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Extrait de Chinois de Philippe De Jonckheere Enfant jai le souvenir daprès-midis de dimanche gris, au coeur de lhiver, dans la grande maison de Loos. Aux quatre côtés de la grande table du salon, soufflaient les quatre vents, le vent dEst, le vent du Sud, le vent dOuest et le vent du Nord. Nous jouions au Mah-Jong, mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel et moi, fils de mon père. Cétait le dimanche en fin daprès-midi, avant que nous ne repartions à la fin du week end, vers Paris, pour la banlieue. Ces dimanches après-midis ne sétiraient pas assez lentement et pesait sur eux sans cesse la menace dêtre interrompus à tout moment par mon père qui aurait dit on en fait une dernière et puis on va y aller ou ma mère serait entrée dans le salon, faisant rentrer avec elle lair frais du couloir __ le rez-de-chaussée de la grande maison de Loos était en fait divisé en deux parties distinctes, parallélépipèdiques et séparées par un couloir long comme le grand côté des deux parallélépipèdes en question, un des deux parallélépipèdes rectangles formait le grand salon, la pièce où nous jouions au Mah-Jong tandis que lautre parallélépipède rectangle contenait la cuisine, la salle à manger et une petite pièce bibliothèque-salon, les deux parallélépipèdes rectangles étaient chauffés avec de rustiques chaudières au gaz poussives, quant au couloir, il nétait pas chauffé, surtout mal isolé, les courants dair froid du dehors y entraient comme chez eux et nétaient jamais chassés tout à fait, aussi lorsque lon voulait passer dun parallélépipède rectangle à lautre parallélépipède rectangle il fallait affronter lair glacial du couloir et refermer sur soi aussi vite que possible les portes donnant sur le couloir pour éviter que cet air froid ne sengouffre tout à fait dans les deux parallélépipèdes rectangles __ ma mère entrait donc dans le salon pour rappeler mon père à lheure tandis que mon Oncle Michel pesait, avec gravité, le pour et le contre de ramasser un sept cercles pour faire un Chi ou dattendre patiemment le neuf cercles qui lui aurait permis de faire un Pon et, de ce fait, se donner de meilleures chances de réaliser un beau Mah Jong, formé dune séquence de tuiles plus élégante __ si tout ceci est du chinois pour vous, je vous enjoins daller lire les règles du jeu de Mah Jong telles qu'elles sont expliquées, traduites de langlais par mes soins __ ma mère donc serait entrée dans le salon pour rappeler à mon père quil était déjà tard et que nous avions de la route à faire. Nous __ mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel, et moi, fils de mon père __ redoutions tous cette entrée dans le salon et dès que nous entendions lautre porte du couloir souvrir, le charme et la magie de la partie sestompaient un instant, se suspendaient tout à fait, mais non, cette fois-ci, cétait ma tante qui demandait si mon père ou mon Oncle Michel voulaient du café, mon Oncle Michel renchérissait et demandait à mon père sil ne voulait pas eune chtiotte goutte de gnièvre, pour pousser le café. Vaine résistance du père. Mon oncle Michel et mon père posaient un demi-sucre sur le bout de la langue, une lampée de genièvre et une gorgée de café chaud, à leur regard, on voyait bien que cétait bon, ça sentait bon aussi lhaleine heureuse où se mêlait le genièvre et lalcool de mousse à raser, lodeur mélangée rassurante du père de lenfance, du père qui embrassait son garçon, plus tard, pour le consoler de cette fin de partie, il allait falloir repartir et remonter dans la voiture, une Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges en skaï marrons clair, ça sentait la voiture, mon frère Alain était souvent malade. Un jour dans la voiture, la Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges en skaï marrons clair, mon père me demanda si jétais capable de retenir un nombre à six chiffres, pendant toute une journée. Jaurais fait nimporte quoi pour men souvenir. Je dis oui. Mon père chercha un peu, puis posément, en articulant bien, et en ayant prévenu quil ne dirait le nombre quune seule fois, quil ne répéterait pas le nombre, alors, en articulant bien entre chaque mot, lépaisseur dun point-virgule; cent, cinquante; deux; mille; trois; cent; quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre. De lindex je dessinais en les imaginant les chiffres sur la banquette arrière de la Peugeot 304 bleue cobalt avec des sièges en skaï marrons clair. Cent; je trace un un. Cinquante; je trace un cinq. Deux; je trace un deux. Mille; je fais un point, toujours de lindex et toujours au même endroit sur le siège en skaï de la Peugeot 304 __ la Peugeot 304 est bleue cobalt et les sièges sont en similicuir (31), en skaï marrons clair, une Terre de Sienne très dessaturée __ en superposant les chiffres et le point des mille les uns sur les autres. Trois; je trace un trois, cent, jattends, quatre; je trace en toute hâte un zéro puis un quatre. Je répète pour moi, en silence, mais mes lèvres remuent le nombre cent cinquante deux mille trois cent quatre, le répète encore, en serrant mes mains contre ma poitrine __ jaurais pu serrer mes mains contre mon front comme pour m'emprisonner le nombre dans le crâne, mais cest sur la poitrine que je serrai mes poings __ cent cinquante deux mille trois cent quatre. Et puis très vite je répétai cent cinquante mille trois cent quatre sept fois, non, pas un million soixante cinq mille cent vingt huit mais, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, cent cinquante deux mille trois cent quatre, en silence, mais mes lèvres remuent de plus en plus vite. Et puis une dernière fois, à toute allure, centcinquantedeuxmilletroiscentquatre. Le soir mon père ne me demanda pas quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée: mon père oublia de me le demander. Je le savais pourtant. Jattendais mais je savais cependant que la règle tacite voulait que je ne demandasse pas à mon père de me demander quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Ce soir là, mon père ne me demanda pas quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée: je ne loubliais pas. Le soir longtemps, jattendais que mon père me demandât quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Je noubliai pas, ni le nombre, ni que mon père oubliât de me le demander. On, mon père et moi estimons à dix ans le délai quil fallût à mon père, plus vieux de dix ans donc, pour se rappeler de me demander, à moi, plus vieux de dix ans donc, quel était le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Ce jour-là, je, lenfant plus vieux de dix ans, souris, pensif et sans hésitation dis, en marquant bien les points-virgules cent; cinquante; deux; mille; trois; cent; quatre. Mon père sembla hésiter, mais confirma, il dit même, oui cest ça, il y avait les six premiers chiffres contenus dans le nombre à six chiffres dont il fallait que je me souvienne toute une journée. Le zéro, le un, le deux, le trois, le quatre et le cinq, un moyen mnémotechnique, en somme. Je fus étonné et répondis que je ne men étais pas aperçu et que donc je ne métais pas servi de cette astuce. Maintenant je men souviens avec souci de précision, pas simplement les sièges en skaï marron clair __ lorsque la chaleur de lété, cétait en 1976, lannée de la canicule, saccumulait dans la conduite intérieure en skaï, nous pouvions, mon frère Alain et moi, difficilement nous asseoir à cuisses nues sur les sièges tellement ceux-ci étaient brûlants de la chaleur caniculaire retenue prisonière dans la voiture __ je me souviens de la Peugeot 304 bleue cobalt , pour le trois cent quatre de cent cinquante deux mille trois cent quatre, cétait évidemment un autre moyen mnémotechnique. La voiture allait bon train, mon père conduisait __ à toute berzingue, comme nous avions coutume de dire mon frère Alain et moi __ à vive allure sur la route sinueuse qui sépare le Pont de Brésis de Vielvic, dans le département de la Lozère. Jétais assis derrière ma mère, mon frère Alain derrière mon père, nous faisions attention de ne pas gêner dans le rétroviseur, et cest de fait sur cette portion de skaï inoccupée entre les deux sièges à larrière que javais tracé les chiffres, de lindex, un; cinq; deux; virgule; trois; zéro et quatre. Cent cinquante deux mille trois cent quatre. CQFD. Pour adoucir le départ du Nord, le retour vers Paris, ma tante y allait de son petit chocolat blanc belge __ cest belge, cest bon __ une petite praline, juste une, pour la route, une petite gaufre de chez Meer, un petit spéculoos, une petite faluche, un petit pain-gâteau, __ sans se rendre compte que cet épithète de petit omniprésent dans sa conversation, sagissant de nous les enfants, donnait sur les nerfs de mon père auquel elle répondait toujours in infint qui fait assmotte, cest le mitin dses nourritures ( un enfant qui fait à sa mode cest le mi-temps de ses nourritures ) __ un petit pain cramique et puis pour tous, un carton contenant invariablement un sac de cassonade blonde, des sachets de levure pour faire des crêpes du Nord, des vraies crêpes, du sucre-glace, une mimolette ancienne et entière, ronde comme un ballon de basket-ball, dure comme de la pierre et cassante comme de la fonte, rapportée par mon Oncle Michel __ la fierté de mon père, le fromage de la maison De Jonckheere à Lille __ et puis pour nous les enfants un camembert pas encore emballé, avec tous ses champignons dressés comme les cheveux sur la tête, horripilés, pour préserver lhorripilation fragile des champignons, nous posions le fromage sur la plage arrière de la Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges marrons clair, tout cela quon ne trouvait pas à Paris, dans la banlieue parisienne. Sur la table de jeu et son molleton carmin, la lumière tombait très douce qui filtrait dans le salon par les verres dépolis des portes fenêtres de la véranda attenante au salon. La lumière venait donc du Nord, idéalement placée quétait la véranda pour la peinture de mon Oncle Michel. Mon Oncle Michel était peintre, un peintre éminemment figuratif, paysagiste, ayant eu son heure de gloire au Salon des Naïfs et Primitifs à Paris, une toile avait été vendue lors de ce salon, la chose paraît invraisemblable. A lépoque mon Oncle Michel sétait enorgueilli dun pareil succès et puis il disait quil ne crachait pas sur le chèque __ expression quenfant javais du mal à comprendre __ et que cela mettrait du beurre dans le pinard __ expression dautant plus incompréhensible pour moi, enfant. A vrai dire dans cette famille, comme sûrement dans beaucoup dautres, nous étions très fiers de cette transmission avunculaire du don de la peinture. Avant mon Oncle Michel, il y avait eu lOncle Robert, grand prix de Rome en son temps, il y avait moi maintenant que mon Oncle Michel initiait à la peinture à lhuile, et qui à lépoque, comme disait mon Oncle Michel, promettait, mais lavenir prouva sans doute que le don avunculaire sétait dilué tant mon Oncle Michel était à des lieux dun Prix de Rome et comme je ne vendis jamais une toile suffisamment cher pour mettre du beurre dans le pinard. Japprenais la peinture à lhuile sur des formats tout petits, sur lesquels j'entamais des peintures daprès les carnets de croquis de mon Oncle Michel, essentiellement consacrés aux paysages des alentours. Jécoutais distraitement les conseils de mon Oncle Michel qui se désespérait de me faire entendre raison quant aux ciels que je peignais toujours trop bleus, et quil aurait fallu, au contraire, faire monter avec parcimonie, du fait de la difficulté de reprendre un ciel, même à la peinture à lhuile et aussi parce que la couleur bleu était prompte à faire de lombre aux autres couleurs, en les dessaturant. Mais je nen avais cure, me jetant sur les bleus intenses qui conféraient bien évidemment à mes ciels des teintes stratosphériques tout à fait irréelles et inimaginables pour des paysages de plaines du Nord, habituellement baignés de lumière douce et incidente. Mon Oncle Michel profitait que je ne pouvais pas repartir avec mon tableau sous le bras, compte tenu du temps de séchage de la peinture à lhuile, une tentative avait échoué et causé un quasi désastre, parce que posée à plat sur la plage arrière de la Peugeot 304 bleue cobalt aux sièges marrons clair, un coup de frein un peu brusque de mon père avait projeté la petite toile, pas encore sèche, sur lanorak tout neuf de mon frère Alain, les parents avaient râlé pour lanorak, mais mavaient laissé seul à contempler le désastre de la petite peinture dont les couleurs sétaient mélangées, débordant les unes sur les autres, elle était foutue. Ma première peinture. Mon Oncle Michel, donc, profitait, donc, du laps de temps entre deux visites dans le Nord pour séchiner à tempérer le bleu de mes ciels et si daventure dune fois sur lautre je métais rappelé de la couleur initiale de mon ciel, ou que je me sois aperçu que la couleur nétait plus la même, mon Oncle Michel mexpliquait que cétait sûrement à cause de son nouveau vernis, quil utilisait désormais, et que ce maudit vernis faisait toujours cela avec les bleus. Pour me consoler il me faisait remarquer quau contraire les rouges des maisons en briques étaient très réussis, et au regard de cet heureux résultat, lintégrité de mes ciels bleus foncé devenait secondaire. Mon Oncle Michel avait également une technique bien à lui, une palette quil avait développée lui-même et qui consistait à mélanger un peu docre jaune dans toutes ses couleurs, ce qui conférait à sa palette une grande homogénéité. Jaimais beaucoup ce secret quil gardait jalousement et dont je devais absolument taire le principe. Je demandais sil fallait mettre une pointe docre même dans les verts. Même dans les verts, me répondait mon Oncle Michel, sentencieux. De même pour les murs en briques rouges, grande constante dans les oeuvres de mon Oncle Michel, un savant mélange de carmin, de vermillon, docre bien sur, de Sienne foncée et une pointe de rouge de cadmium permettait à ses yeux dapprocher au plus près la teinte des briques des maisons du Nord. Jaimais particulièrement peindre des murs de brique, si fréquents dans les carnets de croquis de mon Oncle Michel. Jappris plus tard que cette prédilection était coûteuse pour mon Oncle Michel, car cétait essentiellement à laide de rouge de cadmium que lon atteignait la nuance exacte de rouge brique voulue, et les tubes de cette couleur étaient hors de prix. Jamais mon Oncle Michel ne dit un mot de cette contrainte, sans doute quil était convaincu que le véritable artiste ne devait pas sarrêter à de pareilles broutilles, au même titre que mon Oncle Michel avait le plus grand respect pour les règles, parfois mystérieuses et les rites rébarbatifs du jeu de Mah-Jong, entre autres la nécessité de construire une muraille avec les tuiles du jeu, pour chaque nouvelle partie, plutôt que de se contenter dun vrac des mêmes tuiles, toutes retournées, qui aurait formé une pioche; et la formule dusage pour justifier cette obédience aveugle aux fondements du Mah-Jong était toute entière contenue dans cette phrase mille fois entendue, le jeu cest le jeu. Si la règle du Mah Jong avait spécifié quil faille aux joueurs, avant d'entamer toute nouvelle partie, de faire trois fois le tour de la table à cloche-pied, en hululant quelques mots de chinois incompréhensibles __ mais néanmoins hululés avec laccent chtimi __ tout en recevant sur la nuque des coups de baguette copieux et munificents de la part des autres joueurs, mon Oncle Michel aurait sans doute insisté pour que nous nous plions à de tels rites et de pareilles règles aussi aberrants soient-ils. Mon Oncle Michel avait dailleurs ajouté aux règles ancestrales du Mah Jong quelques rites tout de son cru, tels que lhumiliation du jeune roumi qui se croyait grand Maître et qui consistait à donner un gage à celui qui avait abattu deux Pon dhonneurs et qui avait fini son Mah Jong, en faisant un ou deux Chi, sacage dune belle main dont il se rendait lui-même coupable plus souvent quà son tour, excusant son geste dun le jeu cest le jeu humble et honteux. La lumière était douce donc qui tombait sur nos murailles et les dés minuscules que nous jetions pour déterminer, savamment, où la muraille devait-elle être entamée pour distribuer aux quatre joueurs, aux quatre vents, leurs écots de treize tuiles, quatorze pour le vent dEst qui défaussait la première tuile. Nous jouions avec lenteur et mon père soutenait avoir vu des joueurs de Mah-Jong à Singapour, qui jouaient à un rythme frénétique, faisant glisser les tuiles vers le centre du jeu et les claquant dun coup sec, si elles permettaient de faire un Chi, un Pon, un Kan ou Mah-Jong, conférant sans doute aux parties des allures de jeu de réflexe. Cela laissait mon Oncle Michel rêveur et perplexe qui nous avait exhortés une fois ou lautre à jouer plus vite par souci dauthenticité et de respect conforme de la cadence de jeu prétendument rapide des Chinois. Ces tentatives d'accélérer le jeu échouèrent, nous nétions pas chinois et le jeu repris, par la suite, cette lenteur qui de fait aurait peut-être exaspéré un joueur chinois. Pour le reste la magie du jeu opérait delle même. Nous annoncions cérémonieusement les tuiles rejetées: sept cercles, printemps, hiver, un bambou, neuf bambous, deux cercles, trois cercles, Nord, cinq cercles, NORD: Pon, cinq bambous, EST: Chi, huit caractères, quatre caractères, six cercles, dragon rouge, OUEST: Pon, deux bambous, dragon rouge, huit bambous, deux bambous, Ouest, dragon blanc, un bambou, cinq caractères, SUD: Pon, deux caractères, un caractère, Nord, dragon blanc, Ouest, deux caractères, neuf bambous, deux caractères, SUD: Pon, quatre caractères, sept cercles, un cercle, huit caractères, été, Est, cinq bambous, Est, Est, sept cercles, quatre bambous, Sud, six bambous, trois bambous, deux bambous, chrysanthème, neuf caractères, OUEST: Pon, six caractères, NORD: Pon, neuf bambous, EST: Mah-Jong! A la fin de chaque partie, mon Oncle Michel tenait une comptabilité serrée à double vérification du décompte des points, nomettant aucune des subtilités si nombreuses qui permettent à chaque joueur de multiplier la valeur de son jeu par deux, plusieurs fois, des éloges nous étaient adressées à mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel, et à moi, fils de mon père, pour avoir réussi des combinaisons de belle valeur, à base dhonneurs, dragons et vents, un Kan de son vent ou du vent dont on jouait le tour était célébré par mon Oncle Michel, tandis quil se désolait que mon père ou lui-même aient fait un Mah-Jong perclus de Chi et aux suites mêlées, cétait du gagne-petit et cela sappelait bocher son jeu, expression dont je ne parvins jamais à déterminer lorigine étymologique ni même à trouver la trace dans quel que dictionnaire que ce fût __ et si un mot est mal orthographié dans le dictionnaire comment ferait-on pour le trouver? Il est pensable cependant que lexpression vinsse du péjoratif Boche pour les Allemands, puisque lapprentissage du Mah Jong par mon Oncle Michel et mon père, frère de mon Oncle Michel, date probablement de lOccupation, supposition un peu hardie tout de même. Je me souviens aussi de lintensité croissante des parties où nous étions tous les quatre __ mon Oncle Michel, mon père, mon cousin Gérard, fils de mon Oncle Michel et moi, fils de mon père __ tendus vers ce but __ faire Mah Jong __ quil fallait atteindre avant les autres. Les premières tuiles étaient de fait défaussées avec désinvolture presque et puis au fur et à mesure que les autres joueurs avaient étalé quelques combinaisons qui les rapprochaient du Mah-Jong, nous défaussions les tuiles avec davantage de circonspection, soulagés que nous étions de pouvoir défausser de tuiles dont un ou deux exemplaires avaient déjà été rejetés, dans lattente fébrile dune tuile du mur qui permettait de faire avancer son jeu, désolés de tirer un bambou tandis que nous collectionnions les caractères, poignardés dans le dos lorsquun autre joueur annonçait un Pon, navrés de devoir passer son tour, toujours anxieux que lon puisse rater une tuile en nannonçant pas assez vite __ mon père était intraitable sur ce point qui disait, trop tard, jai déjà tiré ma tuile et mon Oncle Michel de renchérir, le jeu cest le jeu __ la tension augmentait et croissait pour chuter dun coup lorsquun joueur annonçait Mah-Jong. Nous abattions tous à regret nos jeux et chacun demandait à tout hasard qui retenait telle ou telle tuile, laquelle aurait également permis de conclure. Si le vent dEst avait gagné, il gardait le vent dEst, en revanche si le vent dEst navait pas fait Mah Jong alors mon Oncle Michel annonçait cérémonieusement les vents tournent. Ces parties disputées avec sérieux et protocole plongeaient lenfant que jétais dans les mystères insondables et un peu inquiétants de la Chine des Empereurs et de la Cité interdite. Dans mon souvenir je naperçois quindistinctement le débardeur en jacquard beige et brun de mon Oncle Michel, parce que si daucun insinuait que mon Oncle Michel fût vêtu en fait dun kimono de cérémonie et dun chapeau pointu tressé, je le croirais sur parole. Tout ce folklore sécroula le jour où mon ami chinois, Liu Sian, lors de lun de ses séjours en France dans toute lexiguité de mon appartement parisien, mexpliqua que le jeu de Mah Jong en Chine était surtout le fait de vieilles rombières de province, des femmes désoeuvrées qui jouaient dans le vacarme assourdissant des commérages colportés de table en table, telles de vieilles Anglaises poudrées ne ratant pour rien au monde leur bingo du samedi après-midi. Apprendre à jouer au Mah Jong.
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