Raphaël EDELMAN
La main basse

Ce texte, inédit, a été écrit en durant l'été 1998.
Longtemps avant que R. Edelman ne l'ait fini, il avait confié -lui ayant touché quelques mots de son projet- l'écriture d'une préface (plus accompagnement croisé que préface), à L.L. De Mars. Nous avons choisi de présenter cette préface en fin de texte pour des raisons d'organisation propres à un site. Voici ce que l'auteur en dit: 
Pour composer La Main basse, j'ai commencé par numéroter les différents paragraphes de mon journal intime qui paraissaient se correspondre à peu près. Malgré la diversité de ce que je dégageais, il m'a semblé pouvoir établir certains thèmes où répertorier ces éléments : l'amour, Dieu, l'angoisse. Comme la chronologie de ce qui m'a semblé bon d'exprimer dans mon journal était loin de former un tout cohérent, j'ai essayé de me servir de ce capharnaüm pour composer de toute pièce une histoire d'amour où il devait donc être question d'angoisse et de Dieu. Je voudrais simplement signaler que j'eus moi-même la surprise, en cherchant à respecter une certaine logique, de découvrir l'auteur de cette confession.

ous qui avions eu la folie de croire nous unir par le verbe, nous éprouvâmes -après que la parole eût commencé de faillir entre nous- un vertige persistant : l'amour. Mais peu à peu, faute de nous unir, parler devint douloureux. Son silence à présent me menace, j'y suis suspendu, redoutant, si elle le rompait, que la vérité nous sépare.

e laisse, pour renouveler -puis achever- l'épreuve de cette obstinée mais muette confrontation, se déployer sur son silence celui de mon écriture ; j'évoquerai comme un tumulte d'impressions ce silence entre chaque ligne que je tracerai. Je voudrais, grâce à cette parole intériorisée, suspendre l'angoisse qu'éveillerait autrement un silence complet. Mais tandis qu'écrire vise à conjurer l'angoisse, celle-ci, bien que révélée à elle-même, continue d'habiter la parole qu'elle alimente (Je me suis vu de la même façon prier sous l'impulsion d'une envie dont je cherchais à m'abstraire. Seulement, la honte excédant ma dévotion lorsque je m'en rendis compte, j'abandonnais ma supplique. Je dus vouloir renoncer à écrire, comme aurait renoncé à la turpitude un prêtre accablé par l'autorité de son Dieu)... Il faudrait donc que l'insupportable infini où je replonge soit définitivement suspendu par l'habitude et la contrainte. M'en tenir à mon devoir, à la maigre totalité de ce que je maîtrise et connais - du moins, dois-je avouer, jusqu'à ce qu'un doute, une question à peine formulée ou un désir quelconque, fasse éclater cette plénitude d'emprunt. La parole dont la rigueur n'apaisa pas l'angoisse fut si douloureuse qu'elle ne parvint plus qu'à indiquer uniquement ce qu'elle n'avait pas su signifier à temps. Vint le remord...
      N'aurais-je pas dû me taire plutôt que de réclamer d'elle toutes sortes de choses ? Libre d'imaginer que j'en savais sur elle davantage qu'elle-même, elle aurait voulu y répondre en me livrant d'elle ce qu'elle croyait posséder de meilleur. D'elle je ne pouvais espérer recevoir mieux que ce que m'eût concédé son désir. Mais naturellement craintive (et sourde à elle-même), l'exigence amoureuse veille à ce que personne ne perce tout à fait ses sentiments propres. Aucune des poses -pourtant si délicates ! - où ne vaut qu'inavoué ce qu'il y a en nous d'authentique, ne m'était plus supportable. Elle, au contraire, n'aurait pas toléré que je rectifias l'image qu'elle voulait avoir de moi. Elle préférait, plutôt que d'écouter mes confessions amoureuses, perpétuer les simulacres. Elle exigeait de mes mensonges qu'ils restassent infaillibles et ne pouvait supporter aucune équivoque dans mes omissions. Mon rôle ne devait plus consister qu'à incarner au mieux cette identité factice et idéale, tout mon désir de lui plaire n'aurait pas suffit à faire de moi un être aussi définitif. L'amour naquit entre nous comme une chimère bicéphale. Je m'en rendis compte en le lui proclamant.
      La fréquentation amoureuse nous conduit à exprimer ce qui réside en deçà de l'idée que nous nous faisons de nous-même. À l'angoisse qu'éveille notre indétermination répond la crainte d'une éventuelle méprise sur ce que nous sommes. Ce fardeau finit par faire peser le soupçon sur chacun de mes désirs. Les paroles que je lui adressais, faute de ne jamais pouvoir signifier pleinement aucun de ces désirs, se sont faites pressantes. J'avais dû, pour m'autoriser à évoquer mon amour sans bornes dans les limites de ce que je pouvais en dire, pour m'autoriser à le faire aussi inlassablement que le réclamait cet amour - et sans jamais faillir - me convaincre abusivement de sa culpabilité. Comment ai-je pu lui reprocher d'interdire par sa seule existence la totalité irréelle que mon désir cherchait à conquérir ? Au nom de cet amour, humilié aussitôt que prononcé -et elle seule à qui je le portais en était témoin-, je l'aurais -si le remord n'avait surgi- détruite, réduite à néant et rendue à l'éternité (laquelle m'apparut la plus conforme à cet amour). Or, moi-même l'ayant désignée comme coupable, elle n'en était que plus innocente. Et nous restions pour ainsi dire d'autant plus éloignés l'un de l'autre que c'était moi seul qui était l'auteur de cette accusation.

 

e voudrais me tourner vers une supposée plénitude du livre plutôt que d'endurer la fluence du temps dans ma chair. Je suis devenu celui par qui le temps passe et ce qui lui survit péniblement. L'isolement, l'abstinence, ont fait de mon corps un tombeau de chair. Je voudrais faire de mon texte une peau durcie par les secousses du corps. Mais écrire pourrait-il réellement me soustraire au manque de son corps à elle ? Peut-être Notre Unique Sexe ne fut-il qu'une fable ? Mais nous immoler l'un à l'autre nous faisait au moins jouir. En nous accouplant, nous accomplissions ce dépérissement respectif avec l'impression délicieuse et fausse de nous annuler l'un l'autre. Mais que dire de pareils instants dès lors que la parole éloigne d'elle ce qu'elle désigne ? À moins, peut-être, d'en trouver une métaphore heureuse, ce qu'elle prononce vient tout juste de lui échapper. Impossible de signifier ce mouvement. Au mieux feindre de l'épouser. Car je serais le monde même, si la réalité pouvait être entièrement contenue dans mon propos.
      Seul, je ne coïncide plus qu'à mon désir ; l'angoisse ne s'épanche plus qu'en désirs toujours plus intenses, plus ultimes - c'est qu'à force de désirer, je ne devais bientôt plus supporter que le recul indéfini de toute possibilité de jouir. Redoutais-je le déboire amoureux au point de ne plus désirer que celle qui me résistait en retour ? Tombant amoureux, j'étais promis à un désir insatiable. L'amour devint en quelque sorte l'unique moyen grâce auquel je pouvais m'abandonner à l'inaccomplissement du désir. C'est sans doute la raison pour laquelle quiconque s'élance vers l'amour s'effondre lorsqu'il croit le saisir... Même si, dans l'angoisse à laquelle m'ouvre la solitude, la peine m'interdit d'agir, le monde y apparaît terriblement fascinant ; dans la démesure qui suit l'apathie, la pensée renaît. Une douloureuse avidité de savoir s'enracine dans cette angoisse qui, il y a quelques instants, m'avait tétanisé.
      L'incantation amoureuse se veut un souffle de vie cristallisé. Mais ce qui revit ne peut qu'avoir continué de vivre, de périr, et de même à se mouvoir et à laisser se dissoudre tel aspect authentique auquel notre attention ne s'arrêtera désormais plus. Un souvenir, quel que soit son contenu, paraît toujours vrai à celui à qui il revient. Mais ce retour transforme ; invoquer, évoquer, donnent vie : la nuit nous plonge dans ces souvenirs -et leur reflet à venir, le désir- ; nuit obscurément inactuelle, où se dissipe dans la pénombre d'un rêve éveillé l'habituelle modulation du temps... La jupe retroussée, devant l'eau noire et les fenêtres aveugles, je la branle jusqu'à l'agonie. C'est toujours la nuit qu'elle me manque.

e glissais auparavant avec indifférence d'un corps à l'autre, pour m'en lasser aussi rapidement que je leur succombais. Ils s'éclipsaient au matin sans jamais m'avoir vraiment comblé ; sans que jamais je ne désire plus rien d'autre ? Sans cesse déçu, ma paresse grandissait au fil des nuits. Il m'était en fait impossible de distinguer ce que je désirais. Exaspéré, je multipliais les rencontres. Je peux dire, sans parler de l'ennuyeuse prudence avec laquelle nous opérons aujourd'hui, que je ressentais ce qu'un être incapable de mourir à lui-même devait éprouver n'étant pas Dieu (Je désespérais de ce Paradis où, proche de Dieu, ma foi m'aurait abandonné. Telle aurait été notre connivence que je ne l'aurais ni adoré ni craint).
      C'est alors que l'immortel accueillit avec joie son dépérissement. Il défaillit devant l'immensité qui le séparait de cette femme et se consuma dans les trépidations qui tentèrent de l'en rapprocher. Ce désert, dans lequel je ne pouvais me perdre, sans nul accident qui me permît d'apprécier aucune grandeur, disparut au moment même où elle y apparut. Je pouvais redouter, si on se séparait, d'y errer de nouveau. Mais ne pouvant rien oublier d'elle, chacune de ses absences me la rendait à jamais plus présente. Cette alliance semblait plus éternelle qu'aucune perpétuation, ni par le nom ni par l'engendrement. Le destin que m'avait ordonné Dieu ne m'offrait d'autre moralité. Notre débauche creusait, entre elle-même et la désillusion qu'appelle une morale commune et utilitaire, un gouffre immédiat.
Le jeu nous ouvrait à la jouissance, à l'appropriation réciproque. Nous n'étions plus, elle et moi, que deux amants jouant l'un de l'autre sans autre règle qu'une cruelle inconstance. L'impossible unité que nous croyions former volait en éclats dans les entrelacs du corps (précisément là où, je le croyais, Dieu ne devait pas rejoindre notre acharnement). Car l'on jouit d'autant plus que l'on déchoit avec esprit. On s'abandonne au mal en exigeant tout de l'instant, sans prétexter aucun vice, dans un présent si absolu qu'il ne se connaît aucune limite. Au sortir de la masse à laquelle on s'est mêlé et qui va disparaître, on émerge, c'est vrai, nu, confus, bousculé, mais entier ; viande lourde, comme après s'être masturbé - une fois disparus les débris d'un corps plutôt fantasmé que vu.
      L'écoute du mal dessille face à la création. Ce qui résiste doit être foulé dans son impureté. Et ce n'est pas tant l'immoralité que justement cette impureté qui est l'appât du sexe : c'est le retournement de ce qui est admirable, comme une femme amoureuse et prude offrant sa vulve souillée de sang. Il est en nous cette indispensable naïveté nécessaire à notre ravissement. Mais non l'innocence... Sans quoi l'on ne saurait vraiment jouir mais n'être que satisfait. Si je cherche en elle quelque chose comme le sentiment d'une mise à bas, ce qui m'intéresse dans la venue au monde -alors que je plonge entre ses cuisses dans une lave qui m'avale, me régurgite, pour m'engloutir à nouveau- c'est la douleur de mes sens violemment stimulés... Et puis le moindre de ses baisers, qui évoquait pour moi constance et régularité, m'apaisait... Mais nos corps à corps... Ils appelaient sans cesse leur dépassement ; nous tendaient à leur limite ; jusqu'à nous conduire à devoir renoncer à eux. Si substituer un autre homme à moi devait suffire à perpétuer l'irrégularité que réclame la difficulté de jouir, il me fallait y renoncer seul. L'agressivité croissante de mon désir attisait ma jalousie. Qui pouvait mieux que moi coïncider à elle? Je dus boire jusqu'à vomir pour continuer à la baiser.

e l'avais vue retourner la bête tendrement, puis la replacer contre le trottoir. Nous étions restés sans savoir si l'animal devait périr ou non. Nous devions craindre, en essayant de l'abattre, de le faire souffrir davantage. J'aurais écrasé sans hésiter n'importe quel insecte, n'importe quelle mouche agitée par l'orage. J'aurais aussi noyé sans scrupule une portée indésirable. Mais cette inquiétante facilité m'avait quitté. J'esquivais la torture que mon départ prolongeait loin de moi. Près de moi, je sentais chez elle mon remord partagé. Et sa honte à elle supposait un reproche : - ne pouvions nous pas l'emmener avec nous ? Je devais me haïr moi-même tant je lui donnais raison. Cependant, pour moi, rien de vivant ne devait s'interposer entre nous, pas même l'agonie de cette créature. Nous restions l'un près de l'autre, avec une impassibilité qui nous eût certainement paru absurde si chacun de nous avait été seul dans cette situation. Notre amour avait triomphé du désir autant que de la vie. Sa souveraineté faisait régner la paix jusqu'à interdire la lutte qui, dans la jouissance, nous avait opposés. La pureté de nos rapports nous séparait, de même qu'elle nous coupait du monde. Mais était-ce encore vraiment de l'amour ? Cet amour né de l'angoisse et de la solitude. Etait-ce encore de l'amour que de rester béats si près du dégoût, ou alors folie douce et sotte ?
      Il me fallut le temps pour comprendre (ou admettre) qu'elle ne partageait plus aucune des épreuves qu'entraîne habituellement la dépendance amoureuse. C'est une fois seulement que je réussis à m'en convaincre que je me mis à éprouver envers elle une haine violente. Le sentiment de cette imposture me rendit son existence scandaleuse. Cependant mon imagination continuait de me la rendre présente. Un vacarme lancinant résonnait qui remplissait mon ennui. Des fantasmes revenaient sans cesse, identiques ; des parties de son corps m'obsédaient. La nuit, je ruminais pour elle des lettres assassines. Cette façon de m'adresser à elle, par-delà sa voix, par-delà sa vue, et tout ce qui pouvait attiser la souffrance de ne plus la voir, cette manière désincarnée de l'atteindre en moi, n'eut d'autre fin que de venir à bout de mes souffrances. Conversant avec moi-même, j'étouffais le feu qui me consumait en l'éloignant de moi. J'ai pensé qu'écrire imposerait silence à ce fantôme ; qu'il fût condamné par l'écriture, mis à mort par ce geste. Du moins pensais-je le tuer sans succomber avec, en l'écartant d'abord de moi - puisque en écrivant, ce qui me semblait fatalement identique à moi pouvait devenir autre selon ce que j'en disais. Mais pour cela, il faudrait écrire et réécrire jusqu'à l'épuisement, sinon jusqu'à l'achèvement toujours prématuré du texte ; jusqu'à ce que la satisfaction autorise l'abandon et dissimule, en la simulant, mon impossible sortie de moi...



Préface à "La main basse", de Raphaël Edelman, par L.L. De MARS.

l y a décidemment plus d'un point commun entre la recherche de Dieu -de sa Présence- et la quête, au coeur de la vie, de cette invention littéraire qu'est l'amour; les-chrétiens ont sans doute voulu évoquer -plus que la présence de Dieu sur terre- la parfaite abstraction désirante de ces deux figures, dans l'Incarnation.  Mais ceci, au lieu de nous rapprocher de Dieu, propulse surtout l'amour dans sa sphère et l'arraché de notre vie.
        Au même titre que nul ne s'accomode malgré sa parfaite aptitude à concevoir l'inéluctabilité de la mort qu'elle soit aussi pour soi (que le singulier soir brutalement happé par le général), nul -et ceci bien qu'il n'ait jamais vu l'amour autour de lui à la hauteur de celui qui alimente nos bibliothèques- n'admettra n'être pas au-dessus de cet échec millénaire : l'absence de tout constat, au lieu de le décourager, le convaincra que si l'amour n'est pas encore au monde c'est que personne autant que lui n'a été apte à lui donner le jour... là où sa raison devrait le conduire à conclure que si l'amour n'est pas au monde, c'est qu'il est un produit aussi hybride et inviable de parties inconciliables qu'un minotaure ou une sirène (car l'amour se veut être ivresse ET paix).  Peut-être est-ce d'ailleurs ce projet lui-même -le fait qu'il y ait simplement un projet- qui interdit la spontanéité nécessaire qui pourrait -dans le meilleur des cas- en être le berceau.
        Hélas, nous ne pouvons pas apprendre à oublier comme on travaille sa mémoire, et ce qui est su ne peut être effacé; est-ce alors ce que nous savons de l'amour qui nous condamne à ne pas pouvoir nous aimer?
        Je finirai sur cette hypothèse : c'est au prix du renoncement à notre orgueil que l'on peut envisager de toucher à l'ivresse extrême de l'amour. Cette condition, seule, nous fait accepter l'idée d'être vu dans la vulnérabilité totale à laquelle se livre pieds et poings liés l'amant; ensuite de quoi, l'aspiration à trouver la paix d'une union durable n'est viable qu'à la condition de reconquérir pas à pas cet orgueil un moment repoussé. Cette reconquête achevée, l'ivresse n'est plus qu'un vague souvenir aux odeurs de champs de bataille.