Jean-Christophe PAGÈS
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dimanche dernier suis invité au deuxième salon littéraire de ma carrière
j’adresse bio + photo
tiré les conclusions de ma première expérience : petit village au nord j’avais peu vendu j’étais mal organisé mon livre posé n’importe comment
cette fois je prépare tout commande un stock de 16 à mon éditeur
attention gros salon ville culturelle 15 000 habitants proximité château les gens lisent
je photocopie recto-verso tract de présentation mon livre les critiques
massicote sur mon lieu de travail (discrètement)
j’emprunte à mon libraire joli présentoir en bois
n’entends pas que ma crédibilité d’auteur soit davantage bafouée

dimanche midi je mets tout dans un sac
stylos pour dédicaces manuscrit à corriger
toujours avoir l’air sur la brèche
dernier courriel à mes amis
attention cet après-midi si voulez rencontrer des vrais auteurs les toucher les embrasser
souvent les écrivains sont enfermés dans leur pièce une chance d’en apercevoir
je mets une chemise et me rase
brosse mes dents
le poète exhale
il est propre avenant il sourit

la bibliothèque m’a adressé un plan d’accès des invitations et le programme de la journée
pas manqué de potasser
60 auteurs présents je n’en connais aucun
sauf jean-michel le chanteur sa tournée en yakoutie
mon département compte de nombreux écrivains de qualité méconnus mais valables
me ferai sans doute des amis

quelques jours auparavant arlette m’a téléphoné
elle a une voix désagréable mais anime la rencontre
m’explique le déroulement cinquième édition comment ça se passe
arlette m’avait laissé deux messages j’ai fini par la rappeler
fera des interviews de chaque auteur dans l’ordre alphabétique
me lit le texte qui me présentera
tandis qu’elle le dira au micro je rejoindrai l’espace central sous les applaudissements
puis j’aurai 3 minutes pour compléter (je compte improviser mais j’en suis incapable)
enfin je remplirai le livre d’or (un mot – une signature) phrase spirituelle à trouver
signerai le « fauteuil de l’écrivain » au marqueur rouge ou noir
c’est un fauteuil recouvert d’un drap sur lequel je pourrai laisser divaguer mon inspiration et rejoindrai ma place
sera mon moment fort en compagnie d’arlette
elle-même écrit des poèmes donne de son précieux temps pour cette manifestation

« agir aujourd’hui pour mieux vivre demain » slogan de la ville
je le vois à côté du logo sur le tract cartonné mais marron
va être une belle journée dimanche ensoleillé et littéraire booster mes ventes
reconnu au-delà du territoire de ma commune à 15 kilomètres
j’emprunte le véhicule de ma compagne
sac plastique dans le coffre roule doucement chantonne passe par la forêt
itinéraire posé sur le siège avant
au début je me trompe m’engage dans une impasse derrière la gare
voulais faire le malin prendre un raccourci
or c’est indiqué panneaux sur les candélabres planchettes + fil de fer
les services techniques ont bien bossé je ne m’aventure plus

18 octobre 14h15 gare la voiture blanche
parking vide n’ouvre qu’à la demie
le dimanche on sort tard
cherche l’entrée du local
tête haute suis invité
mes pieds glissent sur le bitume
sac main droite « good buys - travel value - duty free » soleil orange mal dessiné et une sorte de vague
c’est fait exprès
bien habillé propre mais cheap en terme d’accessoires
à l’accueil donne mon nom
installez-vous
l’événement se déroule dans une pièce carrée sorte de verrière lumineuse comme devrait l’être la littérature
au milieu trône le fauteuil de l’écrivain immaculé sur une estrade
j’ai bien fait de venir
sur le podium il y a aussi la table de l’interview avec une sono
du mobilier de jardin
je tourne autour

chaque auteur a son emplacement
nom marqué plante bouteille d’eau mais sans gobelet
on peut avoir un café si on veut
je n’en prends pas ménage mes flatulences
je me garde de l’indiquer à l’adjointe chargée de la culture venue me saluer
en bout de table ma place
étiquette scotchée sur nappe marron
note que cette couleur doit être associée à la manifestation
automne littérature marron
le service com sait identifier les besoins des organisateurs
vide mon sac tracts chevalet livres alignés
je ne les sors pas tous
5
créer l’illusion de la pénurie les visiteurs se jettent mais j’en ai d’autres
ah ah
cachés
suis le sauveur

où sont les toilettes je demande à mon voisin poète
ses couvertures colorées invitant à la rêverie « larmes de lumière »
« poésies d’une vérité »
« fleurs du soleil »
je ne regrette pas ma localisation même si je n’imagine pas dialoguer avec philippe
il a des piles impressionnantes, des marque-pages à offrir
là-bas
puis j’en profite pour fumer avant d’être assailli
pourrai-je quitter mon stand au cours de l’après-midi peu probable

jean-mi n’est pas encore arrivé
sera positionné à gauche de philippe
dommage qu’on ne soit pas à côté
me plie aux règles n’ai pas l’intention de tout révolutionner pour ma première participation
d’ailleurs on ne peut pas déplacer les étiquettes
ma chance c’est d’être en bout de table
personne à droite peux étendre mes jambes
inconvénient : le soleil frappe mon visage au travers de la verrière
philippe me rassure : il va tourner
je blague : ou nous ?
il sourit mais je vois bien qu’il n’a pas compris
le poète n’entend rien à la rotation terrestre
j’aurais dû prendre mes lunettes

arlette je reconnais sa voix
c’est moi qui vous ai téléphoné
quand je vous appelle vous venez
j’ajuste mon stand le livre sur le dessus légèrement de travers
les éléments ne doivent pas être trop serrés
c’est précis je suis prêt

jean-mi en retard avec son carton ses disques et sa guitare
carnet de route en yakoutie
tiens salut tu fais des livres
un livre
nous étions vus dans un autre salon
un habitué
recueil de récits différents registres tu peux le
il accorde son instrument

arlette hurle dans le micro que ça va commencer
je sue du front
sors pochette avec travail
je ne me repose pas sur mes lauriers mais il y a peu de chance que ce second ouvrage voie le jour
je préfère chanter que parler
d’ac jean-mi chacun son truc
moi je réfléchis à des dédicaces et prépare un laïus quand on m’appellera
ma compagne me téléphone : on passe avec les enfants ? pas la peine

tiens alain ça va
alain est un ami qui fait du théâtre ici
on se connaît depuis longtemps
ne regarde pas mon livre et dit : tu viens au spectacle tout à l’heure
je verrai
à 18h30 présente la pièce qu’il a écrite
n’entend pas être en reste dans le salon littéraire de sa commune
comédien metteur en scène mais il écrit aussi
il fait tout
d’ailleurs il passe en premier à l’interview
plus tard reviendra me voir pour m’indiquer qu’il est désormais à la retraite

mais voilà mon client
regarde mon nom s’interroge : pagès c’est catalan ?
oui
silence
suis aussi catalan
venez du sud-ouest
non du coin
nouvelle pause
y en a beaucoup dans le sud-ouest
c’est répandu
parce que je suis catalan espagnol
et passe au stand suivant

arlette parle de plus en plus fort
un technicien tente de régler la sono
on me signale qu’il y a un vide-greniers dans la ville voisine ça va faire du tort
les gens vendent les jouets des enfants
arrive la muse de phil
petite brune très maquillée se doit de rester jeune
veut s’asseoir avec son poète
je me serre
normalement c’est une chaise par exposant mais bon
c’est le tour de JM qui commence par C
interprète un morceau à lui
on ne l’écoute pas
les promeneurs errent entre les tables
peu s’arrêtent
on regarde nos têtes
en effet le soleil quitte la véranda je me sens mieux
mais l’inspiratrice me colle un peu
c’était comment
on n’entendait pas la guitare
je retourne aux toilettes et fumer
tu gères l’émeute pendant mon absence je dis pour rire

la maison dans la vallée porte bien son nom
la voie ferrée passe au-dessus
puis c’est l’affaire du petit chien
je suis l’événement
une dame en fourrure court après son animal sur le parking
oh pilou reviens
larmes aux yeux me regarde pour que je l’aide
mais pilou croit qu’on joue
jappe
elle explique qu’elle est revenue exprès de paris quand elle a appris qu’il s’était échappé
un adolescent capture enfin la bête et la restitue à sa propriétaire
plaque pilou contre sa poitrine
alors coquin
et arlette annonce au micro qu’on a retrouvé la maîtresse du caniche
la dame remercie tout le monde
on applaudit

la brunette a profité de ma sortie pour gagner quelques centimètres
bonjour deuxième acheteur
je suis éditeur
et pose son gros manteau sur ma pile de livres
vais vous lire un passage
j’écoute poliment
en fait il est informaticien la littérature comme hobby
j’acquiesce
plusieurs visiteurs passent dans son dos
déjà 16h30 le type reste devant mon stand
j’ai fini ma bouteille
jean-mi soupire
arlette en est à L
encore 10 auteurs

je reconnais marie-claude au fond
petit signe vient me voir prend un tract c’est fait pour
enfin l’éditeur se meut
MC est peintre dit qu’elle ne vend rien s’ennuie comme l’an dernier
plusieurs tables se vident quand fait irruption le conseiller municipal
tu te souviens de moi
j’ai des doutes
ben je suis élu maintenant
c’était quand déjà
y a longtemps
bonne journée

jean-michel vend son troisième livre
faut dire qu’il y a un disque avec
l’informaticien fait de l’œil à la muse
se croit discret mais j’ai tout vu
elle décroise les jambes
une quinquagénaire feuillette mon ouvrage
enfin
lit le début
je cherche une attitude adaptée
repose et dit : pratique le noir

je décide de faire le tour quand même
que font les autres
remballent
sauf vieille dame sur chaise pliante
elle a écrit un manuel du canevas
sanitaires cigarette bientôt P
mon papier en poche ça devrait faire sourire
dehors je relis, ne pas accrocher au micro
le moment tant attendu
que marquerai-je sur le livre d’or
et sur le fauteuil
si on n’agit pas mieux aujourd’hui comment vivrons-nous demain ?

17h30 mon tour je monte sur l’estrade
toise une salle presque vide
arlette déroule mon CV
accélère la cadence parle de plus en plus fort
j’ai l’enceinte dans l’oreille gauche
mon texte ne produit aucun effet
seul jean-mi m’écoute geste du pouce pour m’encourager
je pense aux suivants
la prochaine fois prendront un pseudo en A
j’écris « place nette ! » sur les deux trucs et signe