L.L. De MARS
Les bandelettes de Lazare
Un essai sur la lecture publique

Ce texte est écrit pour le N°14 de la Parole Vaine -le dernier numéro sur papier avant le passage définitif au Web. Il accompagne un riche dossier consacré à la lecture publique, avec Bernard Heidsieck, Jean-Pierre Bobillot, Jean-Yves Bosseur, Jean-François Savang, Christian Prigent et Charles Pennequin.
Pour d'autres textes sur la lecture publique, consultez: Le PrOblEME du pRoBLeme, de Jean-François Savang, et Malaise dans l'élocution de Christian Prigent, ainsi qu'un entretien entre L.L. De Mars et Emmanuel Tugny, De quoi parle-t-on quand on lit?
De nombreux extraits de lectures publiques sont disponibles à notre index SAMPLES.
LES TRAVAUX DU TERRIER SUR LA LECTURE PUBLIQUE SONT DISPONIBLES ICI 



l semble que l'on a tant fait peser comme une nécessité le devoir pour chacun de s'expliquer sur ses actes artistiques, (c'est-à-dire ceux pour lesquels toute explication publique est réduction et parodie), que chacun -et les auteurs eux-mêmes- ait admis le silence médiatique pour silence coupable, se soit fait à cette idée : un homme de l'art peut être jugé autant -et même plus- sur sa capacité d'orateur que, par exemple, d'écrivain.
        Les taciturnes, les bègues, ou tout bonnement ceux que la frivolité de ce fatras épuise, ne seront pas perçus comme menaçants, mais comme des mijaurées, des inadaptés qui pianotent à côté du clavier en se donnant des airs aussi dégoûtants que déclassés.Nos modernes, tout particulièrement, devront s'y soumettre, pour rendre des comptes sur leur criminelle incommunicabilité ; ceci afin de bien prouver qu'étant des hôtes, finalement, convenables, normaux, polis, ils participent à leur manière, vaguement dévoyée et frondeuse sans laquelle l'organisme ne serait pas au complet, à l'inoffensivité générale.
        Il faut pour ça, bien entendu, qu'ils attendent d'être sollicités... Voyons ce que Blanchot en dit: "Il s'agit non pas d'asservir l'écrivain -un écrivain rallié n'est plus un allié utile, il n'est utile que lorsqu'il est utilisé tout en restant l'adversaire- mais de le laisser libre, d'employer sa liberté, de rendre secrètement complice le pouvoir d'infinie contestation qu'est la littérature.
        A la fin d'une journée de télévision, par un programme adroitement élaboré, quand, après avoir prêté attention à l'interrogatoire rusé d'un écrivain qui croit bon de parler sur ce qu'il a écrit sans apercevoir qu'il le rend, par là, inoffensif, après avoir regardé, se succédant l'une à l'autre, une oeuvre hardie et une oeuvre insignifiante, le spectateur va se coucher en se disant que ce fut une bonne journée, mais qu'au demeurant il ne s'est rien passé, le résultat est atteint."Faire pénétrer la littérature dans l'arène, c'est toujours la soumettre aux exigences dérisoires -aux formulaires- du spectacle, lui faire épouser le cadre qu'elle a pour devoir de pousser vers l'explosion. "Qu'il y ait des événements intéressants et même importants et que cependant rien ne puisse avoir lieu qui nous dérange, telle est la philosophie de tout pouvoir établi, et, par derrière, de toute source de culture. Mais à ce résultat, il est indispensable que puissent coopérer des oeuvres turbulentes, afin que la turbulence soit elle-même pacifiée et transformée en mobile d'intérêt, en sujet de divertissement".
        Autant dire que les plus réticents -à partir du moment où l'idée de se montrer ne leur est pas haïssable- se leurreraient en s'imaginant que leur orgueil n'est pas de l'espèce qu'on flatte et qu'on administre. Car les plus manifestes de nos écrivains semblent feindre d'ignorer que leur dissidence n'est que momentanément inutilisable (question de grille de programme sans aucun doute) et qu'il leur suffirait d'un peu de patience pour pouvoir honnir en public l'espace qui le leur permettra, qui les y invitera même.
        À votre avis, qu'adviendra-t'il si le sujet du divertissement -le turbulent!- se fait tout de même foutre dehors par le media où tout se joue? Laissons de côté l'hypothèse par laquelle son métier d'écrivain le conduira naturellement à ignorer tout simplement et avec bonheur, cette source de futiles encombrements, car tout autour l'écarte du silence... Va-t'il forcer les portes des dernières émissions en direct? Va-t'il fabriquer un contre monument médiatique à l'échelle 1/1? Non...
        Le bannissement va peu à peu se teinter des enivrantes couleurs de la résistance, et il appellera probablement tout ce qui est de l'autre côté de la ligne d'ostracisme "terrorisme", "récupération", "babillage"...
        Mais contre une dictature aussi spectrale, il n'y a guère que des Jean Moulin à vents.
        Il se donnera un espace de représentations -divertissement ET manifestation- dont le public n'aura à louer comme gage de qualité que la rareté, la quasi-invisibilité, canal vidéo crypté. Loin de toute souillure, l'atmosphère sera volontiers bon enfant, et c'est en toute bonne conscience que l'on fera ici, en live, le même travail sommaire que sur les chaînes publiques.

uel est, en résumé, l'objet de ma démonstration? C'est assez simple : qu'à partir du moment où l'écrivain a perdu une occasion de se taire -de se terrer- et ceci quel que soit le lieu qu'il ait choisit et même édifié pour se rendre public, va se tresser un goulet d'étranglement dont la victime sera son métier, puis toute idée de littérature. Je le répète, on a tant, à tort, sollicité le discours de la réduction jusqu'à l'exiger de l'artiste lui-même pour qu'il rassure chacun sur son inscription à l'ordre du jour, que la lecture publique est finalement la lointaine fille déférente à ce système, tout en prétendant le piéger (elle ne lui est que quantitativement inférieure par défaut d'ondes), si elle n'est pas purement un acte d'expiation : car la lecture publique est, aussi, un commentaire donné, dans la fulgurance du temps immédiat, par l'écrivain, sur son oeuvre.
        Mais là où l'exégèse, le commentaire écrit, est une discrète déviation ou l'adjonction d'un satellite de plus à une orbe infinie, la lecture publique de son texte par un écrivain est la brutale assertion de sa présence définitive à l'oeuvre : elle écarte toute lecture véritable hors-champ. Lors de cette messe de résurrection de l'ego perdu, l'écrivain pense probablement se trahir moins en ne se rendant pas questionnable, surtout par l'abomination faite langage, la non-question délicate de la télévision ; au moins se rend-il visible, et il serait bon de chercher à comprendre pour quels motifs il ne choisit pas la trahison minimale en ne se montrant pas du tout... Je me demande ce qui a bien pu se passer pour que ces écrivains lecteurs se soient rendus aussi nécessaires toutes ces pénibles réjouissances...
 
t surtout : y aurait-il une certaine catégorie d'écrivains, dont le dénominateur commun soit autre que la congédiation de l'espace officiel de représentation, qui soit poussée ainsi vers elle? Ou encore: ce point commun n'est-il pas ce qui pose justement en équation la congédiation comme un jeu à sommes nulles?Le mouvement fédérateur se dit être le retour sur la parole, et il ne s'agit pas que de l'actualisation scénique qu'il engage, mais bien de la source même d'une certaine théorie de l'angoisse littéraire qui se trace à rebours de la littérature... Il faudrait, disent-ils, retrouver le corps de la parole."Homère écrivait pour être chanté, Sophocle pour être déclamé, Hérodote pour être récité, et Xénophon pour être lu" disait Joubert...
        Il est loin, déjà, le temps depuis lequel tout ce qui s'écrit l'est pour être tu. Est-ce à dire que nos défensifs orateurs se leurreraient vraiment sur cette idée candide que la littérature découle naturellement de la parole? Hélas pour leur timide matérialisme poétique, le documentaire est un genre que n'accueille -avec moue- que le cinéma. Car enfin, que doit l'écriture au corps? Rien de bien fameux, sinon les aventures de sa dépense sexuelle ou ses prurits comme tissu anecdotique, base de narration et d'invention. Croire le contraire, c'est confondre Jonas, le mythe et sa morale, avec la bête qui bouge autour... c'est faire l'économie de toute théorie littéraire au profit d'un voyage : Paul Emile Victor du canal anal, Captain Cook des steppes musculaires et splanchniques, apnée, kayak, saut à l'élastique; si l'on y croit, il n'y a plus rien d'étonnant à ce que la lecture publique soit devenue le terrain idéal pour le sport.

e quiproquo est certainement la source de ce bredouillement étranglé qui donne sa forme à ce projet d'avant-garde, et c'est à l'intérieur de ce projet, le plus souvent, que se développe une théorie du processus cassé darwinien, que s'établit l'improbable tyrannie d'une énorme "difficulté à parler". Elle viendrait, dit-on, de la viande qui parle... et d'un millénaire hiatus entre l'émetteur et l'émission.
        Je veux bien, avec Lacan, prudemment, le croire, mais justement, lorsqu'il s'agit de parole. Pas de littérature. Il est bien étrange que le lecteur publique tente encore de rattraper la parole, alors que jamais le livre n'en fut déduit, ne la reconduisait : échapper à la disponibilité improbable du livre qui, sommes toutes, ne se rends jamais mais exige d'un lecteur qu'il se rende à lui, pour se rendre -soi- disponible, se montrer derrière l'oeuvre pour le rachat de sa disparition : vanité impie de celui qui redoute finalement le métier auquel il s'est donné et dans lequel il a tremblé de se perdre. On ne résume qu'en les ignorant puérilement les difficultés de l'écrivain à celles de celui qui doit prendre la parole.
        On peut imaginer que sans cette confusion, nos maladroits métreurs de l'anxiété linguistique aborderaient un peu plus sérieusement les questions de structures du récit, du poème, nouveaux systèmes de modélisation, ou encore cette percolation à travers les systèmes conventionnels de désignation stylistique qui conduit à l'index de chaque auteur, bref, le métier d'écrivain... On voit mal comment en effet s'échafauderait un travail littéraire dans un cadre où la grammaire elle-même est devenue le pire ennemi de l'homme...
        On voit encore plus mal, d'ailleurs, comment toute littérature résisterait à la lecture publique, et c'est sans doute ce qui pousse nos orateurs à l'écarter pour poursuivre, opiniâtres, leur travail d'incantation... "On entend dans leurs paroles le tintement de leurs cerveaux" (Joubert), les mots ouvrant à chaque fois qu'il les prononcent un opercule mouillé et inondant leur crâne derrière la nuque, l'habitent comme un son rebondit en chute dans une chambre d'écho : et cet écho leur cloisonnent les oreilles de l'intérieur couvrant sans peine la tenaillante question du monde: "pourquoi écris-tu?".

evenons un instant sur ce refrain, sans doute issu d'une lecture restrictive d'Artaud, la mélodie du corps devenu: "la viande". Subsumer le corps à "la viande" ou plus exactement au bourdonnement morbide du mot "viande", c'est opérer une découpe dont l'approximation clinique mériterait une petite leçon de physiologie...
        On croirait retrouvée intacte la méconnaissance fonctionnelle des tissus myologiques qui fit représenter par les graveurs de Vésale les écorchés comme des pétales de chair molle, mioche décontenancé devant un jouet compliqué et brisé. Dommage que certains taillent aujourd'hui ainsi dans la vie-même, loosers qui se retournent en maudissant leur vie d'être passée si vite, alors qu'il ne s'est rien passé du tout... et c'est sur scène, effectivement, que le temps passe le plus vite sans que rien ne se passe.
        Il est notable qu'il y aura au bout du compte pour ces écrivains de l'interzone plus d'auditeurs que de lecteurs, puisqu'il s'agit encore d'un principe d'économie... on conviendra que la légitime répulsion qu'inspire l'économie encouragée par la communication est bizarrement reniée par l'invitation à la fainéantise énorme que propose ces avant-gardes lues par elles-mêmes : mais l'avant-garde, tout bien réfléchi, autant s'en épargner la lecture solitaire pénible , et il est bienheureux que les auteurs, attentionnés, aient eux-mêmes renoncé à se faire lire, qu'ils soient revenus à la tablette didactique des prédécesseur de St Ambroise (qui fut, raconte Augustin, le premier lecteur silencieux) sans qu'on les y ait poussés.
        On retrouvera, dans la tentation médiatique refoulée (qui se prétend refoulante) le procédé de distribution unilatéral des médias : la transmission, le nerf transmetteur/plan, mais aussi la stupéfaction pédagogique des tablettes d'argile. Pour les formes... la seule violence scénique est celle faite au métier d'écrivain, et certainement pas à la langue d'usage qui raillerait sans peine les contorsions de nos pauvres lecteurs. On assiste à la défense au prétoire de l'inaptitude supposée admirable à ne pénétrer ni le cercle ni les enjeux de la cour des grands... en fustigeant la part visiblement dégoûtante du cénacle, on y subsume ce qui s'y joue à la dégoûtation, et on héroïse ce qui s'en écarte. Tout est fondu dans la salive que ni l'arrogance forcée ni une "méthode vocale" ne font échapper à l'hallucination : après cela, finalement, qu'a-t'on entendu?
Rien.

a question réside -car ce retour scénique veut éprouver la langue par le trou où l'on ne parlerait pas, ou si mal- dans l'incapacité d'user calmement de cette béance; elle est pourtant un doux impératif de la langue, un module supplémentaire assagissant la profusion délirante où nous conduirait le tout exprimable.Cette scénographie textuelle engage un comportement schizophrénique qui pousse à hurler par les moyens humains le désespoir de les posséder...
        S'il est nécessaire à certains écrivains, pour éprouver la réussite ou l'échec du travail en cours, de présenter au cercle de leurs proches la primeur de quelques pages, c'en est une toute autre -une fois le livre publié, c'est-à-dire ayant touché à sa forme définitive (mais serait-ce insuffisant pour le lecteur publique?)- que de le livrer sur scène en le pliant à la tragique monosémie du débit (le sens, ici, se fait mélodie, lui-aussi, comme dans le ronronnement d'un discours politique dont on attend le compte-rendu écrit pour s'autoriser à penser, après l'avoir applaudi ou hué).
 
as plus que la littérature ne découle de la parole elle n'a le moindre intérêt à faire semblant d'y revenir ; et retrancher le livre de lui-même, lui soustraire simultanément le prestige solitaire qui le fonde, et le silence indéchiffrable dans lequel nous nous livrions à lui, voilà où nous conduit l'illusion de pouvoir l'oraliser, l'orgueil de nous croire possiblement, encore, oraux; comme on croit pouvoir assumer toutes les étapes risibles et lentes qui conduisent aux machines que nous utilisons, comme si elles les contenaient : en vérité, ce qui avait été aux hommes rendu possible par l'inscription, trois fois millénaire, irréparable, ce vacarme confidentiel tout entier voué à l'engouffrement dans les lignes, ne peut s'oraliser sans qu'on s'y perde, sans mentir sur sa condition, et moi, lecteur, sans mentir la mienne, inscrivant dans et pour le silence. Nous étions déjà certains de n'avoir aucun enseignement à tirer du livre, et nous voici contraints de ne plus en extraire que sa fuite musicale, rythmique, sa soumission au fil ténu de l'impermanence...
        Où est donc passé le précieux caractère du texte, la juste appréhension du fait que la langue soit le seul outil disponible pour nous modéliser? A qui doit-on répéter encore que c'est la langue qui place le corps dans le monde, lui donne une position, et que ceci est bon, extrêmement bon? C'est bien par la littérature -et elle-seule- que nous pouvons nous rendre vivace ce monde et l'idée que nous puissions y être ensemble "ce monde unique où nous sommes confondus", disait Paulhan.
        Pratique singulière et solitaire sans laquelle ce monde pluriel et infiniment habité serait pour nous insaisissablement muré... et la connaissance du monde se résumerait au choc d'une mouche contre une vitre. Mais, lisant debout devant vous ce que je confiais hier, aventureusement, au silence, je le ridiculise lâchement en me frottant à cette pluralité de circonstance, cette opacité de vos corps, pauvre gage pour celui qui a cru devoir renoncer à la sienne. Votre présence ne me donne plus aucune chance d'être l'habitant d'un monde dans lequel vous ayez aussi votre place, elle réduit à néant ce qui fait l'expérience de la réalité diffuse, celle de l'altérité que la littérature seule me permet de penser.

our finir, et aborder les raisons qui réunissent, au cours de ce deuxième festival Primavera*, musiciens et lecteurs, j'ajouterai encore ceci: le seul fait que soit posée ici la question de la familiarité entre ces deux pratiques artistiques fait plutôt peser la musique comme bienveillance tutélaire du rachitisme théorique de la lecture : ceci souligne combien les organisateurs, malgré eux j'imagine, ont saisi le manque de spécificité introuvable de celle-ci... or un art sans spécificité n'est pas loin d'être un art sans légitimité...

"Si vous privez un être du mensonge sur lequel repose sa vie, vous lui volez du même coup son bonheur".
Relling, Le canard sauvage



* Ce dossier de La Parole Vaine -auquel ce texte est destiné- devait sortir à l'occasion d'un festival de lectures publiques et de musique contemporaine qui n'a -jusqu'à ce jour- toujours pas eu lieu. Il est depuis (été 2002) repris en main par la revue La voix de l'écrit.