Olivier WATTEZ
Qu'on m'enterre

Ce texte a été publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°13.

"Viens, observe, regarde dans ce rectangle profond ton visage que l'imagination  de quelques femmes un peu chauffées a parfois inventé beau, attirant, des vertus que l'alcool attise sans retenue, et que la séparation abjure comme on se frotte les paupières pour chasser une hallucination, allez regarde bien droit, regarde-moi je barre la place je couvre ton oeil à l'endroit, pirate, où tu devrais faire plonger ta pupille en elle-même, la place que je prend ce trou de foret qui devrait avaler les quatre fils tendus qui s'y croisent exactement, devant toi, derrière toi, à travers ton corps moi je le piège à plat, là où ton oeil est gratté c'est moi le tain gratté, ma bouche ton oeil c'est le coeur visible de la chambre blanche, je t'emboutis, écoute un peu, je t'emboutis comme une pièce d'usine et juste derrière moi, tu vois : derrière toi, devant toi il n'y a que moi des deux côtés du moule si tu avances, tu t'écrases comme une mouche mon joli, ton oeil gauche ma bouche l'avale le droit, il est percé comme ma bouche de tain pellicule écorchée par quatre cordes tendues qui tirent, derrière toi, un mur à chaque angle et devant toi, à la même distance le même mur, si je tire, vraiment, je t'étoufferai sans peine entre ces deux cerf-volants massifs, verticaux, tu te poses la même question que moi? Si je tire, si je tire vraiment? Mais moi je te demande : par où es-tu entrée petite mouche écrasée entre deux lamelles devant moi, quel Dieu, quel Dieu te regarde?"
 

a lame de rasoir, flexible, creuse symétrie de Rorschach, crisse contre la surface du miroir -difficile mémoire du bruit, mais celui-ci, quelle douleur! criiii de l'ongle retourné sur un tableau noir! au secours, mes dents quel frisson!- décolle comme une affiche mon double, plof la tête s'avachit entraînée souplement par son poids à couler jusqu'aux pieds dans un glissement mouillé, l'exfolie sans l'entamer, l'image en abrite quelques milliards d'autres, et il acquiert l'autonomie d'un nom peau-rouge, il a sa vie, va! je vais te mettre à sécher avec les autres tu les croiseras dans la chaîne, la trame du temps.

evant le grand miroir découpé à l'exacte échelle du mur, mon visage a la lumineuse, l'effroyable transparence des énigmes, Dieu bénisse cette tache, là, où le tain est grattée, qui raccompagne cette surface dans le parc de mon visage, bienheureux pacage où broute la réalité!

irage, mirage silencieux d'un rideau de pluie vertical et si dense que j'y lirais les tables pythagoriciennes, aïe! mon nez euclidien! mes paupières mesurées, coïncident aussi les courbes de mes oreilles avec la grille d'un repère orthonormé, à O j'avance dans I, J, patine en T, je me tire dans T' en boucle, pilote mon T'' en chauffard mais mon dos colle au miroir comme une peau brûlée sur une plaque électrique, poème, fanfare, chorale sauvez-moi du monde, eh, poème
délivre-moi du mal!

Poème

(raclement de gorge.
  un peu d'attente) (très bien:)
Hors champ
me projetant hors de moi
qui balaye,
pivot inouï,
mon cadre
est le portrait illégitime de
ce point fuyant
où un point naît,
dans le champ
d'une brisure légère
plein
sursaut dans le temps
(des applaudissements?
Pas d'applaudissements)
 
 

e visage du type s'assombrit après le décor, ses cheveux sa chemise ses yeux grésillent et se fondent au noir que barre une ligne vibrante, brouillardeuse, hop, dans un couic elle se rassemble se referme sur un point blanc d'une densité cosmique dernier couac de la mort d'une nova,
le poste est éteint.

« Alors?
    -Alors quoi Olivier?
    -Ben je sais pas... ça te plaît, quest-ce que t'en penses? C'est publiable?
    -Euh, tel quel tu veux dire? Comme ça?
    -Ben oui, comme ça... c'est un passage peut-être tu trouves
tu trouves que ça manque que c'est pas assez pris dans un vrai récit, y faudrait que ce soit
plus... narratif? Avec une espèce de prologue?
    -Non, non, c'est pas le problème que ce soit elliptique
c'est jamais très clair, non plus, c'que t'écris
    -Ouais, ça va, c'est pas la peine deee
c'est pas c'que j'te d'mande
    -Mais bon, franchement... la fin
ça fait vraiment EFFET tu vois.
     -Effet?... Trop
truc? Truc à la Wattez?
    -Ba plutôt... cinoche, truc à la Wes Craven la télé là... qui s'referme sur la scène comme si elle l'avalait...
    -Bon déconne pas c'est pas quand même
    -J'sais pas, c'est fini?

euh... ça s'termine comme ça?

    -Je sais pas encore... j'voulais faire un truc genre Renaissance... plutôt sur le côté très "classique flash-back" de la photo, les pers' à un seul point de vue, tout ça... la scène trouée, ici dans l'opercule du miroir, tu vois c'est ça, ça conduit à ce
enfin le ramassement final, dans la synthèse additive, le "truc", comme tu dis, une sorte d'On/off sur l'origine du monde
enfin du monde de la représentation
    -Mouaiis
ça fait un peu théorie d'l'art première année, non?
    -Non-non, j'ai pas dit qu'j'voulais dév'lopper une idée neuve, plutôt voir comment une fois d'plus, la fiction peut inventer... s'en sortir avec des idées dév'loppées ailleurs
un peu "l'objet d'art prend sa revanche en utilisant l'analyse comme moyen de reprendre la route"... l'objet analysant, ou quelque chose comm'ça... la dernière ligne transversale avant la chute définitive dans la plus grande des confusions...»
 

Mais le problème dit-il encore, c'est que ce truc doit être traduit, "traduit?" il lui répond que
ouais ouais, c'est pour une revue américaine et moi, je sais pas écrire directement en anglais,
alors encore moins en américain (et ça a l'air de l'inquiéter, il casse quelques allumettes les pose
avec une sorte de méthode spontanée dans le cendrier, les tripote, se met de la cendre sous les
ongles, les racle agacé avec les mieux brisées des pointes) "Mais qui t'a demandé ça?" c'est
Stacy, il minaude : tu sais j't'en ai déjà parlé, pour Raddle moon, je comprends même pas le titre
de la revue, d'ailleurs.
 
 

        ONTRADICTION:        
"Putain, mais alors ça c'est pas transportable, ma manière, et puis ces trucs ambigus du poème de la fin" "ah-ça la poésie traduite, ça c'est vraiment la merde" "mais ouais, comment veux-tu putain! surtout la poésie, mon style ça va pas aller du tout, là : même les mots élidés, partout, comment ça donne pour un américain moi je sais pas du tout, t'as déjà vu les poèmes de Cummings en bilingue? Bon Dieu la grosse panique, là tu comprends vraiment l'problème... et même, même quand tu donnes le mot, disons l'esprit l'plus proche, je sais pas moi, mais j'vois bien que le mot japonais pour soleil, enfin je l'connais pas c'est juste un exemple, et ben ça réveille pas du tout les mêmes sentiments pour un japonais que le mot soleil pour moi, tu vois c'que j'veux dire Alain?" "T'énerve pas non plus" il s'énerve et raconte cette anecdote, qui va l'amener à la contradiction entre son goût pour les attitudes exactes et son goût pour les belles oeuvres :

        « Y m'est déjà v'nu une idée à l'esprit, un truc idiot mais tu vas voir : au XVIIème Siècle, un Français qu'aime la littérature et les voyages dégote en Angleterre dans une boutique des tragédies incroyables genre terrifiant, noir... et drôle, des textes d'une liberté vraiment incroyable pour lui, inaccoutumée, enfin un truc qui le sidère complètement
il ramène ça en France. Il a essayé d'trouver tous les machins disponibles du mec là-bas...
Bon
Il a plutôt du talent... y parle un anglais parfait... y décide de tout traduire. Un d'ses potes éditeur craque sur ses traductions, hop, on imprime.
En quelques mois l'inconnu traduit par le type devient en France le plus grand tragédien anglais vivant, William Shakespeare. On commence à écrire là-dessus, on s'agite et le temps et l'histoire peaufinent le truc.
De l'autre côté de la Manche, les Angliches qu'ont entendu causer d'l'affaire se marrent, y s'demandent bien ce que ces cons d'Français peuvent bien trouver à un zozo qu'écrit aussi mal leur langue des tragédies à moitié païennes et folles, et bon, ils l'oublient. Il n'y aura jamais de Shakespeare en Angleterre.
    -Mouais
ça marche pas ton truc, les échanges entre l'Angle
    -Je sais bien, que ça marche pas à 100%, mais on s'en branle, l'idée elle est Compréhensible et ATROCE
    -C'est pas vrai, de toute façon... pas vrai Olivier : c'est jamais atroce de voir apparaître un écrivain d'génie, même si c'est l'produit d'un quiproquo.
    -Bon, c'que j'veux dire Alain, c'est qu'on peut bien louer les efforts des traducteurs, on s'fra toujours des illusions, on pourra jamais lire de bouquin étrangers
à mon avis apprendre la langue n'y chang'rait rien, ça s'rait insuffisant... et de l'aut'côté, je peux pas imaginer le désert de ma bibliothèque sans Shakespeare, Gadda, Joyce Kafka ou Grass...
    -Le truc le plus chouette que j'aie lu sur l'sujet c'est dans L'Amitié d'Blanchot, ça s'appelle
 
 

"PAUSE!" Franck interrompt le déroulement de la bande c'est Michel -il se frotte les yeux-
qui a demandé la pause, devant eux les lèvres d'Alain et d'Olivier vibrent dans le balayage
scintillant de la video, et le sous-titrage jaune, illisible, dans un battement ininterrompu d'aile de
papillon.

(ffou la pause là maintenant, j'ai du mal à suivre, ce film est tellement bavard tellement
bavard, c'est pas du tout mon rythme... moi c'est Michel je fais du doublage depuis trois ans, non,
pas des voix pour des stars, j'allais dire pas pour l'instant mais il y a peu de chance, c'est pas
mon créneau du tout, Franck trouve que j'ai une bonne voix pour faire les intellos, l'inflexion un
peu pédale dit-il, et moi je dois le corriger, lui dire que les gens civilisés, ils sont moins braillards
tout simplement, plus assurés en fait n'ont pas besoin de gueuler ils posent leurs phrases, avec
douceur, c'est tout, ils trouvent un autre charme que la guerre à la conversation, enfin le... le plus
curieux après, c'est de voir ces bouches plates immenses, étrangères, s'échanger ma voix; elles
disent le plus souvent des choses que je défendrais pas, leurs lèvres tremblent quand tout mon
corps est au repos, mais disons que ma tête est sauve... Dieu que j'aimerais pas être acteur, ma
tête débitante aplatie agrandie dix fois, MéDUSANT...)

"Michel?!"
 (Franck va profiter de la pause pour causer cinéma ça loupe jamais, je plains sa femme, même les marchands d'aspirateurs doivent parler autre chose que boulot le soir mais jamais Franck.)
« Alors, le premier long de Wattez?
-Le débit est super crevant, je comprends pas la moitié de l'action.
-Tiens, j'ai lu le truc de Godard, avec Bonnard et Kaganski, là, l'interview dans les Inrocks"
-Tu lis les Inrocks toi maintenant?
-Seulement sur les terrasses de bars, ça me rajeunit... Tu sais ce qu'il raconte, le père Godard; à propos des frères Coen?
-Non non, vas-y...
-Il dit qu'il a vu leur dernier film, Fargo, et
attends... c'est là...
voilà... il dit qu'à huit ou dix ils feraient plus nul jusqu'à devenir rivettien
-C'est trop d'honneur pour Rivette
-Je ne te le fais pas dire  Michel, mais c'est pas le problème, moi aussi, tu sais, j'ai vu ce film et... et on dirait
comment dire : on dirait qu'y a une sorte de valve, tu vois, comme dans  le coeur, et qu'elle ne s'ouvre que d'un côté, Ouest-Est, comme un miroir sans tain...
Parce que moi, quand j'ai vu Fargo, j'ai tout de suite imaginé que les frères Coen avaient du en voir pas mal, des films européens, et pas seulement du Rivette
qu'ils en avaient apprécié la fracture
-La facture tu veux dire
-Non, la fracture... celle qui fait renoncer à la positivité, on dit plutôt à l'efficacité des plans, et ça au point d'y renoncer eux-mêmes...
-C'est sûr que ce qui doit révolter l'épargnant -enfin : le producteur- américain, ce qui doit le choquer, c'est sûrement pas que Fellini dépense autant d'argent pour ses décors et ses costumes du Satyricon, ou du Casanova par exemple
c'est qu'il dépense autant de plans..
-Exactement, c'est ça : de plans, c'est-à-dire d'idées... Le film des frères Coen c'est un hommage à ce cinéma VRAIMENT généreux, ce cinéma belge, français ou suédois, aussi incompréhensible pour un américain qu'un haïku doit le rester pour moi... Ils ont fabriqué cet être hybride que j'appellerais "Cinéma Atlantique", tu vois
le cinéma de cette traversée, c'est une invitation... et puis surtout il y a eu cette image incroyable, une vue en plongée sur six cubes, des bacs à plantes, des arbustes enfin posés sur la neige -la traversée de l'Atlantique- avec ce désordre dans l'équilibre des masses, peut-être entre la France et l'Amérique
ces six cubes dans la bande d'entraînement du film, six trous dans la bande américaine pour regarder l'Europe.

Cinéma Atlantique souligné deux fois.

Pour regarder l'Europe, souligné, regarder souligné deux fois, un jeu de mot qu'il sait être de
Godard étant noté par la séparation, d'un trait vertical, de re et de garder.
A la droite d'Europe la mine graphite dessine dans la marge poreuse, crème, du livre de poche, une astérisque, plutôt gauche (un gribouillis), puis le numéro de la page, à la fin du livre. Ça renvoie à l'une des nombreuses notes du carnet, c'est très méthodique, il ne lit jamais autrement : pour une phrase, un paragraphe, pour commenter une photo, dans n'importe quel livre, dans les revues les plus insignifiantes (qu'il garde, toutes), des mouchetis d'astérisques numérotées sous les titres, indexées, et des carnets couchés (qui forment, avec les hauteurs disparates des livres voisinants, d'effroyables nids à poussières triangulaires) dans la bibliothèque. "Ça t'agace, hein Sylvie?" Oui ça l'agace toujours, "Ça t'arrive, Bruno, de jouir d'un bouquin sans faire le prof ou l'étudiant?" Il n'a pas assez de mémoire, c'est ce qu'il dit, il ne relit d'ailleurs jamais ces centaines de notes, ces références, mais relit plutôt les livres assez agacé d'y trouver les traces griffonnées d'une lecture ancienne dont il méprise la naïveté, mais comment ai-je pu souligner ce truc alors que le passage le plus important est juste à côté! (et encore, s'il relisait les notes qui s'y rapportent!) mais comme l'étudiant ou le prof auquel il lui fait si souvent penser hein Sylvie!, ces lignes nerveuses l'aident juste à se souvenir d'avoir un jour lu quelque chose, ça alimentera ses maux de crâne dans des fouilles éperdues, et vaines, quand un jour, à table, quelqu'un évoquera un passage, une anecdote, dont tout le monde -et lui-même- aura oublié l'auteur, le titre, l'habitat.
Elle lui pose une question. Maintenues repliées derrière la reliure à la colle du carnet, les feuilles forment, en arceaux, la coupe d'un plissement géologique. "Un truc sur un film des frères Coen". "Tu lis un bouquin sur eux?" "Non non, mais des types en parlent dans le Wattez que je suis en train de lire" "Tu me liras ta note?"

ote sur Bloody simple: passage final où la fille est traquée par le gros mec à stetson (deux pièces côte à côte: la fille se trouve côté pénombre, le type est dans la pièce très éclairée. La main du type est clouée (griffonner)
le type a la main qui passe par la fenêtre (griffonner)
deux fenêtre proches de la cloison donnent sur la rue (griffonner)
"Bon, je vais pas y arriver".
 

la main MORTE est clouée dans l'ombre. La main TUEUSE est du côté de la lumière.
 
 
 
 
haque coup de feu perce la cloison séparant les pièces d'une trajectoire lumineuse, projecteurs filaires, cônes étirés mmensément, où s'agitent des essaims poussiéreux; les trouées : passage sec des sabres vus par une comparse enfermée dans la boîte du magicien. Mais ici, les impacts ouvrent la voie à la lumière.
        La victime est à l'intérieur de la camera obscura, elle est pistée par la lumière : cinéma. Prise de vue. Projection.

        « Alors, tu me lis?
        -Ça t'intéresse vraiment? »
        Elle lui dit "Ouais, j't'assure". Il lui relis sa note. Elle fait du thé en l'écoutant, le cliquetis des instruments de cuisine lui fait reprendre quelques mots en arrière des phrases à demi couvertes, elle passe devant le grand miroir du salon en laissant un souffle de buée avec la trompe fumante de la théière et, quand il a fini (pas très satisfait de sa main morte et de sa main tueuse), elle lui parle, je crois, du Roublev de Tarkovski.
        A travers la cloison, trop fine, je perçois sa voix que l'écho de la grande pièce -vide, que j'imagine jaune- fait tinter, claire, comme s'il faisait froid dans un champ. Un lundi comme dimanche, indiscutable pli du temps à rien, j'y suis un mardi comme dimanche, mercredi comme dimanche plié tendu au contour d'un an. L'oreille collée contre le mur, mais ne me jugez pas, ne me regardez pas, écoutez-la parler, comme sa voix est assurée mais douce, écoutez ce que Sylvie dit à Bruno:
        "ça se passe à peu près au coeur du film (elle appuie sur coeur parce qu'elle veut le convaincre, alors...), comme un axe sur lequel tu pourrais plier la bande filmée, une guirlande de papier découpée et animée... D'ailleurs le début et la fin de Roublev pourraient se recouvrir, l'un devenant l'imprimant, l'autre la gravure en creux, deux motifs inversés par la découpe; la montgolfière, tu te souviens? Au début? Elle ondule en se gonflant, la respiration exagérée d'un animal malade qui se relève dans l'eau, je crois que des gosses piaillent quand elle commence à s'élever, je ne sais plus très bien. Des cordes suivent en se tendant et en se relâchant en ondes souples son envol, elle peine, c'est poussif, un poumon crevé qui siffle, et, vu de dessus, c'est comme une étoile captive aux branches élastiques... "
        Curieusement, j'ai, moi, le souvenir d'une poche énorme et secouée qui se débat avec violence, se dresse, s'écrase, tend les cordes et hoquette.
        "C'est un échec, tu te souviens? Elle restera clouée, elle ne suivra pas la bande qui se déroule... Elle restera loin derrière le travail qui conduit aux icônes de Roublev. Et à l'autre bout du film... Un creuset immense, profond, ballon concave qui troue le sol : on doit y fondre la cloche. Les multiples canaux qui drainent le bronze vers ce moule gigantesque se déploient autour de lui comme les pattes d'un faucheux couché sur le dos, et, en quelques sortes, ces coulées de métal en fusion sont les cordons qui aliment la réussite".
        "Pas mal... Et, au coeur du film donc?"
        "Ben... Il y a un cavalier au loin, mais je ne me souviens pas si on le voit, enfin je veux dire : si on le voit directement. Par contre, par l'ouverture d'une fissure légère dans le mur d'une église la lumière diffuse une ombre tremblante sur le mur opposé : c'est l'image renversée et floue du cavalier qui semble balbutier les premières images muettes du cinéma. Tu noterais sans doute : camera obscura - prise de vue - projection".
        Bruno est admiratif mais j'écoute plus, j'abandonne leurs voix dans un léger bourdonnement, l'hiver rend ma fenêtre translucide. Un léger frisson d'écoeurement à regarder une vitre que le givre planifie à l'état de surface, comme VOIR UN TROU, specific object, vision presque aussi abominable et impossible que celle d'un blanc transparent; les coulées crasseuses y ont durci en quelques mois les formes poussiéreuses du chat Murr que j'avais dessiné en octobre à la graisse de mon index. Le tranchant de ma main efface sa silhouette humide entraînant derrière lui le paysage aveuglant balayé, mince portion du monde qui serre chacun de mes jours.
 

Sursaut dans le temps
plein
d'une brisure légère
dans le champ
où un point naît
ce point fuyant
est le portrait illégitime de
mon cadre,
pivot inouï
qui balaye
me projetant hors de moi
hors champ
 
"J' te lis la suite?"