Libération - le 19 mars 2005 - dossier sur Rennes
un correctif

Je sais pas pour vous, mais moi si je lisais dans un journal un type déclarer : «Il y a un foyer de vie intellectuelle incroyable avec lequel la ville ne travaille jamais» et ceci immédiatement suivi — sans autre détour que la copule «Au point que» — de : «je suis invité pour des lectures à Nice ou à Marseille», je me dirais : «Hmmm, voilà un bien beau specimen de connard». Pas vous?
Le lien déductif établi entre les deux termes de la proposition — la relation de conclusion passant de l'un à l'autre qu'elle implique — suppose que le mec qui cause se désigne d'emblée comme le foyer de vie intellectuelle incroyable, et que sa ville est inapte à s'en rendre compte, bon sang, qu'elle le rate, la pauvre ville, quelle injustice. Heureusement que d'autres s'en sont rendus compte, à Nice ou à Marseille.

Il y a quelqu'un pour s'imaginer que j'aie pu dire une phrase comme celle-là? Vous m'imaginer gueuler contre l'institution et pleurnicher parce qu'elle s'occupe pas de mes couilles?
Sans déconner, vous m'imaginez au passage analyser doctement? Et comment que je fais pour me percher dans une antre? Vous croyez que j'ai causé une heure debout sur ma table de cuisine?
D'une manière générale, pourquoi diable, dès qu'il s'agit d'écrire sur un sujet dont il pressentent vaguement qu'il est question de la chose de l'esprit, les journalistes surjouent-ils l'écriture dans une parodie de ce qu'ils imaginent sans doute être de la belle langue bien soutenue et qui n'est que l'albedo d'une loupiote éteinte au XIXème siècle?

Alors Comment ça arrive des trucs pareils?
Les guillemets sont dans le domaine du journalisme à placer dans la même sphère de réalité que la photographie : elles attestent qu'il y a des vrais gens qui ont vraiment causé, qu'ont été recueillis et transcrits pour vous leurs vrais propos, que vous êtes devant une bonne rasade de vérité, que ça s'est passé tel que je vous le dis.
Seulement voilà: une heure de conversation prise en notes un mot sur cinquante, traçant sur le carnet des rondes atomisées pour vous serrer au bout du compte quelques lignes, hé bien ça vous a le même poids de réalité que la photo ci-jointe: vous pensez que c'est qui, vous qui ne connaissez pas mon visage, sur cette photo, hmm? Je vous laisse chercher.
En regard de cet article, toujours entre guillemets, Emmanuelle Le Pogam se fait foutre dans la bouche un singulier «La précarité, c'est la liberté»... Serait-elle devenue folle? Ou bien les mots "précarité' et "liberté", voisinant sur le bloc-notes se sont-ils accouplés pour former cette phrase monstrueuse dans notre tête de journaliste?

Enfin, ça aurait pû être bien pire, c'est vrai. Je suis sans aucun doute juste un peu trop stupide et trop vaniteux pour avoir simplement résisté à la perspective de faire le kéké dans le journal en disant au passage du mal de quelques singes habillés, et je l'ai pas volé, ça m'apprendra, ceci cela.
Pourquoi je vous rédige ce billet, alors qu'au fond nous sommes tous plus ou moins au courant de la manière dont se font les articles? Hé bien parce qu'il y a une réparation à faire à l'égard de ceux qui se sont engouffrés dans le pli du discours qui fait le faux raccord entre le foyer de vie intellectuelle incroyable et mézigue et dont je causais à ce moment là:
à Rhizome, que je félicitais pour être si énergiques à défendre la musique contemporaine dans la solitude quasi totale d'une ville toute entière vouée à la volaillère rock'n roll, à Yacine* qui au Jardin Moderne me semble être le seul à instiller là-bas le goût du risque et de la recherche qui étaient censés s'y établir pleinement, à tous ces graphistes brillants qui font la Chose ou l'Oeuf, à ceux qui organisent le festival Périscopages, mais aussi à tous ceux qui font que le Terrier n'est pas qu'une ode à mon cul, à la Galerie Un mur un quart (qui ne s'appelle pas la Galerie Domestique comme elle est présentée un article plus loin, et qui n'est pas tenue par Emmanuelle Paugam mais par Emmanuelle Le Pogam) et aux Ateliers du Vent qui n'ont pas à disparaitre de mon discours sous le prétexte qu'on en parle deux articulets plus loin, parce qu'ils y sont, pleinement, tous ceux-là, dans ce foyer de vie intellectuelle incroyable dont cette ville minable ne saura reconnaître les qualités que trop tard et mal, quand tout le monde se sera bien épuisé.

En attendant que Libé se mette à l'Internet, voici les liens absents de ce dossier:

L.L. de Mars - 19 03 05


*Yassin? J'avoue que je n'ai jamais vu ton nom écrit, ne m'en veux pas trop si je l'écorche.


En tant que membre de la confédération des cancrelats susnommés, je souscris péniblement. Il y a le coup de la citation, le poids de réel "coco" qu'il faut injecter pour que ce soit crédible (hum... risible, justement c'est pas un enregistrement au magnéto, c'est pas de la vidéo ou de la télé, c'est justement de l'écrit, alors les guillemets, genre, ça, il l'a vraiment dit, ça me fait toujours suer de rire. D'ailleurs, la pratique des agences de presse en ce moment, c'est la paraphrase « Machin a déclaré que truc. En effet, dans une conférence devant la presse, il a dit «truc»». À ce rythme-là, on peut en foutre douze niveaux sans rien apporter de plus dans le sens du réel, de l'attestation, du je-ne-sais quoi qui devrait se trouver là. C'est quoi un effet de réel dans la presse écrite ?).
Et puis l'autre point, le plus monstrueux, ignoble, de la presse, de quasiment toutes les presses (je ne parle pas de la revue) : le format. Libé, comme tous les journaux, c'est un charte, graphique + éditoriale. On va revenir sur l'éditorial.

La charte "graphique", Ô délices ! Pour faire un papier, tu enquêtes, tu y passes quelques heures, jours, peu importe, tu interroges des gens, si tu veux être sérieux, tu en interroge pas mal, même si dès le début on t'as mis en garde (devise sacro-sainte du journaliste « trop d'info tue l'info »). Bon, au bout du compte tu as ta «matière» (étonnant ce nom). Et là un maquettiste vient te voir et te donne ton calibrage, bon, d'accord, ce mec qui t'as dit des trucs intéressants, nuancés, qui t'as donné une information complexe, il faut que tu le fasses rentrer dans - « Attends, il y a une grande photo, hum ... huit cent signes, un peu moins ce serait bien ». Bon, tu fais huit cents signes, tu massacres, tu abrases la nuance, tu laisses des déformations grosses comme ça, tu tords jusqu'à ce que ça rentre, des fois quand même tu parviens à en laisser un petit peu, de ce qui a été dit (c'est rare, ça peut arriver). Alors après, le circuit, le célèbre circuit, douze niveaux de correction et d'édition qui vont faire rentrer ton papier dans la ligne, dans la charte, « Ça, c'est bien, on va le mettre en avant », jusqu'à ce qu'un secrétaire de rédaction vienne te voir pour te dire que l'encadré de huit cents signes fait avec tes douze pages de notes, ce serait bien de la ramener à quatre-cents, avec un inter dans la premier tiers, ce serait mieux visuellement.
À Libé, avec leur maquette à la con, c'est l'enfer, c'est aujourd'hui le cas presque partout (à part le Diplo, des journaux qui laissent des 15 000 signes de rivière aux journalistes, il n'y en a plus beaucoup).

Bien, ceci n'est pas du tout dit à la décharge des journalistes. Ils acceptent de jouer le jeu, ils en bouffent, ils s'en arrangent très efficacement, du moins efficacement pour leur bien-être personnel, et puis c'est un des rares boulots où on soit payé pour être curieux, il y en a même quelques-uns qui parviennent à faire du bon travail (ne me demandez pas de noms, mais ça doit exister, y'a pas de raisons). Non, juste pour revenir au poncif de McLuhan qui n'a pas pris une ride, le message, c'est le médium, ie -> la presse est par essence pourrie, tout comme la télé est par essence pourrie, ce n'est pas un accident, une perversion, c'est une conséquence de son mode de production et de son histoire (maquette, charte, pub, nécessité de sortir un numéro périodiquement même s'il n'y a rien à dire, hiérachisation et division du travail ...).
Pour ceux que ça intéresse, l'inventeur de la presse moderne se nomme Emile de Giradin, quelques lignes de n'importe quelle biographie en ligne expliquent très bien tout le pourquoi de la situation actuelle. Oui, donc pourrie de naissance, donc faut se méfier. Mais aucune inquiétude, la presse écrite est en train de crever, ça durera plus très longtemps maintenant. Bientôt soulagés.

Et la photo, donc, c'est qui ?

Oolong
contributeur du Terrier et journaliste
20 03 05