CUT-OFF
par Stéphane BATSAL
arfois, on choisit un nom d'artiste.
Comment choisit-on un nom ? Ce n'est pas à moi de le raconter. Pourquoi choisit-on un nom ? Je m'en fous. En revanche, ce qui me concerne, c'est ce qui va se passer avec ce nom, et quel effet il va produire. Un nom représente quelque chose, quelqu'un. Et même, à partir du moment où un artiste expose, ce nom fait partie du domaine public. Il est, au même titre que les oeuvres, en exposition, en représentation, aux yeux de tous.
Parfois, on choisit un nom d'artiste, et aussi, de la même façon, on peut choisir un prénom. Si on appelle son fils Zinédine après le mois de juillet 1998, on comprend bien d'où cela vient. Et ce prénom fait remonter toute une partie de l'histoire - je parle d'histoire, car c'est moins d'un événement sportif que d'un événement économique qu'il vient, et que l'histoire semble se faire économiquement aujourd'hui. Comment pourrait-on avoir de l'animosité envers celui qui, entendant ce nom, va parler de Zidane, de football ? Parfois, on choisit un prénom d'origine juive. Parfois, on choisit un prénom qu'on a entendu dans une série américaine et télévisée - un prénom de blondasse avec des ongles roses de trente centimètres et des pompes dorées. Un nom de voiture.
Parfois, dans ce monde et pendant une longue période, qui se compte en décennies, on ne choisit pas le prénom de Ulla. C'est dire si on a le choix, et qu'on connaît l'histoire, qu'on sait ce qu'un nom peut produire. Claude passe bien, mais quelle fille, quelle femme s'appelle Claude ? Ce sont plutôt les hommes qui portent ce prénom, peut-être cela vient-il de Madame Claude ? Et de son histoire.
Et quand on choisit un nom d'artiste, c'est drôle. Ça peut. C'est rigolo comme tout ! Comme ça nous amuse ce pouvoir de choisir un nom ! Tous ces noms, très marqués, d'histoire, évoquent immédiatement, et pour beaucoup, l'histoire justement, ou une histoire. Et il existe aussi, sans tomber dans ces bains de foule, la faculté d'imaginer. De manière propre. Oui ! Cela existe ! Imaginer de manière personnelle. Je vous assure que ça existe ! Les idées propres à sa propre faculté d'imaginer, qui ont à voir avec comment son esprit est touché, par quoi son corps est affecté (je pense à ça à cause de l'idée qui a probablement fait naître ce que j'ai écrit - et qui apparaît plus loin. J'ai pensé tout à coup que c'était très particulier, et propre à mon imagination. Et que ça n'allait mettre en branle aucun souvenir chez d'autres. J'ai posé des questions depuis, autour de moi, et me suis aperçu que ça évoquait la même chose). On s'est éloigné, mais en tous cas, cette faculté d'imaginer agit tous les jours chez chacun.
Malheureusement, elle est bien souvent noyée dans le monde du travail, les blondasses amerloques, la coupe du monde de foot au bar,
le Nasdaq et ma petite action à 200 balles, qui a gagné hier 1%.
Je parle de noyade, de l'étouffement de cette faculté, mais ça ressemble à de la censure, à des fils barbelés, à des miradors.
Je ne sais pas si le fait de poser Mademoiselle devant un prénom évoque quelque chose pour beaucoup. Devant un nom propre, ça ne m'évoque rien. Devant un prénom, voilà ce que, ma faculté d'imaginer et moi, rencontrons : une fille plus jeune que Madame Claude, et qui travaille pour elle. Je crois que dans l'histoire de France, il y a celle des maisons closes, et il me semble qu'on appelait les filles qui y bossaient ainsi. Mademoiselle X, Mademoiselle Y... Autant de prénoms que de spécialités !
Je ne connais pas la spécialité de Mademoiselle Sophie. Je ne connais pas cette personne. Je rencontre ce nom parce qu'il s'expose. Et il s'expose aussi à moi et à ma faculté d'imaginer, et à ma connaissance de l'histoire. Cette association de mots, si j'ai bien compris, est un nom d'artiste. Et je ne connais pas la personne qui l'a choisie, ni son atelier, ni ses œuvres. C'est peut-être une femme, une fille, un homme, un chien - ne fait-on pas peindre des chats ! J'écris, simplement, avec ce que je trouve.
Ce n'est pas qu'on ne lit plus. Simplement, on ne sait plus lire. Les éditeurs, les publicateurs, nous apprennent à ne plus savoir lire. Ils mentent. Ils choisissent d'insérer De Gaulle dans l'histoire et pas Madame Claude, ni Ulla. Ils nous transmettent leur non-savoir lire. Ils nous apprennent à mentir dans l'écriture. A faire de l'écriture qui ment. De l'écriture avec des ongles roses de trente centimètres. De l'écriture avec des pompes dorées. En ne résistant pas à la censure ils y collaborent. Ils ne résistent pas ils collaborent. Encore de l'histoire...
C'est le monde que j'évoque, la France ! Et pas seulement le journal qui a refusé de publier ce texte. Les rédacteurs de ce dernier ont préféré ne pas le faire lire à la personne qui a choisi ce nom d'artiste. On ne sait pas lire, et on estime aussi que l'artiste Mademoiselle Sophie ne sait pas lire. Si ce que le texte qui suit (été double...), et que le nom d'artiste a provoqué, ne ressemble en rien à l'artiste, comment ce dernier pourrait-il être touché ? Absence de condescendance, absence de doute quant à la faculté d'esprit de cet inconnu autant que de sa faculté de lire, n'est-ce pas plein de respect et d'amour ?
C'est une histoire de prénoms. On en choisit - par exemple, Edgar, et Mademoiselle Sophie. C'est plutôt humain ! Avoir l'idée de les faire vivre avec de la chair ne serait-il que trop humain ?
On pourra opposer que c'est une question de survie pour le journal, une survie financière. C'est ce qu'on m'a opposé après, après le coup de Mademoiselle S.
On a évoqué une question de survie, et de respect envers les annonceurs, qui font vivre ce journal.

D'abord, ce volet ne me concerne nullement ; c'est que mon travail n'a eu aucune contrepartie financière. Comment serait-il possible alors d'être rabattu dans ce commerce ?
C'est de toute façon une question importante, et ce dont, en fait, on veut principalement parler ici - davantage que d'attaquer de manière personnelle le journal. Il suffit aujourd'hui de brandir l'idée de la raison économique pour que tout soit accepté ! Cette raison est en tête des grands pardons, des absolutions, talonnée de près par celle de la sécurité. En tête aussi des plus supérieures… complaisances. Pour la sécurité, même, il n'est plus de question économique qui tienne. Comment la censure perdrait-elle de son caractère d'ostracisme pour une question de survie ? La survie d'un journal a-t-elle davantage de poids que l'idée de liberté ? En ce qui me concerne, je préfère me tromper avec des idées qui me sont propres, plutôt que de réussir - réussir dans la survie ! sous le joug de notions, desquelles, politiquement, je me détache fermement.
Cela reste donc de la censure, malgré cette tentative de survie. C'est peut-être une censure démocratique, ou une censure civilisée. Une censure de culture, je ne sais pas comment la nommer. Il y a quelque chose de dangereux, et qui est déjà là - au point où on ne peut même plus parler de danger. Le monde économique a réussi à créer, à grande échelle, l'auto-censure. A l'ajouter à sa propre censure. En se libérant des menues libertés, données à gérer aux micro-censeurs - s'ignorant tels, et, tout de même, ne sachant pas lire - ce monde-là, dans lequel je vis aussi, peut ainsi s'occuper des plus grandes libertés. De celles qui engagent davantage d'argent, d'économie, de médiatique… On travaille pour eux de toute façon ! On coupe à leur place ! On utilise les ciseaux de W. Burroughs, des ciseaux de cut-up, oui, mais pour faire du CUT-OFF - ce n'est pas un jeu de mots. Il faut les éviter et demeurer vigilant, c'est que les jeux de mots sont déjà trop complaisants, dans l'écriture, avec la langue établie. On sait où cela mène?

St Batsal - Septembre 2000




Texte suivant