus à satan le droit de L'amuser, sa possibilité de se révéler à une victime offerte par Ses soins, il ne lui offre plus le panier où Job est écrasé, déjà, par Lui, comme une punaise, ce qui doit secouer l'immensité de son Rire, non: Il devient son concurrent. Désert, Christ confronté à la provocation par le mal pour que des évangélistes se fassent historiographes de cette aporie de l'UN... Imagine-t'on un homme se couper le bras pour prétendre l'avoir battu en duel? A quoi a-t'IL renoncé, Lui, pour en arriver là?

e Fils de l'Homme a déjà choisi ses disciples parmi les médiocres, de ceux qu'on appâte avec des images vulgaires "je vous ferai pêcheur d'hommes", dit-il à Simon-pierre et son frère. Et c'est alors une bien étrange ascension spirituelle que leur propose (5,48), une analogie confondante: "vous serez donc parfaits, vous, comme Votre Père est Parfait" Quelles que soient les conditions d'accession à ce statut invraisemblable, rien n'excuse ce qui va sceller définitivement l'orgueil des chrétiens."Heureux ceux qui font oeuvre de paix parce qu'ils seront appelés fils de Dieu" (5,9), pourrait bien être une prolepse contre toutes les accusations d'orgueil à venir...
        Le Talmud -rabbin Juda- commente le Deutéronome ("vous êtes les enfants de l'Eternel votre Dieu") par cette phrase: Tant que vous vous conduisez comme des enfants soumis à leur devoir, vous êtes appelés enfants de Dieu, mais quand vous abandonnez cette conduite, vous ne portez plus le nom d'enfants de Dieu.
        Il est curieux d'observer combien Le Verbe devenu une langue incarnée, clapotante, est aussi une langue peu sûre, marchant avec les errements qu'elle doit supplanter: (Je vous renvoie à votre seule lecture biblique pour juger de la rare futilité des paraboles, lorsqu'elles ne poussent pas jusqu'à l'incongruité: celle de la fondation d'une maison (7,24-27) sur le Roc ou bien le sable, par exemple, qui ne satisferait pas même à l'intrigue d'un conte moral pour enfants.)Les psaumes (jusqu'à sa mort), Osée, Jérémie, Isaïe, cités par le Christ, voilà un étrange dérapage citatif, aller-retour-aller sur la foi, dont le projet semble échafaudé avec une naïveté et une planification, un goût pour le drame et la capitalisation linguistique tout humain...

uis, c'est la fatigue absolue: miracles, distributions des prix, résurrections; "Heureux ceux qui croient sans voir!", pourtant, dira celui qui affirme en 6, 22 "La lampe du corps, c'est l'oeil".
        Il faut bien croire qu'il en est de plus exercés, puisqu'au même titre qu'"il n'existe des faiseurs de pluie que parce qu'il pleut"1, Matthieu note, sans sourire, lors du périple de Jésus à Nazareth (13, 58):"Et il ne fit pas là beaucoup de miracles, à cause de leur incrédulité." Ce qui force de constater que la crédulité, nul ne l'ignore, est la terre d'élection de tous les amuseurs et des prophètes timides.
        Le ministère se poursuit dans ce tourbillon incroyable de thaumaturgie. Tout doit y être répertorié pour suivre à la trace les incrustations, les épiphanies physiques, les manifestations du don, la nomination outrancière des essences, ce qui, je le rappelle, gomme toute espèce de trajet dans la foi: nomination des corps consubstantiels et transitoires (il faudrait réévaluer la qualité de ces instances eucharistiques, à la maigre hauteur de leur pouvoir métaphorique, de leur calcul ministériel, de leur pérennité évidente qui puisse assurer une conversion instantanée et performante), pain et vin: on y a le sentiment non pas d'un gaspillage gigantesque et Divin, mais bien d'une perte de temps à échelle humaine.
        L'adieu au corps momentané passe par la relique consommable et une caricature théophagique. Soit, nous ne sommes pas assez angéliques, purs, pour nous passer d'images pour traverser le solide; je dirais plutôt que le solide ne nous apprend pas grand-chose, dussions-nous échapper à son intransgressibilité. Et ce pain ,ce vin, ont l'insipidité pédagogique d'une table de multiplication. Ce qui pourra nous renseigner, cependant?
        Des images, justement, mais à vrai dire telles qu'une littérature d'étude aurait sans peine pu produire; peut-être même une littérature profane... Figure de la vierge, inconsommable, aussi nécessaire pour ce projet-là, qu'incroyablement vaine; le christ ne dérange pas les bouddhistes, ils pourront le consommer avec le pain et la croix. Mais cette vierge, qui coupe en deux le sexe de jouissance et le procréat, la consomption et la génération, qui ne pourra jouir de Joseph qu'après avoir subit ce marché entre sa vulve et le monde de Dieu, j'observe que les chrétiens s'en accommodent en expulsant la jouissance au profit d'une invraisemblable et généreuse crèche christique, soit, en renversant la polarité proposée à leur perte pour l'orgueil de leur descendance. Le problème, en vérité, en que le projet christique est à une mesure destitutive, verbe fait chair...Pour finir, j'aimerais convoquer une des paraboles les plus odieuses, les plus inadmissibles:
        Le Talmud nous enseigne que Dieu est toujours du côté du persécuté (ce qui signifie que le persécuteur ne PEUT PAS être dans la foi). Avec l'évangile, nous apprenons que le pauvre ou le simple d'esprit ne peuvent pas être soupçonnés d'être un jour des persécuteurs, parce que la nature ou la cité les persécute!
        Le Talmud nous enseigne, lui, que le juste persécutant le méchant est dans le mépris Divin; et il n'est question ni de nature, ni de joug civil. Sinon, bienvenue aux tortionnaires qui ignorent le mal par nature, bienvenue aux ratés par sottise qui n'auraient rien tant envié que la richesse, car ils seront graciés. Ces espèces, ainsi que toutes les espèces présentées dans cet évangiles, sont sauvées par la bonhomie, la crédulité, la rancune, l'humiliation transmuée en haine, l'ennui, la conversion, l'arithmétique biblique, l'état de guerre, le caprice ou la ponctuation du ministère, et, pire encore, par certaines catégories de la naissance; à aucun moment il n'est question d'envisager la foi autrement que comme un chapeau, une trappe ouverte du don, une béatitude; jamais il ne sera question de solitude, de questionnement interminable, du lent échafaudage des suppliques vaines faites à l'incroyance pour être vraiment dans l'état de gloire, où cette gloire favorable s'est toujours révélée nettement inférieure à l'ambition qui l'avait fait naître, ceci jusqu'au jour effroyable et délicieux ou la gloire n'a plus d'autre nom que Dieu, et qu'elle s'est dissoute devant l'envergure de l'humiliation proposée par le corps d'un homme qui se sait mourant, qui sait sa gloire mortelle, et qui sait surtout que sa seule hauteur d'homme est de ne l'avoir finalement pas crue.