Cécile BARTHÉLÉMY
Casus Belli
Ce texte a été publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°1. Cécile Barthélémy en a publié un second "Interférences", dans le N°5/6

"C'est la peur qui me porte, la peur -ou l'horreur-
de ce qui est en  jeu dans la totalité de la pensée."

                                             Georges Bataille

 

 -Les neuf cercles de l'Enfer-

assio avait décidé de terminer son voyage dans une vieille camionnette regagnant la ville. Se perdre parmi les ruines, les survivants et les cadavres. Mais qui se souciait de son arrivée? Quelques habitants, tenant encore à vivre dans leurs demi-murs, occupaient la banlieue, vaste zone désertée. L'instinct de propriété? Sacralisation d'une terre déchue. Détour par le centre : le souk Tawileh a disparu sous une fine végétation. Plus loin, au coin de la rue Weigand, il entendit des lamentations s'élevant d'un immeuble en ruine. Des cris semblaient leur répondre, par l'écho s'échappant d'un vaste terrain poussiéreux. Dialogue douloureux, indigence des hommes en sursis rappelant en vain les disparus. Lui, halluciné, le seul à sourire dans cette poussière de mort. Il ne parlerait plus. Juste continuer à déplacer sa carcasse.

        Son corps était une erreur, sa pensée, une obsession.

        Visions. Les survivants se disséminent, se regroupent en longues enfilades, se cachent, se vident. Il faut qu'il
s'éloigne pour se laisser ressaisir.

        Son secret était contenu dans sa solitude et son éloignement.


 eyrouth. Vaste chantier -en déconstruction-

        On l'entretient un peu, pour perpétuer la guerre. On ne peut pas toujours tirer sur du vide.   "Ville qui se débarrassait de ses dieux", ils pouvaient encore défier l'orgueil de ces hommes dans l'attente de leur glorification, perdus dans la détermination guerrière, au moment où les civils, eux,  commençaient à douter en leur croyance...

        Pour se rendre à son hôtel Cassio a dû franchir la ligne de démarcation, monnayant en supplément son passage puisque la zone était, dit-on, particulièrement minée. Cependant, il connaissait les noms des rues qui étaient sûres ; d'ailleurs, des ornières marquaient profondément le chemin, comme une voie toute tracée.

        De sa chambre, il aperçoit la mer, attaquant le mur bétonné, réplique de la vieille citadelle -comme si elle-aussi participait de cette violence désordonnée.
        Murs effrités.
        Insomnies chroniques.

         La population poursuivait son mouvement quotidien, subrepticement, discrètement, sans penser au retour, juste à leurs besoins, même si parfois les bombardements faisaient oublier à ces civils où ils devaient se rendre...
Se rendre compte...

        De la fenêtre de sa salle de bain, il observe, sous l'emprise d'une curiosité factice, un homme vivant dans l'unique étage encore indemne de l'immeuble de côté. Juste quelques lézardes marquent le suspens. Les déplacements de cet homme l'aident à passer le temps... Cassio songe à noter ces faits et gestes dans son carnet déposé sur le lit entrebaillé : «Vivre dans cette ruine l'exalte puisqu'il est seul. Il semble se trouver bien là, ne payant  plus son loyer, il se croit le maître des lieux. Il ne se plaint donc presque pas, sauf peut-être lorsque les obus s'écrasent trop régulièrement.»

        "Aie pitié de moi Seigneur car mes jours ne sont rien."


ille défigurée, murs renversés. Ruines qui augmentent encore l'amertume.

        Au début, Cassio quittait sa chambre en plein après-midi, par ennui.

        «Aujourd'hui, j'ai tant déambulé qu'il m'a été impossible de retrouver seul le chemin de l'hôtel. Les tirs se sont multipliés au coucher du soleil, à l'encontre de cette vieille idée du couvre-feu. ("le jour et la nuit, la vie et la mort, l'action et le sommeil. Dieu a sommeil -la vie a conçu la mort-." Jarry.)» 
 

        La ville hallucine, par ses alternances, sa géométrie disloquée, mais les multiples fractures de ses murs abîmés rassurent, paradoxalement. Ville métaphorique qui cherche à incarner la multiplicité. Tracé, axe, flux, influx, déambulatoire. On se laisse saisir à chaque nouvel immeuble rongé comme pour s'y laisser tuer. Éternelle poussière. Lui-même rêve qu'il est pris au piège dans un déambulateur, tentant d'échapper à des médecins qui ont perdu tout espoir de guérison pour leur patient.

        Dans un vieux fumoir de miliciens, un soldat  a parlé pendant des heures de ses hallucinations: une partition musicale qui se déroulait continuellement devant lui lors des combats. Fixation de sa nébuleuse litanie, il s'égarait  dans ses souvenirs en tentant de siffloter entre ses dents la mélodie imaginaire. Lieu propice aux déphasages divers, il a conservé ses enivrantes histoires, intimement liées à sa pérennité. Au rez-de-chaussée, les voûtes ottomanes sont encore intactes, de même que l'escalier qui invite la clientèle à se perdre dans le jeu, à l'étage. Fabuleuses paroles d'hommes perdus qui ne savent pas ce qu'ils font...

        «Je n'oublie pas chaque pierre que je voie. Peut-être la dernière image... Dieu sait pourtant si je me fous de ces pierres. Ne plus penser qu'à l'exécution. Attendre encore un peu pour ne pas devenir fou...

        Le soldat a fixé dans sa mémoire la vision d'un cadavre au coin d'une grande artère: agrippé sur un reste de façade, par une unique jambe, il semblait avoir pris corps avec la pierre.»


-ci s'organise en image miniature le jeu des mondes-

        Le tenancier du fumoir rétorquait toujours que le temps et la mort accablent les hommes depuis le premier péché... alors...

        Cassio s'y rendait quotidiennement dans ce petit café, enfumé par les narguilés, perdu dans la poussière soulevée des tirs. Il avait conçu l'idée follement narcissique de tuer le temps, pour mieux s'oublier. Il lui fallait se détacher entièrement de cette guerre pour accomplir sa mission. Son apparence d'européen -promeneur hors contexte- et ses prises de notes soutenues le tenaient à distance des habitués du lieu. Les regards se croisaient avec méfiance, engageant à la longue un réciproque désintéressement. «Ces ruines, comme ces habitants, ne sont pourtant que des témoins en sursis; attendant d'alimenter à leur tour la poussière éloquente.»

        Il ne cherche parmi ces ruines qu'une purgation -échappatoire du dégoût et de la peur. Bientôt il lui faudrait prendre les renseignements sur sa cible... "Je veux voir l'intérieur de son front..."

        Où se cachait-il? Combien de temps lui laissera-t'on? Inutiles projections. Tellement désengagé dans ce conflit fratricide, il ne peut parvenir à s'inclure dans l'habitacle restreint d'un monde qui lui échappe. Lieu équivoque, comme son propre corps, ville maudite et fascinante, repérée comme le lieu de la Faute, du péché, de la défaillance.

        -Comme son propre corps-
 

        (Perpétuation de l'achèvement.)
 



 

n commandant à ses hommes: "J'entreprends de former un homme supérieur, presque un roi, sinon par nature, du moins par son art, ce qui est bien mieux."

        Cassio songe à cette phrase de Baltasar Gracian : "Pour vivre seul dans ce monde infernal, il faut avoir tout de l'ange ou bien tout de la bête." Il savait de quel côté allait ses penchants. Il riait souvent à la lecture de ses carnets, dénigrant dans ce lieu sa nature orgueilleuse. Et dérivant vers une folie douce, imaginaire, nécessaire, pensait-il, à son bon équilibre mental, il reprenait son carnet, oubliant qu'il ne devait pas laisser de traces écrites de son passage à Beyrouth. Etrangement, ses errances le rendaient plus lucide... Que font ces hommes égarés? ("Ce qu'ils furent, néant, ce qu'ils firent, néant, ce qu'ils devinrent, néant.") «Il serait si simple pour moi de pénétrer dans ce cercle vicieux, avec mes nerfs qui sont comme un robinet...»

        Dans le vaste labyrinthe adossé au port, ses déambulations suivent parfois les parcours réguliers des habitants. Juifs, Arméniens, Maronites, Grecs orthodoxes, Sunnites, Chiites, tous s'infiltrent à travers les quartiers déchirés se tournant le dos, renforçant la violence aveugle des combats dans la confusion des peuples. Il aime ce genre d'expéditions bien qu'elles le poussent à la paranoïa, tout en exerçant sur lui une fascination qu'il ne peut s'expliquer.

        Anatomisation du décor. Vaste jungle peuplée d'ombres, tireurs isolés en quête de cible...Bientôt ce sera la recherche de sa propre fièvre qui le maintiendra dans ses infinies déambulations, parmi les morts et les survivants.
 L'homme se désagrège.

        Sommeil troublé par d'incessants cauchemars. Pas besoin de ces troubles hypnagogiques. La réalité lui fournit de la peur et de l'horreur en excès. Convulsions machiniques, lacérations, cris, déchirements, regards tétanisés... Trouble du centre absent. Réveil de plomb. L'ellipse se déporte et chavire, tout comme son esprit, échappant à toute mémoire comme à tout oubli.
L'omniprésence du cadavre, de sa victime. Il faut qu'il songe à elle, plus à lui ni à cet enfer. Il lui semble mourir lui aussi, mais simplement plus doucement que les autres.

        Le rendez-vous est fixé.
        Aujourd'hui, retourner dans la vieille chapelle, à proximité de la Place des Canons, là même où il s'était reposé un moment. Cassio a obtenu son ultime contact : transmission des renseignements, ordres, lieux, heures exactes. Ne songer qu'à sa proie, en instance, et tenter d'oublier ce qu'il a vu autour de lui. Comme si cela était possible...

        La chapelle abandonnée semblait malgré tout tenir bon. Il aurait voulu pénétrer dans l'édifice uniquement pour jouir d'un peu de silence, de recueillement et peut-être alors prier, pour ne ressentir dans cet espace clos que nature divine... Tout en palpant la fraîche matérialité de ses pierres, il entendit l'homme s'approcher, qui lui remit ses instructions. Aucun autre échange, tel que le prévoyait la mise en scène.

        Fixer la mort dans le temps. "J'ai été mort et voici que je suis vivant."

        Marcuse Tanase avait tente-deux ans, svelte et de grande taille, le front largement dégarni et les yeux sombres. Le dossier n'était pas complet, pour justifier l'impératif du secret, mais suffisamment probant quant à son activité de faussaire. Trahir son camp était donc la faute définitive, telle la désertion ou le refus d'obéissance du soldat. Le commandant avait pour habitude de bien présenter les choses, appréciant les formalités, les justifications abusives et répétées : en ajouter encore et encore sur le traître, pour que "tout aille dans le sens de la justice", et il reprenait sa formule fétiche, "l'histoire humaine trouve son origine dans les missions guerrières. Soyez fier de votre rôle!" Avec lui, l'action, l'événement étaient prophétisés, quelque chose d'essentiel, inscrit dans l'histoire. Aussi, les opérations militaires se transformaient-elles en liturgie...
        Prédicateur face à l'élite, qui tentait de lui faire croire que la paix s'établit par la guerre, comme si la notion de paix voulait encore signifier quelque chose... Sa vacuité spirituelle disparaissait sous sa prestance autoritaire révélée par sa supériorité hiérarchique. Ca n'était qu'un "microcostume" swiftien et pourtant la banale pauvreté du maître n'apparaissait pas aux yeux des autres.
 

        Tout ce qu'il savait sur Tanase était ancré dans son propre souvenir. Peu importe le reste, les conséquences, les conflits... Il avait vécu la condition de sa propre mort et il lui restait désormais à la fixer, de plus en plus profondément. A chaque moment passé, un peu plus de lucidité comme un peu plus de victimes.
Une fois encore, "tous furent esclaves".

        Le monde vit des guerres profuses et disséminées, qui échappent à la pensée : c'est sur l'une d'entre elles qu'il a prélevé le déchirement de son angoisse. Masquer la simple affaire politique en une vengeance plus noble, plus intime. Stupidité des raisons de l'éclatement d'un conflit, comment pouvait-on encore se piquer d'idéalisme?

        Cassio imaginait avec difficulté la vie menée par Tanase dans ce délabrement. Pourtant cet homme devenait son unique obsession. Nés d'une entente idéologique commune, ses liens avec lui allaient se perpétuer désormais dans la discorde. Tout cela pouvait paraître absurde, mais c'était la condition de sa survie.
L'Enfer du souvenir et le souvenir des Enfers...

        Peut-être est-il perdu, comme sa victime, toujours plus proche, mais non pas égaré, comme tous les autres. Les combats des miliciens qui redécoupent inlassablement les quartiers, lui servent de protection, lieu de perte, s'y mêlant pour mieux conditionner sa peur.

        «Ma violence n'est pas celle des autres. Elle est pouvoir de rupture. Là où personne n'est capable d'assurer une organisation définitive, moi j'organise ma volonté. Pourtant il m'est difficile de juger un monde plus perdu que moi, où je risque même d'y laisser ma peau. Après tout, la guerre n'est justifiable qu'à des fins déraisonnables, énigmatiques et lointaines. Cette ville est un piège, mais je n'en suis pas la proie et ses morts m'indiffèrent. Perpétuelle insécurité de la soumission à l'autre... Je pourrais tout oublier, mais je tente de me fabriquer ma propre machination. Je n'ai pas à me justifier.»
        A la fois sacrificateur désigné et sacrifié potentiel.


es fausses nouvelles se perpétuent à la radio, inhérentes à la bonne continuité du massacre. Cassio doit rester à son hôtel. Le café aux narguilés lui manque, sa frustration sexuelle le dévore. On lui a juste permis d'écouter la radio. Palliatif suicidaire oui... Alors il continue à se maintenir dans sa propre mémoire et dans ses cauchemars. Cette guerre de toute façon ne le concerne pas. Il ne voulait plus entendre ce trop-plein d'informations qui ne lui apprenait rien qu'il ne sache déjà.

        Le commandant attend  encore une fois un nouvel ordre d'attaque, épisodes à rebondissements, comme les auditeurs , dans l'engrenage. "Plus il est malade, plus le monde a foi en la santé."(1)
 

        Lorsqu'il est arrivé dans l'impressionnante cité à-demi dévastée, il jouissait de sa sensation d'homme perdu, d'observateur sans rapport; une angoisse latente qui ne lui tordait pas encore les boyaux et même l'esquisse d'un sourire en pensant à l'incohérence d'un massacre, loin de la stratégie théorique et héroïque du commandant; (combat père et roi suprême de toute chose). Cependant Cassio ne percevait rien alors - comme le plaisir à se sentir mourir sans souffrance-. Cette ville, on aurait souhaité en faire comme pour toute autre, un reflet de la civilisation, -édifiante-, organisation urbanistique équilibrant au mieux corps et pensées en transit. Rêve orgueilleux de Babel... De tout cela? Un gâchis, une purée de chairs et de sang, idéologies mal digérées, loi du plus fort, loi du talion, escalade de la violence, lacunes de l'esprit perdu dans l'action. Troublante décision que de pénétrer aux Enfers, fixée par la croyance en des fantômes. Le spectacle durera tant que les auteurs de cette guerre garderont un peu de souffle et de foi dans leurs actes.


cting-out.

        Entre le discours vide où l'humanité est enlisée et l'acte, il y a tout un temps d'agonie où il faut au détenteur du crime accepter le poids intolérable de l'idée de la vengeance, admettre sa nécessité, puiser la force d'y répondre. Pourtant bientôt tout serait fini. Cassio se voyait déjà quitter Beyrouth, naturellement, lorsque sa mission serait terminée. La traîtrise de l'homme condamné sera promptement jugée, purgation nécessaire : on ne pardonne pas la trahison, d'autant moins dans un milieu dont on ne peut s'échapper une fois entré. Lui, au moins, s'éclipserait du cercle vicieux de ce lieu...

        Cette veille lui semblait donc éternelle, à force de ressasser la procédure codifiée, jointe au dossier.
Etat-civil, carrière, actes de foi, missions, gradations... Puis chute. Tanase avait été un homme brillant, efficace, intègre. Pourquoi avoir ainsi trahi? On invoque de navrantes raisons supposées, remontant jusqu'à son enfance, ou bien, établissement de rapports pseudo-médicaux sur l'origine de divers troubles mentaux...

        "Autrefois tactique, la force armée devient policière."

        Cassio aurait aimé avoir encore un peu de temps pour construire une histoire autour de ce secret, quelque chose qu'il aurait pour une fois envisagé de lui-même, pour en anéantir la forme banale, mission normale de l'exercice du pouvoir, admise par tous.
Irraisonnablement, il se persuadait que la cause de tout cela était contenue dans cette ville... La fascination qu'elle exerçait sournoisement... Comme une femme qu'il désire mais qu'il ne connaît pas encore... Sereine pérennité des pierres dans le chaos... Survivance à sa mutilation quotidienne. Lui, ne savait pas à ce moment là s'il tiendrait le coup, sans vraiment comprendre ce qui lui arrivait. Il s'effrayait lui-même à trop penser, pour rien.

        "Ils ont fait l'horreur, qu'ils la voient maintenant, dégrisés et celle-ci ne leur appartenant plus."(2)


        Parce qu'il avait tout projeté, imaginé, supposé, Cassio se réveilla instinctivement, sûr de lui, fatigué par le trouble de la nuit mais l'esprit rasséréné, brutalement réaliste face au proche aboutissement de son crime. Et puis sa vie ne signifiait rien en ce lieu, embourbé dans l'idée que sa mission fut bénéfique pour la survie de ses idéaux et qu'elle était la justification de son expédition punitive ; médiateur du pouvoir, pion supplémentaire dans la prophétie guerrière, par l'acte dément de l'engrenage meurtrier. Un fils de pute en moins en ce lieu...

        Tanase logeait provisoirement dans l'enclave chrétienne d'Achrafieh, à l'abris des regards, dans une arrière-cour délabrée. Il avait établit sa stratégie défensive, évitant les hôtels, changeant d'adresse dès qu'il le pouvait, ne sortant presque plus, ne comptant réellement que sur lui-même. On avait dû bien l'accueillir au début, lorsqu'il est arrivé, remercié pour les services rendus, installé confortablement... et puis, peu à peu, ses privilèges se retournèrent contre lui. "Il devait crever de peur..."
 
 

        Il a fait glisser lentement ses mains sur son visage avant de tomber.
Ses doigts, un à un, avaient masqué sa vue, avant de s'agripper à sa bouche, étouffant un gémissement provoqué par la douleur térébrante.
        Cassio a pris ce corps une dernière fois, sur pellicule. Chemise souillée, collée à son thorax, masse raide étirée d'ombres trompeuses, yeux fixé dans l'effarement définitif.

        "Mes genoux n'ont pas fléchi. Je ferai mon rapport... Cela s'est déroulé comme prévu, sans incident. Personne ne m'a vu, ou à peine, une jeune femme, sur le pallier, alors que je regagnai la cour, elle n'a pas osé se confronter à mon regard... Et puis, comment différencier un meurtre prémédité d'un autre, ici, parmi les morts innombrables? Aucun document chez lui... Déranger les vêtements... Quelques objets disséminés, une moustiquaire et un sol parsemés de tâches... Probablement de l'alcool..."

        Cassio s'est enfui par une ruelle étroite bordée de terre.

        Matière organique un peu grasse, lourde, onctuosité colorée étrangement déposée en cet endroit envahi par une fine poussière ocre et mate. S'agenouiller, pour presser dans le creux de ses paumes cette  terre si étrange, encore vierge du pourrissement des chairs alentours. Si l'on pouvait choisir le lieu exact de sa mort dans une ville assaillie par les tirs... Peut-être est-ce là qu'ils placeront le corps de Tanase, sous cette couche invitant  au repos définitif... Cimetières vivants des villes-martyrs, où l'on vient sans cesse pleurer les morts. Noyer l'origine. Il croit entendre à nouveau le gémissement de sa victime.

        Engourdi, il se relève péniblement. Se perdre une dernière fois, longeant les angles des rues, en jouant à se restituer une trajectoire curviligne, comme était construite l'ancienne Beyrouth, à la manière d'un cercle se rassemblant toujours plus en son centre, en jouant avec sa vie, dans la faiblesse de sa posture, le corps lourd et la pensée chavirante, ne jouant plus son rôle d'exécutant, comme il en avait toujours eu conscience... Retour à une folle marge d'autonomie et d'impunité, désir de jouer tous les rôles pour mourir et renaître sans fin.


ls avaient suivi Cassio jusqu'au domicile de Tanase, pour être tout-à fait certains... Etonnés de son comportement lorsque tout fut terminé, ils l'avaient pris en filature, à son insu, jusqu'à ce qu'ils le perdent dans le tumulte des combats près du port... L'avaient-ils définitivement perdu? Ils ont retrouvé sa trace plus tard, dans un vieux bouge à l'entrée des souks, le fumoir aux narguilés... De son absence, ce jour-là, datait la découverte faite à son hôtel : manuscrits inquiétants reflétant l'intime conviction pour eux qu'il était devenu un autre, dangereuse métamorphose, déstabilisant le compromis. L'espion promène son irrationalité instrumentale... Peut-être n'avait-il plus toute sa raison... Il ne fallait prendre aucun risque... Les morts font partie du quotidien ici...

         Cassio, épuisé, ne se souvenait plus comment il avait regagné son hôtel. Cela n'avait plus d'importance, échappé de son ensorceleuse déroute, il riait maintenant de sa faiblesse, rescapé en sursis. Ses valises bouclées, déposées au pied du lit annonçaient l'approche du départ: décollage dans quelques heures, suffisamment de temps pour se glisser dans un taxi...
        On ne lui a pas laissé le temps pour l'appeler. Son corps serait traîné dans la ville, peut-être à proximité de celui de Tanase... Sentir à nouveau l'odeur de la terre...

        L'aporie de la guerre avait accompagné sa fin. Chaos, inanité, vanité, vide. Son imagination a surpassé son entendement, il ferait oeuvre d'expiation.



(1) Philippe Muray  retour au texte
(2) Pierre Guyotat   retour au texte