L. L. De MARS
Une lettre sur Proust

Cet essai  a été publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°7. Il est né de la correspondance de l'auteur avec Charles Lescuyer qui, n'étant pas à une provocation près, avait balayé la lecture de Proust d'un revers dédaigneux de la manche. Plongé à ce moment précis dans La Recherche, l'auteur trouva là l'occasion idéale pour clarifier sa lecture du moment, encouragé par une polémique sans laquelle, sans doute, il se serait laissé aller à sa fainéantise naturelle. 
"Les visites qu'il nous faisait maintenant venaient pour moi quelques années trop tard, car je ne l'admirais plus autant. Ce qui n'est pas en contradiction avec sa renommée. Une oeuvre est rarement tout-à fait comprise et victorieuse, sans que celle d'un autre écrivain, obscure encore, n'ait commencé auprès de quelques esprits plus difficiles, de substituer un nouveau culte à celui qui a presque fini de s'imposer. Dans les livres de Bergotte que je relisais, ses phrases étaient aussi claires devant mes yeux que mes propres idées, les meubles dans ma chambre et les voitures dans la rue. Toutes choses s'y voyaient aisément, sinon telles qu'on les avaient toujours vues, du moins telles qu'on avait l'habitude de les voir maintenant. Or un nouvel écrivain avait commencé à publier des oeuvres où les rapports entre les choses étaient si différents de ceux qui les liaient pour moi que je ne comprenait presque rien de ce qu'il écrivait. Il disait par exemple: "les tuyaux d'arrosages admiraient le bel entretien des routes" (et cela, c'était facile, je glissais le long de ces routes) "qui partaient toutes les cinq minutes de Briand et de Claudel." Alors je ne comprenais plus parce que j'avais attendu un nom de ville et qu'il m'était donné un nom de personne. Seulement je sentais que ce n'était pas la phrase qui était mal faite, mais moi pas assez fort et agile pour aller jusqu'au bout. Je reprenais mon élan, m'aidais des pieds et des mains pour arriver à l'endroit d'où je verrais les rapports nouveaux entre les choses. Chaque fois, parvenu à peu près à la moitié de la phrase, je retombais comme plus tard au régiment, dans l'exercice appelé portique. Je n'en av ais pas moins pour le nouvel écrivain l'admiration d'un enfant gauche et à qui on donne zéro pour la gymnastique devant un autre enfant plus adroit. Dès lors j'admirais moins Bergotte dont la limpidité me parut de l'insuffisance."

(Proust, in Le côté de Guermantes II, à propos de l'écrivain Bergotte.)
 
 

her ami,

        l'exemple choisi par Proust (ici celui de son héros) pour éclairer cette étrange naïveté du lecteur qui prend pour trouble causal -dans l'oeuvre- les conséquences de ses propres lectures et l'assimilation lente, introjective, qui en découle, est tapé au sommet du ridicule: il développe autour d'un péché de style (ici quasi surréaliste) gourmandé par un attrait excessif pour la grande variation des genres, le nouveau péché de la mauvaise foi aveugle d'un lecteur usurpateur qui confond encore le monde et les moyens que son savoir lui donne d'en faire miroiter les infinies possibilités; il passera le plus clair de son temps à croire que ce qu'il a trouvé brillant un jour a cessé de l'être (ou plutôt, que son tempérament nouveau -dont il imagine que l'âge vient de lui faire faire un bond vers une plus grande réussite-, est enfin plus apte à des oeuvres que désormais il surplombe), là où, en vérité, ces oeuvres ne devraient être à ses yeux que grandies dans cette opération réussie: la distillation du meilleur d'un livre devenu affinité élective et quotidienne.
        Lorsque tu me parles de Proust avec dédain et qu'en revanche, je te vois cavaler au cul de l'ultime modernité, je me demande si, plus naïf (ou plus orgueilleux) que le héros proustien, tu n'aurais pas, en plus, déjà roté un plat que tu n'as pas même consommé... et dont tu juges sans doute que le siècle l'a déjà bien assez boulotté à ta place pour en accepter les commentaires... Persuadé probablement d'avoir gagné du temps.
        Dieu soit loué, tu as été plutôt elliptique, tranchant: tu ne m'as pas infligé des commentaires vulgaires sur les phrases trop longues ou les mondanités hors d'âge supposées typiquement proustiennes par ceux qui ne le lisent pas: tu auras au moins gagné de n'être à mes yeux qu'un peu empressé.
        C'est suffisant pour que je décide de te parler -un peu- de Proust, au lieu de hausser les épaules (ce qui te conforterait):
        de même que les spectateurs enfiévrés d'un film quittent la salle où on le projetait dans l'exaltation des "et tu te souviens quand il ...?", "Oui, et quand l'autre lui...!" "Et la meilleure tu te rappelles, c'est au moment où...!", etc...
De même ai-je envie de t'écrire: "et tu te souviens, quand on se rend compte, dans le train qui l'emmène à Balbec, que le narrateur est bourré comme une vache par l'étrange euphorie naissante où le conduit la poursuite des nuages par la fenêtre, et par la manière dont la syntaxe elle-même est touchée par l'alcool?"... "et quand il se branle l'air de rien sur Gilberte, dont l'invitation à continuer le jeu montre brutalement qu'elle est moins innocente encore que lui!"... "Ah oui, et quand un soulier rouge malencontreux déloge un mourant dans l'attention du Duc?" ...
        Et encore, lorsque les paupières fermées sous un soleil de plomb sont furtivement comparées à deux veilleuses roses...

ais ce serait sans aucun doute peine perdue, puisque nous n'étions pas ensemble pendant la projection, et que ta méfiance serait accrue par ton incompréhension de ma joie. J'ai donc préféré te soumettre une seule phrase qui, selon moi, cristallise l'attention que porte Proust au cadrage, portion spatiale qui est toujours la métaphore d'un temps, restriction volontaire d'une portion constitutive de la mémoire; c'est-à dire de la façon dont elle se compose selon l'arbitrage du désir, et dont elle devra, inévitablement, subir le poids menteur du choix d'un homme contre les évasements de l'histoire. Lis plutôt:

        "[...] Car il était celui que j'eusse choisi entre tous, me rendant bien compte, avec une satisfaction de botaniste, qu'il n'était pas possible de trouver réunies des espèces plus rares que celles de ces jeunes fleurs qui interrompaient en ce moment devant moi la ligne du flot de leur haie légère, pareille à un bosquets de roses de Pennsylvanie, ornement d'un jardin sur la falaise, entre lesquelles tient tout le trajet de l'océan parcouru par quelque steamer, si lent à glisser sur le trait horizontal et bleu qui va d'une tige à l'autre, qu'un papillon paresseux, attardé au fond de la corolle que la coque du navire a depuis longtemps dépassée, peut pour s'envoler en étant sûr d'arriver avant le vaisseau, attendre que rien qu'une seule parcelle azurée sépare encore la proue de celui-ci du premier pétale de la fleur vers laquelle il navigue."
(À l'ombre des jeunes filles en fleurs II.)

ci, c'est le choix d'un panorama encastré "saisissant le vif" (cf: Sodome et Gomorrhe II) qui tient la clé du temps; panorama mimétique, qui en traçant le rectangle Pa-No-Ra-Ma, annoncerait aussi une mesure à quatre temps.
        C'est la détermination du narrateur à choisir une horloge destinée à la topographie de sa mémoire (relater) qui favorisera un plan contre un autre; je te fais le croquis (excuse ma grossièreté, mais ce sera plus facile pour nous deux):

        Le fugitif, l'effet d'émerveillement aérien, s'oppose ici à une fonction globalisante, en arrière-plan, ligne horizontale du métronome; la nécessité de faire se référer la mémoire à une faveur de l'impression (la mémoire étant une surface plus "touchée" qu'"instruite", par opposition au savoir qui ne doit cesser de se corriger pour ne pas disparaître), implique l'éviction du module rigide (du moins son maintien en arrière-plan), au profit d'un papillon fugace: il ne fait aucun doute que la scène enregistrée (mais le terme est inexactement médiatique) produira un papillon déterminé et solide contre une ligne d'horizon brumeuse, ouatée, et que la mémoire, sûre d'elle, prendra appui sur ce qu'elle croira être une information et qui n'aura été qu'une distraction de l'information qu'elle masque. La profondeur de champ agit ici comme un événement chassant l'autre non pas dans l'espace, mais dans le temps (in Sodome et Gomorrhe II, Proust écrit :"La figure du pays nous semblait toute changée tant, dans l'image topographique que nous nous faisons de chacun d'eux, la notion d'espace est loin d'être celle qui joue le plus grand rôle. Nous avons dit que celle du temps les écarte davantage.")
        La phrase du papillon, pour ce qu'elle est visualisante, projective, je peux la comparer à un subterfuge cinématographique, dans Citizen Kane:
La jeune femme de Kane, (vaguement Odette de Crecy), joue du piano; le spectateur doit ici se dissocier de Kane, dont l'écoute est conduite par l'amour (sans temps dans l'euphorie, uniquement temporel dans le malheur): et tandis que la caméra égrène plan sur plan mouvant, courts panoramiques glissant sur elle, la bande son est, elle, uniforme, linéaire, et tient la place du métronome en jouant entièrement une seule pièce; l'effet est imparable, la pluralité des plans l'emporte sur l'unicité de la pièce pour piano, et le spectateur retiendra que ces cinq minutes durèrent une heure, que la pièce y fut jouée cinq fois...
        Rien de plus perméable au savoir (cru savoir) spatial que ce fragile décompte temporel. Cette querelle hiérarchique dont temps et espace se disputent l'autorité dans la mémoire, Proust la décortiquera patiemment durant 10 volumes dont elle sera, somme toute, un des plus flagrant scénarii, ses digressions, ses entrechocs, ses surprises (non que Proust soit assez naïf pour croire que temps et espace se jouent sur les mêmes axes de coordonnées, la même métrique ou encore dans une confusion sensitive de leurs effets, mais plutôt qu'il n'ignore pas combien notre désir est coupable d'avoir un jour inventé des coordonnées et de les avoir tenues pour vraies afin que se mêlent le réel à la vérité).
        Voici un exemple tiré de Sodome et Gomorrhe: "Ne vois-t'on pas dans la chambre même où ils ont perdu un enfant, des époux bientôt de nouveau enlacés donner un frère au petit mort?". Ici, l'avant-plan proposé par le présent, et l'arrière plan d'une mémoire qu'il veut écraser, constituent une entité hermaphrodite où présent et passé s'autofécondent monstrueusement; comme le souligne Proust dans la célèbre comparaison de Sodome I, évoquant les amours de Charlus en vis-à-vis de la complexe sexualité de l'orchidée (décrite en Guermantes II) ou bien celle de l'escargot, cette autofécondation est stérile ; ici, c'est l'enfant mort, et non l'autre, qui est le produit de la rencontre des corps et du temps.

aintenant, observons l'autre topographie, celle de la phrase qui se déroule autour du vouloir-dire: quelle structure abolissante/créative propose un attribut attendu mais absent, devenu un commentaire monopolisant? En gros, comment la clôture d'une comparaison par un ultime attribut (ce serait l'usage), devient-elle (ici) une ouverture pour une principale? Quelle proposition est subordonnée à l'autre dans les termes de cette comparaison inattendue, puisque poursuivie largement au-delà des règles de la comparaison?
        De toute évidence, un lieu précis, un point devenu césure, articulation, conduit le lecteur à devoir admettre que chez Proust une métaphore n'est pas un simple analogon (sans quoi nous aurions affaire à une allégorie, ou une analogie convenue):
        "[...] la ligne du flot de leur haie légère [...]", devrait logiquement pouvoir clore la comparaison que Proust avait engagé entre les jeunes filles de Balbec et les fleurs (Phrase précédent celle que je donne ici... Tu noteras par ailleurs le jeu de mot du titre qui offre "Fleurs" au pluriel, contrairement à l'usage des pommiers en fleur; ainsi, elles sont aussi dans la "manière de", comme le Portrait de l'artiste en jeune homme de Joyce, le Portrait de l'artiste en jeune chien de Thomas, ou le Portrait de l'artiste en jeune singe, de Butor).
        Mais si elles ont pu être le jeu de cette comparaison, ces nouvelles fleurs n'en étant pas moins nommées et fleurs véritables (fictions), engagent elles-mêmes /dans l'espace où elles figurent, et pour bien faire saisir combien toutes ces réalités sont concomittantes/ un autre seuil de la comparaison. Le tout opérera une boucle analytique qui est un compendium de structure romanesque:
Jeunes filles --> filles-Fleurs



Fleurs --> Souvenir en devenir

suellement, dans le genre digressif (dans Tristram Shandy par exemple), le commentaire, même s'il pèse autant que ce qu'il est supposé commenter, est renvoyé, dans la syntaxe ou la structure, mais ici, il est avalé quand il n'avale pas la majeure. Nous avons affaire à l'arme Proustienne, la virgule.
        C'est, encore, une balance de structures équivalentes, qui va déterminer un genre où l'articulation comparative est touchée par la comparaison, où le devoir d'un métaphore lâchée, livrée au récit, est de se résigner à signifier contre toute nécessité de performance du récit. Et la virgule y joue le rôle de cette pointe descendante du trébuchet qui marque les gradations séparant les plateaux.
        Plus exactement, pour décider de cette gradation et pour suivre une déclaration de Proust à propos de Bergotte, c'est une structure qui -plus encore qu'elle ne pense- donne à pe(n)ser, papillon elle-même dans la corolle des comparaisons. Proust évoque plusieurs foi la gradation des sentiments provoquée par l'effet-même qu'ils veulent produire; la colère, par exemple, y est présentée (dans La prisonnière) comme nourrie dans le tumulte de sa présentation par elle-même, plus que par la cause qu'elle prétend défendre: ainsi, discours en reptation qui s'observe gonfler, se goûte, la crise de colère finit par oublier l'objet de l'emportement, pour lui préférer le spectacle de sa propre intensité...

a phrase proustienne est liée à ce système qui fait d'une métaphore la gourmandise de l'écriture, commentant sans cesse la métaphore, et rejouant, en l'amplifiant, la scène de sa représentation. Ce qui est mis en scène, c'est la phrase qui ne s'ignore pas écrire; la fiction peut à chaque instant se retrancher derrière l'immensité des fictions qu'elle voudrait interdire. Si nous avons deux cadres que l'esprit s'acharne à disjoindre:
fille/fleur



fleur/mémoire,
mais que Proust décide de soumettre au même degré hiérarchique en les moulant dans un seul corps dont le coeur est une virgule, c'est qu'il lui importe, à chaque instant du récit, de faire savoir dans quel cadre borné -décisif- nous piégeons des informations dont nous avons déjà engagé la destination, l'USAGE.
        Or Proust saura montrer que les occasions données à cet usage ou a cette destination de se présenter tels que nous les avions modelés, n'existent pratiquement pas; quand la vie ne se mêle pas de leur offrir un cadre nouveau que l'on devra s'efforcer, sans y parvenir, de faire coïncider avec celui de notre entêtement: dans la fonction du glissement des cadrages, il faudrait aussi étalonner les modalités du changement progressif des êtres par l'usure...
        Le temps du cadrage: souvent, pour le héros proustien, une mémoire reconstituante qui ne fait plus voir que chez l'autre l'objet d'un changement amoureux le défavorisant, en omettant que sa propre conservation de l'amour est émoussée, que soi-même est un être aux sentiments mouvants, un être de modification.La nécessité de recadrer sans cesse est une figure de l'éloignement; par exemple, dans cette comparaison des femmes éloignées à des cités à conquérir, dans La prisonnière: recréation artificielle produite par l'appétit d'un espace perdu ou en perte -la jalousie- qui réanime un désir dont l'actualité fait oublier l'origine (comme la confusion dans laquelle se retrouve l'auteur quand il doit urgemment repérer un mensonge, parce qu'au moment effectif où celui-ci s'énonçait, il n'avait aucune raison d'enregistrer la scène et ses circonstances :
le temps, une fois encore, se joue du souvenant dont le souvenir n'est que le tribut payé au désir de ne pas oublier et qui, sans cela, est un amoncellement des cartes postales/cadres des cités: on peut imaginer sans peine une rêverie sur une carte, puis un voyage désabusé une fois conquête faite, et enfin le retour, après lequel les gradations de l'oubli feront revenir à la carte postale avec le même appétit; c'est commettre la même erreur, LA RECONSTITUTION FALSIFIEE par le désir (redevenu brutalement désir puisque, de toutes façons, il n'aurait pas pu être assouvi); ainsi en est-il du retour brusque en mémoire de la tromperie de Gilberte, réanimée simultanément au sentiment de jalousie; ce sont des ressentiments historiques, comme la sueur froide traversant un memebre guéri depuis longtemps dont on vient de s'évoquer la vieille blessure et l'accident (et ce n'est pas le trucage qui se fait au détriment de l'amour, c'est la révélation du fait même que l'amour fût lui-même le lieu du trucage).

a première opération est au présent de l'action; je note que le narrateur écrit lui-même (déconvenue non-avouée et passant presqu'inaperçue dans La prisonnière): " [...] ce fut justement son ombre, l'ombre pure et simplifiée de sa jambe, de son buste, que le soleil eût à peindre au lavis à côté de la mienne sur le sable de l'allée. Et je trouvais un charme plus immatériel sans doute mais non pas moins intime, qu'au rapprochement, à la fusion de nos corps, à celle de nos ombres."
        On peut sans peine imaginer ce que la mémoire pourra faire d'un présent aussi fabriquant: Proust fait savoir que, plus que de géographies, un homme devrait changer d'yeux ou d'esprit pour voir des choses nouvelles, et c'est donc, dès le Coté de chez Swann, qu'il fait passer, devant le même objet, plusieurs esprits et des yeux différents.Ainsi, après que le narrateur (et non pas le héros) de Du côté de chez Swann ait décrit au fil de touches impressionnistes, lithiques, aimantes, l'église de Combray soumise exclusivement à l'affection de son regard, quelques 200 pages plus loin nous entendrons le curé décrire, lui, la même église, au gré d'un appareil uniquement historique, comptable, traçant la hauteur et la largeur de son fief selon la généalogie des pierres et des constructeurs.
        Bien plus tard, dans A l'ombres des jeunes filles en fleurs, c'est le peintre Elstir qui décrira l'église de Balbec en déployant devant les yeux de Marcel la sarabande des significations, le carnaval des représentations sculptées qui brodent un réseau d'allégories redoutables aux tympans de toutes les églises romanes. Ainsi, le cadre aura pu être celui de la jouissance sensuelle, de la mémoire archiviste ou de la lecture d'un code par son détenteur, aucune ne ces église n'aura laissé à l'autre la possibilité d'être plus vraie qu'elle.

our finir (je ne voudrais pas te gaver), je voudrais te donner un exemple de zone de perturbation temporelle qu'engage l'utilisation proustienne du cadrage: par sa fonction double -neutralisation des évènements chassés autour de lui/animation immédiate du détails qu'il serre- le cadre agit comme ces écrans servant à fouiller les archives, derrière lesquels on glisse des microfilms transparents: le lisible y est piégé par lui dans le visible, mais rien ne corrompt la permanence du hors-cadre; au contraire, c'est cet abîme de permanence, de gélification du discours, qui permet à Proust de tirer le meilleur parti du cadrage et de son illusionisme: imaginons la vacuole pulsatile d'une paramécie jouant en plus de son rôle celui d'une loupe pour saisir le vif; la périphérie -le cytoplasme de notre métaphore- englue peu à peu, en les pétrifiant temporellement, les événements décrits, sans bien entendu les dissoudre.
        Mais la simulation des effets de continuité dans La recherche ramène sans cesse, brutalement, la véritable matière qui constitue le cytoplasme, c'est-à dire notre propre mémoire de lecteur, seule responsable de la pétrification; lorsque le héros rencontre Gilberte, elle n'est encore qu'une très jeune adolescente, qu'il abandonnera et nous entraînera donc à abandonner avec lui... Gilberte, ayant sombré dans cet abîme de permanence hors-cadre, réapparaît sous l'espèce conservée de l'enfance (par les évocations-mêmes du héros, qui joue la reconstitution par la mémoire) dans l'espace adulte d'une Albertine:
        notre confusion qui avait fait d'Albertine, disons, la maturation de Gilberte dans une curieuse hybridation temporelle des corps, est née de l'ajustement de la coordonnée du temps à celle de l'espace, plus exactement, de l'espace linée par l'écriture elle-même; cette confusion est, dans La prisonnière, réduite à néant par la juxtaposition soudaine de deux jeunes filles qui ont en fait, en ayant suivi la juste simulation du temps, à peu près le même âge; et c'est le temps, et non l'espace, qui a révélé d'un coup la réalité distincte de deux corps.

"Le mort saisit le vif, et l'oiseau ferme la marche"
G. Bataille

à très bientôt,
amicalement,

L. L. De MARS