L.L. De MARS & Julien DEMARC
La voûte d'arête / Dinard Alphaplage-Still movie
nouvelle à quatre mains  
        Cette nouvelle (publiée dans le n°9 de La Parole Vaine) est à ma connaissance la seule tentative du genre existante : elle fut écrite dans des conditions qui déterminèrent sa forme de très curieuse façon.
        Julien DEMARC et L.L. De MARS, incapables depuis quelques mois d'écrire la moindre ligne, s'étaient retranchés dans la chambre d'un luxueux hôtel Dinardais, avec leurs ordinateurs respectifs, dans l'espoir que cette excursion  les détournent, au moins, des raisons qui a Rennes les empêchaient d'écrire (bars, filles...)
        Mais les premiers jours s'avéraient plus asséchant qu'autre chose, rien n'étant plus paralysant qu'un projet. Sous l'impusion de L.L. de MARS jamais à court d'idées saugrenues, ils s'imposèrent l'écriture quotidienne d'une lettre à une fille. Se lisant pas à pas l'avancée de leur courrier, s'en nourrissant mutuellement, la fiction s'y installa le plus naturellement du monde...


        À Dinard, le premier dimanche de Février, jour d'arrivée retardé par une nuit trop longue d'alcool

        Caroline,

        fuite filée des reflets de Vilaine que la vitesse de la Rover force enfin à la diagonale... Un bon moment que je ne voyais plus que ce reflet vertical de Rennes, l'épaisseur vaguement morbide de ce contrepoint exact et refroidi dans les baignoires où l'on s'endort... Un genou a son deuxième genou, un pan de cuisse coupé un autre plus teme et savonné. Les imbéciles qui rêvent devant la prétendue douceur des canaux, leur charme, n'ont rien compris des termes de l'angoisse... Ils pensent voyages sans danger ou promenades, économie au ralenti, et ne voient pas l'horreur du double rigide qui élimine tout.  Ce n'est pas simplement pour des raisons pratiques et furtives que l'on se suicide dans des canaux, et non dans la mer : les noyés de la Seine se plongent dans un cauchemar mathématique où ils se VOIENT.
        La seule géométrie marine se résumant la ligne d'horizon; ici, à ma gauche dans l'eau noire, la ville secoue un double tremblant que les vagues lui disputent, lentes, comme les cheveux d'une morte: je ne peux que t'évoquer les boucles immenses de la noyée que les algues accompagnent dans 'La nuit du chasseur'.
        Je ne suis pas encore sorti, juste filé de la bagnole à cette chambre d'hôtel, le Crystal, et c'est à travers un baie large que j'observe l'anse, à peine visible, derrière la terrasse; je ne l'ai pas encore respiré, cet air exagéré qui m'avait pris dix-sept ans, Lorient, air supplémentaire comme j'aime dire d'une femelle trop grasse qu'elle se supplée et s'envenime... Je viens tout de suite à cette anse, ma baie ("ma baie", comme je vais vite!  Mais c'est normal, puisque c'est l'hiver, et puisqu'il n'y a personne, et que je viens ici pour la première fois, comme on fiche un drapeau sur une lune). Julien m'a dit qu'aucune autre activité que le tourisme ou le commerce n'agite cette ville... Un peu de pêche, pour rire ou pour la restauration. Dinard est, en gros, une ville qui semble en tout point se citer.

        L'anse, la plage, l'air, j'y reviens: l'air... Une percussion ; ma plèvre claque comme une bâche autour de deux sacs de cendres qui ne peuvent pas tenir l'inspiration, et je me cherche une pompe, une seringue comme celles que l'on utilise pour les ponctions, très longues, trop fortes, drôlement impressionnantes avec une gueule fine mais bien ouverte, bien visible, pour aspirer ce point de compression qui ne s'arrête pas, juste sous le plexus et qui se tend -durcit- depuis environ cinq cents soixante cigarettes, c'est-à-dire deux semaines, c'est-à-dire un temps impressionnant à infantiliser secrètement, à m'infliger des règles, mais qui ne tiennent pas le contrat : -allez, Laurent!  Un effort, une clope toutes les heures, celle-là, tu n'y touche pas -attends Julien, quelle heure il est? 14h28, ok... 15h28-, tu n'y touches pas avant 15h28; je regarde passer les minutes en me trouvant très raisonnable, très très fort et vachement bien contrôlé, conune lorsqu'enfant, je surveillais les lignes creusées qui séparaient le long des trottoirs les pierres longues, que je ne devais jamais toucher.. ou bien encore lorsque je trouvais à l'organisation des damiers bicolores des allées piétonnières un sens, piégé, qu'il fallait déjouer ou réduire.

        Mais là où je pouvais avoir toute raison de contrarier, en en créant de plus puissantes, les règles des adultes, je sens ici que je ne pourrai pas gagner longtemps contre les médecins. Tu penses sans doute que je trouve un nouveau motif à mon quatuor plaintif... La médecine, son infantilisation.... Dix fois la même idée, sans cesse réexprimée, c'est la moindre des moindres; et même celle-là, la répétition je te l'avoue, je la répète; parce, peut-être, qu'il y a encore pas mal de points flottants, zones relâchées et à peine ressaisies, et je crois que c'est pas fini, loin de là... l'ensemble des considérations que les gens au courant négligent parce qu'ils imaginent que tous sont au courant et qu'il n'est plus nécessaire d'y revenir, pendant même que les gens pas au courant du tout les méprisent en se disant que les gens qui ont l'air au courant ne sont ni assez convaincants ni assez nombreux pour les convaincre, eux, et les rassembler, et zou! encore deux petits millénaires de quiproquos? Trois? À jamais?  Il n'y a pas, hélas, deux véritables mesures, et il n'y a jamais eu en vérité plus de petits nouveaux du côté du savoir que de fatigués qui le lâchent, convaincus qu'il a fait son train; en revanche, l'autre troupeau gonfle ses rangs, se fait la guerre? se grignote le train? mais repousse d'un membre! ne renonce pas! revient sans cesse à son échelle, indéboutablement là et rédhibitoirement satisfait.

        À ma gauche, donc, l'anse noire. Pourquoi maintenant, je veux dire: pourquoi après l'esquisse d'une tirade toute en généralités abusives mais exactes, celle d'une touche paysagiste? panorama et constitution, c'est ça, et ce doit être ça.  Essayer pour toi de réunir les deux cadres de la lettre: travailler, travailler encore (et ceci au détriment de la douce attention que l'on est supposé accorder au destinataire, le ménagement de son exclusivité... De sa susceptibilité aussi; se surprendre, en gros, à négliger le sujet au profit de l'exercice) mais tout de même respecter ceci: c'est à toi, rien qu'à toi, n'est-ce pas... etc... Pas à publier, pages délibérément perdues pour L'OEUVRE! Et donc, prendre le risque délicieux de ne pas pouvoir réécrire des choses aussi importantes et aussi futiles. L'anse, noire: allons-y.À ma gauche, et j'ai repris ma place; installé cet ordinateur à dix centimètres de la baie, parce qu'il n'y a qu'une prise potable dans ce soit-disant trois étoiles. La ligne pointillée et accidentée des lampadaires est soumise au prisme d'un rideau de voile; ce que je décrivais plus haut y était, aussi, soumis. Je ne connais strictement rien aux effets de conduction de la lumière à travers ce matériau; je ne connais rien non plus des règles optiques- je ne sais rien des propriétés du voile et j'ignore même si c'est le terme exact pour ce type de rideau. J'observe cependant (tu te souviendras peut-être combien j'avais pu m'amuser un soir d'ivresse et de tyrannie,
de la naïveté "matérialiste" de Robbe-Grillet, de son côté maître d'école en larmes devant... je ne sais pas, Ponge, ou l'encyclopédie Bordas; mais ce n'est pas ça que je regarde; dans l'autre sens?... Fabre, Brosse?  Pourquoi pas... Hors mythologie de la fracture langue/monde irrattrapable dit-on, parce que tout bonnement je sais que mes cinq sens ne donnent pas au monde cinq facettes et que je ça n'a aucune gravité; hors de la réunion voir/décrire qui ne regarde que les lapins en danger. phéromones! hors contemplation hors frottis, hors aquarelle, hors secteur de coordonnées, hors dubitatif, hors pmnif, pmuche, gff, j; hors.  Amusé, bavard, let's go, c'est tout!)...
        Chacune des pastilles qui flottent à quelques centimètres au-dessus du plan noir (à cette distance, Dieu fait à peine deux mètres) est fractionnée comme une boule de discothèque par le filtre des maillages : un disque, et, autour, graduellement affaiblies, des concentries de disques s'éteignant; une fois, deux, dix.  Au noir.  La lune réagit autrement, pleine, ne subit pas ce découpage d'oeil à facette : elle développe -peu- quelques soeurs faiblardes qui l'enlargissent comme une ampoule fixée à travers des larmes.  La périphérie de l'anse est doucement éclairée; rangées de cabines de bain aux loupiotes étouffées, et, mordant en créneaux le pan de roche, au fond, quelques réverbères...
        Rognure d'ongle en croissant filé dans un cendrier, voilà en gros ma lumière, à gauche, derrière la terrasse, négatif imparfait de la plage de demain, mon réveil. Il est quatre heures du matin, je suis fatigué et extrêmement saoul ; corriger chacune de mes phrases devient trop pénible; je te parlerai demain, je crois, de la ville. [... ]

L. L. De Mars
 


Dinard, le 04/02/96

My six,

        nous sommes arrivés avec une bouteille de J&B, un ordinateur, du haschish des livres, du matériel de dessin... Je m'imbibe donc le cortex en regardant tous ces objets, essayant de mobiliser une volonté éparse qui fui le travail. Dinard reste la même: délicieuse Alphaplage, conune en flottement: long fuseau d'un temps qui échappe à la chronologie délirante qui nous colle désormais au cul. (Le Casino n'est décidément qu'un tas de pierres.)
        Quelques bars sympathiques et une ville où tout le monde se connaît. Pas un commerce où ils ne s'appellent par leurs prénom: ambiance du village de la série "Le Prisonnier". Labiche aurait adoré: les vaudevilles doivent y être d'une efficacité, d'une indiscrétion et d'un vulgaire repoussant. C'est en fait la première fois que je prend un stylo plus de cinq minutes depuis environ deux mois. Je me sens comme un orfèvre qui attaquerait un chef d'oeuvre qu'il destine à une femme aimée avec, pour seuls outils à sa disposition, un burin de marbrier et une masse.
        Femmes, La nausée, Libertines : mes titres pour la semaine, un programme de vacances tu vois. Penser ce sur quoi on a pas plus de prise que sur ses propres hallucinations. Auto-analyse tout de travers, faite pour foirer sur le champ. Pour me lâcher pantelant dans une nouvelle insomnie.  Fatigant, ces montagnes russes : euphorie, déprime, euphorie, déprime; encore un tour? J'aimerais répondre non : on arrête ces conneries deux secondes.  J'aimerais surtout être à même de poser la question. [...]

J. Demarc
 
 

        Dinard, Hotel "le Crystal", première nuit, et deuxième jour.  Cette fois, la baie est blanche (bleu d'hiver, uniformément tendu), la plage toujours absolument déserte, plate, longue; trois franges sablonneuses, trois teintes du dallage sec à une mer calme à peu agitée; vent de force trois à quatre, à peine un chien qui secoue sa nature, est EXCLUSIVEMENT dans le monde des chiens, pour quelques heures; D'un château l'autre, Céline: la chienne Bessy.

        Caroline,

        Bon.  C'est reparti... ça aurait sans doute été trop simple, vaguement trop mécanique, un mince échange des données, à la carte, du troc: léger décalage dans les latitudes, vague voyage en échange d'un peu de tranquillité.
        C'est un don! tout de même! moi qui voyage si peu et qui déteste ça.  Mais je me retrouverai, je crois, où que j'aille fourrer mon groin, dans cette gélose; je n'aurais pas refusé, au contraire, que ce soit plus facile... Je suis abruti de lutter contre une pesanteur informe qui me ramène de façon bornée, et quoi que je fasse, insensiblement, à un seul et même état, cartonné, ne subissant aucune érosion: bien qu'il semble rassembler toutes les figures les plus visibles, exagérées, de l'être, dont il pourrait -allons-y!- être l'apothéose, un état qui -en fait- à cause de cette permanence, congédie l'être, à jamais... Figure de style? on ne doit pas écarter ceci: to be AND not to be.

        Mais je sais aussi qu'il y a des choses que je dois taire, parce que si la tragédie Shakespearienne bouleverse le lecteur, si la noirceur de Thomas Bernhard emporte l'adhésion, si, partout où elle s'inscrit, la plainte déchirée s'accompagne au piano, on pardonne peu au vivant touchable de parler de sa douleur, regardé comme encombrant, ennuyeux, fâcheux, complaisant, le malheureux est vite raccompagné à la porte de son malheur avec le conseil de revenir dans une tenue plus décente; c'est un terrible drame pour lui, mais je crois que ç'en est un pire encore pour la littérature dont on fait, tu le vois bien, peu de cas.
        Une ellipse, horizontale, orange, se dessine graduellement au dessus des maisons; ce qui signifie que l'heure venant, la lumière égale du ciel est plus faible que celle de l'ampoule électrique qui imprime sur la baie vitrée cette fausse lune aplatie qui fait basculer le paysage -ou nous?- dans le monde sans distance du miroir, il est si tÔt, pourtant, mais le rideau opaque cranté de toits, de cheminées ou d'arbres qui fait face à ce balcon d'hôtel s'atténue déjà dans un ciel de plomb fondu: la mer?  Un bleu lavé qui tente le blanc, vibrant derrière la chute désordonnée, épaisse, des flocons de neige;du moment où j'ai commencé cette lettre à celui où nous en sommes auront passé trois saisons: tout-àl'heure, j'observais le glissement fluide de langues de sable clair, plus sec, qui se déformaient en fumerolles écrasées au-dessus du coeur humide de la plage; connais-tu ces nuages tissés, peignés, que l'on appelle cirrus? Tu as déjà dû les voir, ces rubans rigides qu'aucun peintre ne représente parce que personne ne les croirait bien peints; maintenant, le sable, aussi blanc qu'eux, est en reptation.
        Neige.
        Tempête, et déjà, tout s'est dissout: plus de rive, de côte, de maisons, ni même de luminaires, tout fondu derrière le rectangle sombre de la balustrade. Le ciel est devenu si blanc, que les flocons, énormes, tombent comme des bouts de tissus brûlés, chute de cendres déchirées. Vol d'insectes se heurtant, rendus fous par le froid et le nombre. La faïence carrelée disparaît sous la pluie des flocons amortie par le tapis informe des précédents. Même les contre-jours sont pâles.
        Pour te décrire cette ville que j'ignorais complètement, et dont Julien m'avait si souvent parlé, je voudrais te raconter un peu Lorient... la ville que je connais le mieux au monde; dans ce contraste, peut-être, je ferai apparaître un portrait plus précis; dans ce jeu d'opposition, je ferai en sorte que Dinard ne soit pas que l'espace momentané de l'écriture et de l'observation, mais bien le lieu d'un déplacement, et, surtout, d'une situation qui, du coup, en interdit mille autres; j'utiliserai, pour Lorient, un texte plus ancien, que je réécris pour toi.
        Dinard?  Que du neuf.
        "Trop préoccupé à l'époque où j'y vivais par mon devenir, je n'avais pas imaginé que cette ville puisse être modifiée; je l'avais rangée comme on range pour la dernière fois un jouet dont on sait qu'il ne servira plus et dont on préfere imaginer qu'il ressurgira un jour, indemne, et qu'il procurera à nouveau un plaisir qui avait su durer dix ans. Plus d'un an que je ne suis pas revenu; les façades des immeubles du Boulevard Svob sont repoussées ... je sais bien que l'expression est inexacte, qu'elle fait trop dans l'image... mais c'est du moins l'impression gênante que provoque ce dégagement duquel je n'ai pas pu observer les étapes, qui apparait à moi connne... immédiat... repoussées, de part et d'autre de la rue et par elle (idée double d'une rue qui étouffe). Ce sentiment vient du fait que ce sont les trottoirs qui ont annexé une partie de la route, et pas le contraire. Les feux de signalisation ont été supprimés -un renoncement de ce genre n'est pas non plus vraiment d'usage- ce qui entraîne un ralentissement considérable de la circulation, une absence de bruit inquiétante; une observation attentive -des yeux de poissons- entre automobilistes et piétons qui force un échange abusif de courtoisie et de remerciements. Je m'incline souvent, donc, devant ces cellules glissantes, silencieuses. Les automobilistes, ici, sourient aux piétons."
        "En poursuivant un peu, la certitude s'accentue d'être à la bonne place, de m'être dirigé vers le bon endroit, parce que je me souviens d'anciens déplacements, de trajectoires, bien que le ménage ait retorsement été fait, contre moi : la ville repose -comme les draps blancs dont on couvre les meubles dans la maison du mort- sur elle-même; je vois que les façades sont peu à peu repeintes de façon exagérément gaies (les étapes?  On en voit certaines grises et coulures de gris, seulement apprêtées).  Années cinquante maquillées années trente, mais comme on s'évertuerait à recopier un Tiepolo d'après une médiocre, criarde, chromo. La seule symétrie parfaite ET bancale, balance déréglée.  Ici, calme plat des années cinquante, donc... portuaires... pas le Havre évidemment, mais, peintes ou pas, elles se trahissent parce que ça les gêne (ça les rend gênantes plutôt, mais ça les engonce), tu comprends, tous ces jeux de caches, ce fard, cette encre (ville réécrite)."
        "Ce sont tous les efforts faits pour rendre attrayante la ville à des habitants qui sont déjà partis; retenir aussi ceux qui s'y apprêtent. Les autres, ceux qui sont encore là, puisqu'ils l'ont habitée telle quelle si longtemps, après tout, sont indifférents à ces changements grossiers et s'interrogent sur leur nécessité. Je crois qu'ils ont admis (et qu'ils apprécient, parce que ça les rapproche, ça les enrichit d'un rapport unique avec leur cité) l'idée qu'relle allait s'éteindre... et qu'ils devaient la VOIR disparaître; ceci depuis trop longtemps pour supporter que leur résignation soit remise en cause par ces atours de putain.  Le maire s'acharne à réparer et maquiller de toutes parts, cherche les fuites à colmater; mais je crois que sa bonne volonté s'est trompée de ville. Le soleil est, ici, heureux, la veilleuse d'un train."
        Dinard est une ville peu crédible ou incroyable (comme tu voudras: mais il faudrait le 'incredible' anglais, pour bien saisir, sous peine de comprendre : sans envergure, ou formidable). Des rubans d'escaliers escarpés, un réseau de rues mortes conduisent à chaque instant devant une incongruité architecturale; jeu de plans à coulisses, de façades sans aucune échelle concevable, entre le factice et le gel du musée : il semblerait que la fréquentation de ces côtes par les anglais ait provoqué une collision impossible dans la pierre inculte de Bretagne qui résiste mal à la teinte victorienne; toits à pentes compliquées et hors d'âge, apparitions brutales de balconnages losangés sur des immeubles sans style, villas innombrables et sans liens, désordre du plan de ville qui ignore l'orthogonalité, castelets pompeux plaqués disjoints, pas une seule villa à la même hauteur de roche, aire de repos définitive aménagée entre la gériatrie milliardaire et la fête foraine, mille fois Psychose à filmer, ou bien Le Prisonnier, ou bien encore, en 24 images secondes et 24 lieux en un, Gone with the wind, superposés, en rangées bordéliques comme la bouche d'un requin. Tout : arrêté.
        Je ne parle pas même d'espace, de vie, mais disons... d'histoire. Comme si jamais rien ici n'avait subi la moindre modification depuis un bon siècle, peut-être deux... Il n'y a pas eu de guerre, il ne s'est rien passé, aucune vitre n'a tremblé dans ce calme piégé par l'air qui est plus solide encore que la cécité.
        Quiconque vient ici pourra satisfaire ses appétits d'archéologie personnelle; je suis en terre parfaitement étrangère et pourtant, je trouve certains de mes os enterrés. Dès ma première visite, et ceci bien qu'aucune bâtisse ne me soit familière, je peux voir se dessiner, disons, une joue de ma mère, une promenade mal finie qu'elle fit oublier en étouffant mes cris entre ses seins maigres, une femme rencontrée que je ne connaîtrai sans doute jamais, un ami que je n'ai jamais eu et dont je pleure la mort. S'agrippent à ces pierres sans passage des bouts de nuits sans aucun de mes rêves.
 

        Pendant que j'écris tout ceci sur l'ordinateur, hésitant, revenant souvent en arrière pour corriger, modeler, retrancher le pire sans être sûr de garder le meilleur, dans le sifflement du vent qui a arraché comme une tenture le panorama (fenêtre morte), Julien s'évertue, lui-aussi, à poursuivre son courrier, depuis plus de trois heures je crois; nous sommes venus ici pour produire de la fiction dans un reclassement à peu près fabriqué, nous avons voulu nous retrancher un instant pour faire la seule chose qui nous rattache au monde, et nous sommes rattrapés par lui; je crois qu'il nous manque dès qu'il ne nous fait plus souffrir parce que nous ne le comprenons plus. Alors nous reproduisons les minces filets d'attaches par lesquels il nous touche, nous lui renvoyons sa trajectoire, nous réservons le plus d'espace possible au courrier, incapables d'écrire autre chose [...]
 

L. L. De Mars
 

        Alphaplage, le 5 Février 96

        Très chère numéro Six,

        je n'ai donc quitté le Village que pour un autre, une cité molle dont le flux le plus énervé pourrait bien être celui des marées, mais certainement pas celui de ses habitants, de leurs automobiles ou de leurs chiens, car, pour tout cela, l'air paraît être de la colle. Cette ville vit dans la colle.
        Sam Bronx joue Mozambic Blues dans la T.S.F. pourrie que j'ai ramenée : l'échec de son dernier roman, stupide histoire de capitaine à la retraite, l'a convaincu de se mettre au saxophone.  Le rythme de ses improvisations free semble grippé : une besogne contre l' alanguissement que provoque inévitablement l'enceinte d'AlPhaplage: entre les deux pointes rocheuses, du 'Moulinet' et de 'La Malouine', qui enserrent la plage et enchâssent cette ville dans sa léthargie jalousement protégée, un temps parallèle se développe, qui ne nie pas tant la linéarité du nôtre qu'il ne la mine sournoisement par d'infimes répétitions.  Pas de réveil avec nous, encore moins de montre, seul le computeur de Lo nous informe des heures passées. Nous soupçonnons tout de même un  virus seiko -un
assemblage local- de s'être déjà faufilé dans la carte-mère.
        La cochonnerie a commencé : d'abord de vagues flocons trop légers qu'on aperçoit qu'en fixant quelque chose de sombre à l'arrière-plan. Ils s'en détachent en voltes indécises. Leurs gires concentrées masquent peu à peu les plans les plus éloignés: Deltaport, en face dans la baie, se fond dans le blanc du ciel; ils cassent et écrasent les couleurs franches, le sable perd son beige crémeux dans un ton rompu.
        Deux mouvements inverses balayent le paysage qu'on observe depuis le studio 305 du Crystal Hôtel : un rideau atmosphérique blanc passe de droite à gauche -glissement flou- tandis que les voiles jaunes, pulvérulents, effilochés, du sable encore sec courent sur la plage. Il n'y a que le studio, dans sa lumière, qui soit stable. Dehors l'oeil ne rencontre que ce glissement dont il décompose -bien que très fugitivement- les strates de tourbillons, d'enveloppements, de brusques dépressions dans la lenteur. La mer a pris ce vert porcelaine accompagné de précipités laiteux qu'on lui accorde d'ordinaire dans la peinture chinoise classique.
        Le grand hôtel vert et beige où résida Churchill est le dernier bâtiment à résister à l'estompe de la cochonnerie qui continue de plus belle, qui s'acharne doucement.
        Les traces laissées par les gens et les chiens qui ont maintenant tous quitté la plage, recueillent les premiers flocons à tenir. La grande étendue jaune, de plus en plus pâle, fondue au blanc très progressivement, se marque en creux de zébrures blanches, de glacis qui lui font des sortes d'écorchures parcourues par l'effiloche du sable mêlé de neige qui la balaye au ras.
        Le temps de me rouler un joint et tout ce bordel esthétique m'a fuit : la pointe rocheuse qui délimite et sépare la baie de Deltaport de celle d'Alphaplage ne présente plus qu'un gris pétrole, se masse en sfumato dans l'instable; les registres désormais imperceptibles : la mer, la langue de terre et le ciel ont laissé place à un blanc sale et mouvant qui ne se troue que de quatre lumières, dont deux faiblardes qui ne vont pas tarder... La piscine, le casino et même, à deux cent mètres, le Churchill Hôtel ont disparu. Subsistent les balcons de l'aile droite du Crystal et, sur notre gauche, la corniche du grand escalier et la pension de famille qui la surplombe.
        On distingue la masse plane de la plage sans pouvoir en déterminer les contours. Une femme intrépide promène un berger allemand étourdi. La rambarde est couverte d'une bande de neige plus épaisse qu'elle, à dix centimètres contre cinq.
2OhO2, deux heures depuis la nuit, trois heures de tempête de cochonnerie qui tient, saloperie; trois heures depuis le début de ce courrier : les longueurs distillées par Alphaplage à quiconque y réside.
        Les nuits d'Alphaplage ont ceci de particulier qu'il semble simplement qu'on y ait éteint la lumière. Les habitants ne peuvent pas dormir. Ils doivent attendre. Qu'on leur rallume. D'aller courtoisement saluer leurs commerçants. De se tutoyer. De répéter.  Ils attendent tranquillement : ici le branleur braque à dix-sept heures, aujourd'hui c'est madame Blanche qui s'y colle. Demain, les Monvoisin seront volontaires pour que le cambriolage hebdomadaire les déleste un peu. Avant que le commissaire Feuillères -déjà sur les lieux- ne les rassure. Ne parle de légitime défense.
        Dernières nouvelles d'Alphaplage pour ce jour : je pars réaliser des cartes postales idiotes avec Lo, pour des filles: toujours envoyer des cartes postales aux filles [...]
 

J. Demarc
 
 


 

        Dinard, le mardi, premier mardi de février, sous la neige.  Mais : il est plus de minuit, c'est-à-dire que j'enchaîne cette lettre avant même d'avoir posté la précédente... Pourquoi?  Mais... mais parce qu'il se passe des choses!
 

        Caroline,

        ce que j'avais décrit comme un invraisemblable bric-à-brac architectural a trouvé une sorte d'unité, une planification : un immeuble plat -vaguement 30- à côté d'une demeure pentue et croisillonnée, à balustres, est devenu un immeuble plat sous la neige à côté d'une demeure pentue et croisillonnée, à balustres, sous la neige; je crois que Julien, de son côté, tente de décrire cette jaquette blanche, lourde, à sa correspondante; je serais curieux de lire comment il se sort de ça; la neige, les fleurs, la nuit ou la fièvre ont subit les méthodes de description, d'administration les plus hétéroclites, emportées ou méticuleuses, voire les deux, pâles, configurées, ou même circonstancielles; le pire et, le plus souvent, le pire. Et aussi : les oiseaux, les pas, la souffrance, la mer, la généalogie, ou encore, et c'est sans fond, l'amour, la trahison etc... l'État, l'idiotie etc... voire aussi : cygnes, femmes, chevaux! chevelures! Dieu! Dieu!  Dieu! Tout ça, mâché dans l'oeuf, couvert et archi-couvert, la neige! MA neige d'aujourd'hui, pareille, pâte collée au fond du pot, sauce épaissie de l'écriture jusqu'à l'écoeurement, et pourtant, ce serait...
        Et même... ici... parler de ce dont j'aurais le plus grand mal à parler (parler de ce grand mal), tu t'en rends compte, est soumis à la même pression des pressions d'écriture, le grand préalable qui ne pardonne pas, le grand ridicule qui n'échappe à personne, l'aveu est aussi ridiculisé que ce qu'il dit lui échapper : la fleur et le fleuriste dans le même bouquet.

        Plus d'une heure du matin, et j'attend impatiemment que Julien me suive : je veux sortir voir ça de près, parce que je ne l'ai encore jamais vu et que... je veux y être; dans ce paysage de fantaisie. Alors, whisky après whisky pendant qu'il se roule joint après joint (ce qui ne l'empêche pas de boire du whisky), j'attends la fin du grognonnage, qu'il ait enfin réécrit ce courrier.  Nous allons sortir.
        Je suis né à Lorient, le 26 octobre 1967, ville dont l'hiver est imperceptiblement différent de l'automne. Je vis à Rennes depuis 8 ans, et j'ai peu vu la neige; et, lorsqu'elle tombait, je l'ai encore moins souvent vue s'épaissir et blanchir les trottoirs. Je suis emmitouflé dans une nébuleuse de tissus, écharpe trois fois tournée sur le visage, coincée par le chapeau, pour protéger mes oreilles et ma face brûlée. Marcher: se prendre les pieds dans des tissus presque sans résistance, déchirant au passage des fibres ralenties, chaque pas crevant la couche superficielle craquante... rendant audible le craquement verglacé d'un jeu de trames ininterrompues et humides qui pénètre un peu plus les chaussures, casse les orteils; par exemple, dans l'angle de deux parapets, la neige remonte comme un tremplin, convoite l'extrémité de l'arête centrale, attend ses épaisseurs successives: figé, le mouvement rampant offre une masse indistinguée mais qui avale les jambes bien plus profondément que la route blanche où nos pas trouvaient un amortissement régulier, screéèch, scrr cassant au moindre mouvement une pellicule de verre glissant qui cache des fils de sucres. Les branches courbent comme des nuques
sous des écharpes cotonneuses (mais lourdes), lamelles très blanches superposées à des lamelles très sombres, puis lamelles très blanches etc... les couches qui redisent les filins, les répètent, ont fini par les multiplier autour d'eux, comme si cette charge de neige était visqueuse, attractile, et proposait des pelures d'oignons autours des objets les plus fins : fils devenus cordons, rambardes devenues poutres.
        Je ne connaissais pas cette possibilité : parce que je n'avais jamais vu de neige intacte. Julien, lui-aussi, semble étonné par un spectacle qui n'est jamais urbain, du moins pas dans cette région de la France. Aucun pas n'a précédé les nôtres, et j'ai le sentiment de l'artifice, émerveillement spontané devant la ferme d'Hansen et Gretel: les maisons, ici, accumulent déjà les détails improbables, les balconnets disparates, les jeux de pierres présentés comme des inventaires interminables d'une grammaire architecturale apprise à rebours, enchaîne des répertoires de formes, de manières inhabitables; et, avec cette neige, ces répertoires confinent au conte, à la fantasmagorie des miniatures : comme si un flocatis de chemin de fer en modèle réduit avait été exagérément agrandi, sans que l'on ait tenu compte de l'échelle de cet agrandissement; imagine... une maquette rétablie; tu verras sourdement les cloisons trop épaisses, les arbres trop balourds, les chemins trop granuleux.
La neige s'achoppe même aux parois les plus abruptes, verticales, le verre, le carrelage, la pierre la plus lisse, en formant des mouchetis, des dermatoses impeccables; les pierres sont striées de lignes tenaces et sans ombre (car la lumière franche et mesurée des réverbères -en certains endroits- frappe de plein fouet des surfaces sans ombre propre... à peine, tendues depuis les sources, une ou deux ombres portées... droites et monochromes). Toute banalité devient une merveille, tout lieu commun une oeuvre d'art, la moindre branche le moindre fil à linge étant chargé d'une commémoration; par-dessus les pontons, regardant l'endroit où la mer est supposée se trouver séparée du ciel noir, je vois des enfilades, des rayures noires blanches noires blanches, pas de mouvement, ni de profondeur, et, surtout, l'absence totale de pénétration humaine; rien, rien à voir qui ait laissé quelque trace... la neige et son incroyable livraison; beau et terrible à pleurer; j'ai cinq, dix ans, je ne vieillirai plus; sur la plage immobilisée (plus de vent emportant les grains, plus de séparations qui marquent les marées) aucune empreinte... Les couches ont rejoint les couches, comme si les flocons avaient aspiré un jour a la planéité; j'avais vu les bossages imparfaits de la première pellicule tombée, et la neige a engorgé toute imperfection, a comblé tout pore dans la nappe, mousse d'une bière qui retombe.
       La mer oppose au calme blanc un no man's land de verre, à cet endroit où elle se retire et se meut: une plaque de givre mou et luisant sépare le mouvement des vagues de l'édredon lisible; c'est inimaginable, vois-tu, une mer plus chaude que la terre... inimaginable, plus caressante ou plus animée que la terre et ses habitants... ce que je vois : le bouleversement en paillettes, losanges fins qui ruissellent, comme si elle résistait; et je crois bien qu'elle résiste, contre le froid, la rigidité, contre la splendeur algébrique de cette couverture blanche. (Note: éviter le marché du Nord; je ne suis pas certain que ce texte puisse intéresser un Suédois ou un Norvégien ou même un habitant de Chamonix; donc, cibler les traductions sur le Portugal, l'Espagne, la Floride etc... Merci).

        Il y a sur la terrasse une table de jardin, et nous pourrons avec elle évaluer sans aucun difficulté l'épaisseur de la neige, sans    instrumentation compliquée, et sans risque de se tromper : aujourd'hui, Mardi 6 Février 1996, 19 cms de neige sont tombés sur  Dinard. Chronomètre? Du J&B, nous sommes passés au Château La Cannelle 94, du Château à la Old Lager, de la bière à l'Entre-Deux-Mers Château Vieux Chêne 94 et il est enfin tard, je veux dire, une heure à laquelle je n'ai plus honte d'être saoul.
Car j'étais venu aussi pour arrêter de boire, me foutre au repos, mais je viens de retrouver un état sans sonmolence, sans turpitude, que l'alcool n'interdit pas: je sais aujourd'hui ce que je dois fuir à tout prix, c'est une certaine façon de boire, une certaine façon de choisir les lieux où l'on puisse boire, plus exactement, sans s'éteindre; car j'entends la voix de Julien qui, travaillant, tient à me faire part de l'avancée minutieuse de son texte, ce courrier... Et je tiens, moi-même, à rester son auditeur et son lecteur. Ainsi, dans le passage de témoin de la lecture, nous solidifions un état de l'enivrement que la vie rennaise avait confondu avec l'extinction et qui est, ici, enfin retrouvé, le vrai plaisir de l'ivresse : l'invention émerveillée de se trouver là.
        Julien est penché sur sa feuille avec ce sérieux imperturbable des fabricants définitifs, à ce détail près que, comme moi-même, il rit du produit de ses efforts; d'autant plus qu'il le voue a la distribution la plus inutile, la moins reproductible et, surtout, la moins rémunératrice : l'adresse. Jeu des correspondances et travail pour le wind. C'est curieux, tu sais, d'observer cette décharge-là, de s'en sentir si proche parce qu'il n'existe au fond rien de plus éloigné, injoignable, singulier, si curieux que ce soit vrai, et que tous doivent l'ignorer, là où le monde se finance dans la présentation de l'effort, et sa rentabilité.  Bon! C'est extrêmement bon! et ces odeurs
de faillite me rappellent que, somme toute, nous serons les derniers à porter le nom d'homme comme on porte un faux nez ou un billet de train périmé.

 L. L. De Mars
 
  


        Alphaplage, 6 février, OOhl7.
 
        Retour de promenade dans la ville complètement enneigée: spectacle saisissant qui m'est pourtant familier depuis mes hivers d'enfance en Normandie... mais non: la campagne peut bien se couvrir de cette chape aux contours rondouillards sans qu'on y soit dépaysé.  Tandis qu'une ville, on ne la voit jamais dans cet état. Il a fallu que ce soit cette morne station balnéaire : personne ne s'est risqué dehors depuis la tempête et les dix centimètres de neige qui la couvrent sont absolument vierges.
        Ballade sur la pointe de la Malouine, parmi les villas éclectiques, leurs grilles sur murets, faiblement éclairées par des lampadaires à rancienne, recréant un quartier résidentiel du Londres de carton-pâte des films inspirés de Conan Doyle. Avec de brusques ouvertures sur le bord de mer, en contrebas : très fort dénivelé qui offre, en vrac, les arêtes rocheuses blanches et noires en longues lances, la digue bétonnée qui y serpente toute blanche sur son plan horizontal -ici vue de haut, très nette- et un long abrupt noir avant que son plan vertial n'atteigne les rochers blancs d'où elle prend pied; la mer qui semble hésiter à rester liquide, laissant sur les plages une grande zone gelée qui miroite plus qu'elle encore.

        On a marché, chacun une bière en main, nourissant nos yeux, souhaitant avoir pris un appareil-photo... devisant chaque pas : le bruit, la pesée, le tassement, dix milles choses qui ne souffrent pas la description, à chaque fois qu'on pose son pied sur cette terre... Tout ce paysage, ce luxe inouï car purement conjoncturel, infalsifiable, donné au seul enfantillage. Pas pour des mots, tant pis pour les photos, rien à faire de travaillé avec ça. Juste à s'abasourdir d'une capacité de don, de profusion, que le monde nous semblait ne plus accorder. Cette soudaine distribution, imprimant la marque d'une puissance telle quelle n'a pas besoin de la violence dans ses manifestations les plus théâtrales. Cette soudaine distribution égalise les choses les plus incongrues et encombrantes, dénature les plus évidentes. Ainsi, seule la mer semble capable d'échapper à l'urLiformisation blanche tandis que les voitures apparaissent, ce soir, avoir accompagné le monde au même titre que les arbres et les roches, dans un immémorial paysage terrestre qui fait de l'architecture plus un prolongement décidé de la roche par elle-même qu'un rajoût humain.
        Tout Alphaplage se resserre, se rassemble, comme une pièce au mobilier de styles disparates peut gagner sa personnalité à devenir, les années tissant le réseau ininventable d'une atmosphère, le salon, la bibliothèque. Et comme un déchirement intime peut disloquer brutalement ce qui fut notre salon pour ne plus nous opposer qu'un rassemblement hostile de meubles aux angles agressifs, cette révélation d'Alphaplage en elle-même est corrodée et vole en éclats à peine accueillie : car la force révélatrice qui fige Alphaplage lui fait aussi perdre sa mesure.  Ce que sont ses rues.  Ses places.  Son ordre cossu et fantasque, sa vanité, et, entre toutes ces
qualités mais les surplombant chacune : son urbanité. Car, si seule la mer échappe, disais-je, à cette uniformisation, c'est toute l'idée d'un finistère qui avale Alphaplage.
        Et ses rues n'en finissent pas, n'aboutissent plus à des échangeurs, pas plus qu'elles ne pourraient mourir dans les prés, leur opposer l'agitation confuse qu'elles ont d'ordinaire... Le pré est dans la ville; ses rues impraticables adjoignent leur stabilité toute nouvelle à celle des avancées rocheuses et des terrasses arides pour être la terre froide et éteinte.  Les seules couleurs qu'on perçoive d'Alphaplage forment un halo orangé qui découpe sur le ciel le profil de la pointe du Moulinet : la mer isole de notre finistère compact et rigidifié la zone encore active de Deltaport.
        Ce pôle agressif n'obéit pas à l'engoncement de toute notre région dans son rôle de frontière sèche, de négation brute de la fluidité marine. Deltaport rougeoyant l'horizon, on imagine l'agitation qui y règne: la neige tournée. De la boue bordant les encoignures où elle subsiste, repliée. Les grandes cales de Deltaport lui assurent de
n'être jamais un décor, d'avoir des habitants qui dorment. [...]

J. Demarc
 
 

        Dinard, Computer Georges affiche 17:17:02 wed 07-02-96 FAST:3267 CHIP:836 TOTAL:4103... Wed, seulement? J'ai tellement perdu l'habitude de travailler, ou, plus exactement, j'avais mis tant de détermination à ne rien foutre, que la livraison intense de ces derniers jours semble couvrir un mois d'activité...
 

        Caroline,

        La tentation est toujours grande ici de rendre compte des choses visibles, vues, l'extrême minutie, l'exercice de contemplation qui ne parle de rien d'autre que de la contemplation elle-même, l'antidote à la rêvasserie, et ceci même si ça tend fâcheusement vers la poussière muséale; très peu, aujourd'hui, excepté une courte vue du port; la rareté et la petitesse des bateaux tranche avec le luxe de rambardes, de villas hautes, des jardins, promenades dallées, Hôtels lourdement étoilés. Noires, vertes, rouges ou jaunes, des bouées balancent au ralenti dans un rectangle de quatre espars, disposées sur un plan presque sans remou comme les pièces d'un jeu de société; bouée rouge en A2 file en F7 et rafle bouée verte, à gauche du canot "Espoir".
        Il ne reste strictement rien de la snow (M. Vachey in ...) qui avait soulevé en moi cette exaltation; la baie, vague motif gelé d'après la pluie du jour, sfumato blanchissant la distance, en bref rien que très étymologiquement pittoresque (si ce n'est : déjà peint). Sans Julien, j'aurais pu rougir de n'être pas cru, d'avoir baliverné encore une fois, rêvé, je ne sais pas... Son secours testimonial... Il est bloqué devant la baie vitrée, compte les mouettes en évoquant la perte d'un temps arrêté qui n'aura jamais duré qu'une nuit. La laine de son pull imprime aux coulées blanches du givre, sur le verre, un tramage qui ordonne la lumière; je crois qu'il commence salement à débloquer le Demarc, à moitié schizo... c'est vrai qu'il doit être assez simple de glisser, ici, très tentant, chaleureux comme tout : embrasser la déraison avec l'appétit d'un mort qui reluquerait du côté des vivants. Il débloque? Salement... Et je crois pas que ce soit l'abus méthodique du Whisky et des fumerolles de ses sales petites barrettes qui renardent le pneu brûlé.  Non, un type aussi inapte à la stupéfaction ne s'abîme pas... ça s'est fait, bien sûr, il y a eu pour chacun de nous un temps pour la frénésie... Turbulence de la sale jeunesse!  Vas-y mon chat, vas-y, fait bien chialer minette, émeus-là, après tu la tringleras dans ton beau désespoir vinassé! Roule-toi dans ta chtite complignolle... Pleure à tous les bars... Que sais-je encore?... Après? miux : bien mieux. Y'a la période grandiose, seigneuriale, celle de la cuite permanente dans la grande joie qui débande plus. Celle-là a encore quelques sursauts aujourd'hui, se rappelle à notre souvenir quand la femelle est grasse, la nuit plutôt folette... Remarque... L'autre aussi, la sournoise, reviens s'insinuer, faut avouer; mais pas bien souvent.  Maintenant, le désespoir, ce serait plutôt à jeun, mais le genre carnassier.  Pauvres bêtes que nous sommes, toujours prêt pour rien voir, rien apprendre! Il flanche, disais-je ; et comment! Schizo, je te dis!  Julien se fait bombyx, encoconne et tisse autour de cette ville pourtant déjà bien fardée, repeinte; je crois qu'il en tient quatre maintenant, des superpositions, des lieux simultanés qui se replient dans une seule enceinte;si j'ai bien compris, il y a Sam Bronx, Phil Perfect, et (Bouououh..) Vanina Vanille : Alphaplage, Alphabar, etc... (Serge Clerc, La nuit du Mocambo). C'est bien vrai qu'il ne manque pas grand-chose, quelques espions russes peut-être: Julien? Sam Bronx.
        Je sais aussi qu'il écrit parfois au numéro 6; le Pays de Galles n'est pas très loin d'ici, et la mer offre un parfait axe spéculaire filtrant la fiction de deux Villages prétendument en vis-à-vis ; miroir-plan devenu esthète, corrigeant quelques détails qu'il juge indigne de traverser la Manche, travail de traduction aussi, le mauvais goût pouvant mal supporter certains voyages ; avec le déplacement, qui sait? le Kitsch d'une rive risquerait d'être le canon d'une autre;
        Julien, Number 2? Va savoir.
        Station balnéaire de Balbec... mais, si tu veux, au titre où Klossowski parle d'un syntagme écriture/peau de Roberte. Balbec n'est donc pas visible d'ici ; ce qui est visible, animant chaque appréciation, c'est la phrase de Proust... Elle ne le quitte jamais. J'avoue être tenté, parfois, aussi... Nous sommes trop démunis pour nous satisfaire du peu d'instruments de mesure corporels qui nous séparent du monde, et la Recherche, il faut l'avouer, en offre un déterminant; les gens qui ne lisent pas, trop peu, haussent souvent les épaules à ce sujet, parlent volontiers de confusion, et les plus vulgaires d'entre eux, de rêve éveillé. Ce sont généralement les mêmes qui croient que l'unité de distance est le mètre.
        Julien Marcelisant en diable? C'est évident.
        Reste Dinard, qui n'est pas, je crois, le lieu le plus tangible des quatre.
        Je te l'ai déjà écrit, nous avons trop cherché les parages de la fiction; aussi vain que de tenter d'être volontairement amnésique... Malgré tout l'entêtement du monde à fuir la tentation finaliste, la corruption par le devenir, cette dangereuse merde, il est difficile de ne pas, de temps à autre, tout croire projectible; on pourrait appeler ça -attention ça sentence ferme!- mirage de la volonté dans la glu des déterminations...
        ça me fait penser a Xavier, qui veut DEVENIR écrivain le pauvre fou. Et il s'y atèle, hein, il se tord à la table, rature, il plie tout à sa folie, ramasse tout dans le projet, his great project, pontifie, tremble, ne voit plus rien. Et ça fait des pages, des milliers de sales petites chiures typographiques énormément laborieuses, très grammaire, très attention-la-syntaxe, des centaines de pages et, pendant ce temps, halluciné par sa petite chimère portative, il n'écrit rien.
        J'étais venu m'enfermer ici avec le Demarc pour finir Selon; trop grosse et surtout trop longue aventure pour un texte que j'ai toujours considéré comme ludique, passager; lâcher de ballons pour en finir avec, donc... dixième réécriture, à cause des trop nombreux quiproquos qu'avait engagé sa première publication. Au départ, pourtant pas grand-chose : une structure simple, géométrique (pliage d'un livre à sa propre couture, soit, avec la préface au coeur, le récit d'un ensemble d'événements apocalyptiques supposés être déjà passés, suivi de la prophétie, découverte trop tard); et un questionnement : à quoi sert la prophétie et, principalement, le récit apocalyptique? (Daniel).
        Beaucoup se sont imaginé que le De Mars avait viré flagada, qu'il se prenait pour le treizième prophète ou quelque chose du genre. Ce qui m'inqiuète, c'est que sommes toutes, ce feuilletonnage dans la Parole Vaine n'améliore pas les choses, au contraire.  Là, en tous cas, j'arrive à rien ; ce texte me fatigue, j'en aurai surbecté du Selon, me serai cimenté la gorge avec. La question brûlante, je me la pose aussi, faut pas croire : pourquoi ECRIRE CA?  Précisément ça?  Ce truc impossible?  C'était à vrai dire pas faisable sans qu'on s'emmure dans la référence biblique, le codage surdimensionné... Et pourtant je le trouve drôlement mignon mon paquet, bien arrangé, fin comme tout, parfois rigolo... Mais ça manque d'être... de rapports... c'est la litanie d'une tête fraîchement coupée qui s'arrêterait pas avant qu'on l'ait brûlée.
E        lle peut bien balancer tant qu'elle veut à son bâton, à sa ficelle, je ne serai pas âne jusqu'au bout. Il n'y aura pas de Selon dans le numéro 9, plus tard peut-être, mais quelle importance, j'écris, je t'écris, et comment!

«Tu vois, l'moment précis où tu peux mouiller la viande
-À la bière?
-À la bière... C'est quand tu sens la brutale bouffée de l'ail qui vient juste de prendre, conune un poulpe qui crache; surtout pas laisser l'ail brunir
-Sinon?
-Sinon, on sent plus que lui, et le potof est à jter.
-Mmmn... Pot-au-feu?  A la bière?  Avec des champignons?
-La bière, mettons que c'est une recette allemande ; les champignons, c'est du vice, je sais bien que c'est plutôt bourguignon, mais fais-moi confiance ; ce sera parfait. Quelle merde quand même ces putains de plaques électriques...
-Ça oui : pendant un an j'ai préféré bouffer froid plutôt que d'utiliser les miennes, j'avais que ça, un meublé sans gaz de ville... Bouquet garni?
-Y a pas.
-Dommage...
-Dommage.»
        Le plus difficile après les trois mois de désordre complet que je viens de passer, a été de reprendre goût àla nourriture, à la faire, la servir, et bien entendu, la manger ; ça me semblait être le seuil d'amoindrissement maximum pour un homme; pas tellement en tant que ça trahissait une négligence évidente des conditions de survie, non; car je mangeais quand même... peu, et surtout excessivement mal.. mais je clapais burgers et sandwiches, en marchant, traversant Rennes comme un électron libre, particule vivante/morte lâchée... je parle de l'invention. De la délicieuse futilité de l'invention culinaire, du dosage méticuleux de notre registre à quatre saveurs qui illustre si bien deux choses auxquelles je tiens si énormément (les avoir un instant lâchées m'a fait de très près toucher, j'en suis sûr, la mort). La transformation par la dépense somptuaire, le temps perdu, d'un processus nécessaire en cérémonie luxueuse, aussi violemment séparés que la reproduction l'est du libertinage... et, surtout, l'usage plein de celui de nos sens le plus cactéristiquement humain ; après tout, nos yeux sont risiblement pauvres, notre vue ridiculisée par celle -par exemple- d'un rapace pour la profondeur et la précision, ou d'un insecte pour la largeur et la profusion; notre odorat? Bien moins qu'un clébard. Ouïe, sens tactile, les exemples ne manquent pas pour faire de nous des animalcules coupés, presque sans liens avec l'alentour. Mais une fourmi a un goût infect pour la nourriture trop sucrée, le chien bouffe sa merde, le porc, du porc.
        Nous sommes sauvés, et plus que sauvés : même l'esprit vient s'y glisser volontiers ; un imbécile ne sait pas bouffer correctement, même achalandé portefeuillé, s'il ne pète pas à table (ce qui n'est pas à proprement parler criminel) il lâche des fautes de goût à chaque repas; bois du Sauternes avec son foie gras (vodka, nom de Dieu!) quand c'est pas du champagne (vite, pitié, une bassine...) etc... Etc... Ôte les croûtes de son Maroilles, fait nager ses poissons dans trop de sauce, redoute le sushi et bouffe ses abats cuits à point.  Des fois, même, il boit du Côtes-du-Rhône.
        Julien locharde beaucoup, renâcle à l'effort même la cuisine le fait fuir (c'est vrai que ces foutues plaques électriques ...). Alors je le nourris, je le popote, ça fait un peu vieux pédés qui s'affaissent, sûrement, vu de loin, on parle bouffe, vieilles chromos de plats si réussis, de restaurants si inoubliables, de filles tristes, quelques tables plus loin, qui s'ouvraient à pleurer au-dessus d'une assiette en face d'un grand con indigne, quand on bouffait si bien et si salement avec quelques ami braillards.


        Computer Georges? 21:15:29 wed 07-02-96 FAST:3265 CHW:836   TOTAL:4101
        Hier soir, la simultanéité confondante (Osmose! Osmose!  Zaaak, fusion! 1+1=rien! Osmose!) de ces deux corps plongés dans l'absence totale de tourmente (ce qui en est, ffcourse, une autre forme, ophidienne et gavée), était si effrayante que nous avons décidé de forcer le cartoon; je te raconte?  Je raconte:

«Valdy?
-Ouaisouais, vraiment l'genre, un peu ronde, taillée pour le oïit, la quarantaine très bien portée, j'l'entends d'ici m'dire des cochonn'ries...
-C'est pas faux; elle tient bien d'la Vlady... je marche. À deux alors?
-Bien sûr, à deux! C'est pas une femme qu'on baise tout seul, qu'on garde pour soi; et puis elle a pas l'âge, va falloir lui faire beaucoup de bien.
-Elle a du apprendre à rien trouver rédhibitoire... Pourquoi pas, j'te suis, on la saoûle, et on la r'luit!
-On s'la croque!
-Sus mes preux!
-Taïaut!»
        Julien était si excité qu'il n'avait pas eu grand-peine à me conduire dans son énervement ni sa voracité à faire des conneries; faut admettre que c'était plutôt pas bien parti pour nous, cette soirée; on s'évoquait sans comprendre pourquoi ça ne marchait plus, la joie de la veille, l'écriture qui crépitait sans trop de difficultés, ce qui était bien bon ma foi, rare, retrouvé, inattendu... Et là, c'était parti, dessalé, comme un alcoolique qui dessaoule en trois secondes parce qu'il vient de buter dans un mort; deux événements brutaux ne laissaient pas de nous confondre, inspecteur :
            premièrement nous étions ivres dans l'ouate la plus tenace alors que nous n'avions presque rien bu (ce qui rendait assez difficile toute entreprise littéraire, trop rapide cette descente : le pilon-minute), et surtout le blanc-blanc-blanc très vitreux et désagréable d'ousquechuis?  Quesquechfous?  Rien?  Rien.. Cette pétrification, ce sentiment d'avoir un os de seiche à la place de la langue et de ne plus rien comprendre de la gravitation universelle, je connaissais; Julien aussi, tout le monde connaît. Tolérance maximum à la gravité atteinte. Sas securit roulé dans la poitrine;
        non pas: envie de rien... mais : envie qu'il n'y ait plus rien.
            Alors cette proposition d'aller enivrer la patronne du Petit Casino, et de l'embarquer dans une trio joyeux bourré de piquants bouleversements anatomiques, j'avoue que ça me disait plutôt bien; il était revenu si heureux d'avoir observé pendant une bonne heure cette quarantaine effectivement très bien portée -je ne nie pas- une gorge lissée un peu provinciale qui ne rate pas l'occasion de jouir, un peu Marina Vlady, donc, une poitrine pentue -genre fonte de glace- et puis moi qui n'arrivait à rien, qui tournait dans cette chambre d'hôtel en inventant une occupation toutes les dix minutes pour masquer ma défaite; j'ai même été jusqu'à me laver, moi qui aie une sainte horreur de ça. N'était-il pas inévitable qu'à force de se coincer ici à écrire (ensemble), nous saouler (ensemble), observer à tour de rôle l'extinction de la baie, la somnolence de Dinard, à parler surtout -et Dieu sait combien les mâles ont pour organe génital préférentiel la parole, entre l'évocation et le plan- inévitable donc, que nous finissions par baiser ensemble une curiosité locale, entre deux repas ; je n'ai guère l'habitude de la confusion, de la substitution d'un être à une chose, une manière ou un code ... Julien non plus, je pense.  Mais il faut bien avouer que lorsque deux amis baisent ensemble une femme, elle tient surtout lieu d'interface; une femme comme scène mobile pour deux hommes qui s'offrent la joie excessive du coït comme charge d'être bien là, thème souvent observé de la prudente, courtoise et translative homosexualité des amis parfaitement hétérosexuels. Interface, lieu du change qiui laisse chacun des émetteurs dans leur parfaite intégrité, qui redistribue les données dans un ordre compréhensible, exagérément non exagéré; la route diplomatique dans la roue du désir.
            «Oui, oui, je pense un peu comme vous, mais je l'aurais pas dit de façon si poétique?
            -Pardon?
            -Oui, vous parlez de Dinard un peu... Un peu comme un poète, quoi ...»
        Ah... Première constatation, elle est probablement, mon garçon, un peu conne. Mais ça nuit pas. Enfin... ça fait mouiller les dames, ça, les poètes? Certaines, dites-vous? Lesquelles?  Celles-là? Ah, merde. Bon, c'est peut-être maldonne, mais il faut travailler, la conduire jusqu'au ring!.. Poète! Quelle connerie!.. Le bucolique, chez moi, à l'heure qu'il était, devait tenir en deux méchants vers: toi brouter moi pistil, moi mâcher toi scarole; et couiiine!  Couine!  Couine!  Huiiik!
        Je ne pouvais m'empêcher de composer à l'avance, de supposer des difficultés rythmiques de trois corps à s'accorder un petit peu, Julien, sa tête balançant au-dessus de la mienne, celle de la Vlady entre nous, elle posée lourdement et convulsive sur moi, entraînée par les saccades du compinage de moins en moins contrôlé, déqueutant maladroitement pour se refoutre en diable, l'écrasement enfin sur ma faible carcasse de ces deux-là haletant, moi fini et pourtant lui pas tout-à fait, quelques derniers soubresauts emportant la charge pesante de Marina sur mon corps inerte... Un rêve. Mais ça n'est pas du tout comme ça que les choses se sont passées.
            «... pas possible, vous savez... J'ai trois enfants.
            -Effectivement, ça va être plus difficile, nous ne sommes que deux.»
        Rien, donc, pas même une cuite fraternelle dans son bar, le mâle était dans les parages.  Notre orgueil nous soufflait que lui seul était responsable de cet échec; va savoir... C'est vrai qu'elle marchait bien cependant. C'est vrai queue buvait avec nous. C'est vrai aussi que nous ne devions guère être légers, que nous sentions un petit peu trop l'alcool, que tout ça était déraisonnable : si elle nous avait suivi dans cette chambre d'hôtel, il est presque évident que les soupiraux de Dinard chantaient le lendemain conune les roseaux de Midas; mais j'ai vu tant de visages, même les plus ingrats, touchés par la grâce des pietà au moment de la jouissance... j'aurais vraiment aimé la voir très bien celle-là, sa gorge tendue et ses narines ouvertes, le bassin secoué des quelques derniers sauts d'une grenouille qu'on dissèque, juste à la fin, le cul volté qui se déchauffe. Après... la nappe, quelques hoquets, inspirations, tissus retombant dans un souffle coupé. Mais ça ne s'est pas fait, éconduits les deux compères, trois enfants disait-elle, alors...
        Simultanés, conjoints, nous l'aurons été finalement jusqu'au bout, et pas forcément dans l'extase; si nous nous attendions à ce bide? Sincèrement? Non; on se trouvait plutôt pas mal, nous avions la bêtise des colons qui se disent qu'aucune négresse n'aura l'imagination de vous trouver ratable, pas baisant; si beaux, si jeunes, merde, elle n'allait pas renâcler ou démordre quand même?  Si, bien sûr ; nous chaussions bien du 54, avec cette assurance des gens qui ont si peu à perdre qu'ils s'imaginent que tout va les suivre dans le toboggan, que finalement le mot stable est à jeter aux oubliettes, qu'on peut tout faire et défaire sans laisser la moindre trace; mais tout le monde n'est probablement pas aussi ravageur, tout le monde n'est pas dans cette saucière du ravage...
        La Vlady est allé se glisser dans la couette sans retour de la conjugalité, et nous avons tripatouillé les machines à sous du casino ; images?  Banqueroute?  Brasier?  Dernières images mêlées, vraies et fausses: les seins de Vlady, les poussoirs des bandits manchots, le cul de Vlady et l'argent qu'on lui aurait bien laissé pour payer son silence, le bar du casino et celui de Vlady, le roulement bref des cylindres d'acier marqués de fruits, le souffle saccadé de la Vlady qui prend, dorme et s'éteint. Jamais arrivé, jamais vu.
Je continuerai demain, le Ballantines commence à me conduire un peu trop loin. Computer Georges annonce: 23:34:03 Wed 07-02-96 FAST:3246 CHIP:836 TOTAL:4082... [...]
L.L. De MARS
 
 
 


 

        Alphaplage, 7 février 96, tombée de la nuit.
 

        Bon, que je te dise, que j'entretienne le récit: on a essayé de mettre un peu d'activité dans tout ça, histoire d'avoir raconter... d'autant que la neige pourvoyeuse de pages a toute fondu.. bien dégueue, gadoue et urbaine j'aime pas.

        Tout pour râler hier soir. On s'est pas privé, bien sûr, on arrivait d'ailleurs pas à écrire, tous les deux bloqués sur des pages blanches, après le pot-au-feu bière/vin blanc de Lo. «Tout lourds à l'encre, morts phrasibules, morts rhétoreux.» nous aurait décrit le télégraphiste de Meudon.

        J'étais allé voir la floconnerie se dissoudre, puis lire «Le Monde» au Petit Casino, bar à boiseries et banquettes tendues de rouge, dans le genre simili-bordel que j'affectionne tant. Je lis donc la Russie de Boris Elstine, le premier virus de Windows 95, les sportifs Sud-Africains, rien qui soutienne l'intérêt plus de quelques secondes : syndrome d'Alphaplage, le monde nous tourne autour, étouffé, lointain, une vague clameur, la même existence pour moi, que le rougeoiement de Deltaport au-dessus de la pointe du Moulinet, ce soir : ailleurs, définitivement. Away.
        Journal, cigarettes (leur fumée... combien de fois?), photos d'actrices, visage de la patronne, sourires, journal, un demi, photos d'Ava Gardner, Lauren Bacall, Marilyn Monroe, une pas connue, Bacall je regarde le plus, souvenir de sa voix rauque («Just wisthle ... ») à Bogart; un demi, le second, «Celui-là c'est pour moi!» Tiens? «Merci» sourires. On est contre le cinéma, je veux dire même bâtiment, pour ça les photos : vestiges âge d'or, comme tout Alphaplage.
        On croise des regards... Plus de clients, alors... Toujours été attiré par les tenancières moi : toute cette affabilité de commande, ces sourires trahis par l'absence des petits plis rieurs aux yeux (ou accompagnés: quand elles sont
vraiment pros)... donnent à réfléchir. Elles ont toujours l'air d'avoir choisi leur place, la meilleure. Un style aussi maîtrisé que leur diplomatie, très froid au fond : ainsi de ce bar d'Alphaville, très fréquenté passé trois heures du matin, où l'on vous accueille suavement, jusqu'à prendre des nouvelles de votre santé, mais où l'on vous laisse vous faire éclater la gueule à la porte, sans broncher.  Cette tenancière, combien de fois? Les mêmes conneries des mêmes égarés. De la santé à faire ça. Écouter geindre. Écouter pleurer. Écouter rire gras.  Écouter chute. Sa volonté farouche lui offre peut-être des paupières aux oreilles... se rendre sourde à force de secouer des shakers pour des abrutis qui ne lui laissent pas le temps de penser à elle, comme elles font... Son nom ce sera plus tard, après dîner, début de cuite, nous parlons d'elle : je décris et compare, sûr d'avoir vu un visage gourmand et tendrement retors, proche de celui de Marina Vlady («Vous ai-je dis qu'il m'a très bien baisée l'autre soir?» : promenade dans un parc, Que la fête commence de Bertrand Tavernier; en souvenir.) Je m'emporte, pas de raison, beurré conune un toast, j'argumente très baise : elle sera parfaite, je dis, parfaite : c'est une femme qui se baise à deux. Lo, c'est son caractère, il prend tout de suite aux idées lancées en l'air, il mettrait tout en oeuvre pour que se concrétisent les trucs qui tiennent à rien, toute bancroche le met en émoi, des trucs à faire scéance tenante pour ne pas en voir l'impossible.
        D'ailleurs, là, l'impossible de la chose on aurait dû le cadrer tout de suite... Mais tu verras... d'abord les criconstances, le nom (entendu au passage d'un client fort en gueule: Myriam, dite, par nos deux lettrés qui se goinfrent goulûment du cinoche et de la BD : Marina Vlady, la Vlady, et puis Alphaplage : Vanina Vanille sur le souvenir de qui pleurent Phil Perfect, Sam Bronx et nous-mêmes). On aurait pas dû, sûr, tout plutôt : jeter des cailloux aux mouettes («Sales bêtes!  Elles s'en foutent!»), les compter et leur donner des noms de philosophes allemands... Mais, bien décidés les deux ahuris, bien tentés par la Vlady, partie de sexe du pur brûlot, sans
l'encombrement des sentiments, décidés à la saouler. Ce qui fut fait. Bourbon pour moi, whisky pour elle nous entretient de plus en plus imprécisément du blues d'Alphaplage, Lo je sais plus, bière?  Enchaînement d'alcooliques, tout ça mal, bien trop mal conservé : banque mnésique affolée, flouée à la base... Elle veut pas...
        j'accélère, je te passe des détails. Elle nous demandera tout d'abord nos origines. On a pas l'air d'Alphaville?  L'air de nulle part sans doute. Pas méfiante au fait, elle boit autant que nous, siffle du Johnny Walker sans y prêter plus d'attention que ça. Mais elle veut pas que je fume un joint à son bar. Elle veut pas ouvrir passé une heure du matin. Elle veut pas venir avec nous.  Elle veut pas... Vanina "don't want" Vanille. Combien de fois?...
        À dire qu'on a dû être lourds, pas discrets, tel point que je l'entends encore dire à Lo combien il est poète. Et moi de ne même pas rire, bien élevé quand il s'agit d'en croquer, libido égalisatrice, salvatrice, calme le petit schizo (personnalité dangereuse à tendances schizoïdes", réformé P4 qu'ils m'ont mis, tu dois t'en souvenir, toute cette trouille...) : mon rappel à l'ordre, finalement. (Bow window sur Deltaport, d'où j'écris. Pause. Fat men from big cities, just here for your cunts, young girls. Pas mêmes drôles... pas de libertinage à Deltaport... Prostitution.  Papouillages de vieillards sur youngsters accros. Deltaport fuit le rire, masque la mort d'une pucelle, dope, cache ses insouciants, trafics, accroche... Far away. AWAY!)
        Alphaplage, Alphaplage, respiration!
        Perdons pas le fil... la Vlady... notre Vanina qui veut pas... nous aura fait tout drôle elle... raides excités à vouloir la baiser... À imaginer son cul, à prendre pendant qu'elle suce.  L'un à sa bouche, l'autre à sa chatte... comprimer ses seins et ce cul entre nous... Multiplier les possibilités de se voir... observer une femme qui ne sait plus lequel la fait jouir, qui la fait jouir : qui jouit vraiment. Il y a, pour l'enfantillage du sexe, bien plus excitant que les glaces des bordels... vois-tu?  Mais c'est encore ma mémoire qui surajoute à cette correspondance... elle gagnerait pourtant à être concise.
        Donc, puisqu'il faut en finir, nous ne partîmes qu'à regret.  Bien obligés, de fait : quelques mâles du coin s'impatientaient.  Que Myriam eût ou non un régulier dans cette bande n'aurait rien changé à l'impossible de nos propositions... Alphaplage toute petite ville... Alors déjà, deux ahuris de moins de trente ans à la draguer à mort dans son bar... elle ne risquait pas de se compromettre plus, qu'on lui plaise ou pas.
        La suite des événements (qui n'en sont pas) me reste très confuse... Le Casino... la salle des machines à sous, rapport à nos moyens... deux pingouins à l'entrée, format armoire à glace... un pingouin derrière le bar... un verre, descente aux chiottes pour fumer (prévoyant, j'étais sorti avec deux joints tout prêts dans un paquet de clopes), rentrée, sortie... parti chercher des munitions... guichet pas fermé : automatic card, du fric à claquer... fumé second joint sur le chemin, rentré... Lo était toujours à emmerder une vieille pour savoir comment jouer... rangées de jackpots... un type gagnait, se promenant d'une machine à l'autre avec une sorte de gobelet où il laissait dégringoler les pièces... tandis que la vieille ralait .. qu'elle perdait des mille et des cents... que l'autre type (seuls clients à part nous) n'arrêtait plus... deux mille... deux mille! qu'elle persiflait.
        Une fois le casino fermé, nous sommes rentrés, sûrement très saouls... Quoique : je m'éveille aujourd'hui dans mon lit, celui du haut : avoir pu grimper à l'échelle d'un lit superposé témoigne peut-être d'un état moins avancé que celui que nos errements laissent entrevoir.
 

J. Demarc