L.L. De MARS
De l'humour libéral
Le second degré ou l'invention de l'idiot moderne

Cet essai n'est qu'une tentative d'ouverture : il s'est agit, durant le colloque organisé au S.E.P.A (Site Expérimental des Pratiques Artistiques, à Rennes) au cours de Janvier 2000, de proposer un nouveau modèle théorique; créer — peut-être — un nouveau champ d'observation scientifique, dont l'axe principal soir l'effectuation du sujet par le rire; une anthropologie du rire pour pénétrer l'anthropologie de l'horreur et le théâtre des métamorphoses sociales... Étudier, surtout, la naissance des négations. 

our être libre, il ne suffit pas de ne pas avoir de bourreau : on ne doit pas laisser traîner derrière soi, non plus, de victimes ; et si nous pouvons espérer échapper par miracle à la surveillance des tyrans, nous sommes inaptes à la totale bienveillance. Loin d'être un système de pensée, l'ironie est la contrariété agissant dans l'édification de tout système, grippage entre les roues dentées philosophiques de la validation du sujet par lui-même ; elle est l'indésirable partie sous-jacente à tout système, arête vive du rachis nerveux, rappelant au système que ce qu'il a nommé " hors sujet " n'est que la parole manquée qui lui ouvrit l'énoncé, trou d'air par lequel respire l'ironiste en personne.
Jamais disposé à ce parasitage salutaire (dont il se sait sans doute être la première cible bariolée), celui que je nomme idiot moderne ne tire du système de pensée philosophique (dont on doit reconnaître qu'il propose tout de même l'appétit du délire d'être et l'instrument de sa guérison) que la certitude qu'il existe des systèmes ; et comme son univers linguistique est celui des phéromones et de l'économie, il ne peut imaginer que par eux, quels qu'ils soient, passent l'émancipation et la joie : il croit ne pas s'être laissé prendre au jeu en les jugeant tous aliénants (et, paradoxalement, dérisoires). Sans le savoir, il conduit sa joie aux limbes parce que penser sa mort est pour lui le vice le plus méprisable. Son rire ne sera donc jamais devant elle, mais celui des morts eux-mêmes que l'on croise bavant dans les asiles d'aliénés de la continuité.



e premier acte de son usurpation tient dans la réjouissance qu'il tirera à détruire, en se nommant lui-même idiot, tout ce qui le désignerait comme un simple imbécile, vouant à la mort les figures littéraires de l'idiot magnifique tout en jouissant de leur prestige : ceux qui ont intérêt à dévaluer les systèmes, les productions de l'esprit qui leur nuisent en les piégeant, les dévaluant, sont toujours ceux-là même qui, par constitution, n'ont pas les moyens de le faire (les moyens de proposer des systèmes ou des productions de l'esprit supérieurs, dévaluant les premiers). Leur méthode, c'est une observation assez banale, consiste en la multiplication des figures du dépassement sous une forme amoindrie mais qui en garde les propriétés de reconnaissabilité les plus immédiates - suffisantes - pour que chacun, s'en sentant désormais le propriétaire, puisse s'en sentir aussi le critique. C'est en ce sens, jusque dans la dévaluation de l'idiot magnifique en figure revancharde contre l'esprit, qu'opère l'idiot moderne... Il fera de même pour la philosophie cynique ou pour toute œuvre d'art. Déproduire en surproduisant l'inoffensivité, habiller le singe offensif de grelots pour le faire danser au son de l'harmonium, précéder le musée de cire des tortures.

'est en ceci qu'il faut admettre l'humour libéral -l'idiotie moderne- comme une figure exemplaire du négationnisme. J'aimerais en effet montrer que le négationnisme est moins soucieux des visées, des objets, que des méthodes ; il est moins une branche frauduleuse qui se pare des attributs de l'autorité (la scientificité dans le cadre historique) pour parvenir à des fins démonstratives perverses, qu'une méthode générale qui vise plus dans ce travestissement à décrédibiliser les outils critiques qu'à contrarier les postulats, les découvertes, auquels ils aboutissent.
Dans le cadre du négationnisme historique, il s'agira d'un travail de caricaturation de l'historien par son déshabillage, en réduisant à quelques formules son savoir, la singularité qu'il met au service de ce savoir, ses méthodes, et en plaçant la raison sur le même plan que les différents occultismes qu'elle débusque : au nom du doute que la raison impose devant tout objet d'étude tant que rien ne vient l'éclairer, le négationniste prétend se faire plus juste et plus rigoureux encore en assujetissant la raison à l'ombre, elle-aussi. C'est un occultisme, qui consiste à tenir la raison dans la même méfiance que l'ensemble des superstitions qu'elle ruine. Dans ce mouvement de refus têtu et infantile devant le réel -et plus encore devant toute possible vérité- l'idiot moderne va toujours préférer écarter du champ de ses dispositions ce dont ses choix raisonnés pourraient être vraiment féconds, préférant le faux génie des images et des fatalités indicibles ; ainsi, l'amateur de fariboles ne s'étonnera pas de la médiocre qualité des récits de ceux qui y souscrivent, de la quasi nullité de la caricature théorique qui les soutient, là où il cherchera dans le plus flou des horizons un point susceptible d'obscurcir le discours de la raison ; il voudra surtout ignorer que les récits de la raison contredisant ses amours affligeants sont non seulement légion, mais aussi producteurs de toutes les merveilles d'un siècle qui est le sien mais qui, en vérité, le terrorise.
Le but visé sera moins de mettre en péril les certitudes historiques (ce qui est toujours sain) que de dévaluer l'histoire dans sa fonction critique.
L'extrême perversité d'une telle opération tient dans l'étrange parcours du négationniste qui, un instant, devra effectivement se présenter comme historien et feindre d'en respecter la culture, les enjeux, les mobiles, pour jouir de la scientificité de l'histoire au travail, de l'attention qu'elle mérite, et qui, rapidement, plongera l'histoire dans la brume dont il veut couvrir toute activité humaine, niant brutalement l'effectivité dont il se prévalait… Il vise la parfaite équivalence des textes, voulant toujours ignorer ou nier le travail déjà accompli, pour retrouver avec délice le miroir de l'inquiétude irrationnelle et la lecture occulte de l'histoire. Cette équivalence est le seul lieu de son égalitarisme : c'est avec elle qu'il se sent populaire et démocrate. (question du compte-rendu de la première session)

bserver l'idiot moderne au travail, c'est surprendre un méthodique déshabillage du signe, qu'il s'agisse pour lui d'approuver, enfler encore l'idiothèque, ou de conspuer, son entreprise étant toujours horizontale (la synchronie); et quand son mépris garderait dans la gelée du siècle un peu de la honte à haïr du siècle précédent (réticence à toute résistance), il trafique la nature du brevet : dans la même phrase, il exprimera l'inutilité du prototype en le traitant comme une contrefaçon, ne disant, par exemple, sa haine de l'intellectuel qu'en le faisant précéder de pseudo. Renversante et sinistre opération de change de l'histoire, le cynisme moderne ne falsifie plus la monnaie, il égalise le monde dans une authentique culture de mort pour laquelle le faux se retrouve frappé aux deux facettes du jugement.
Cet équilibre définitif, il l'obtiendra par le renversement de toute possibilité de renversement. Sa loi et l'établissement de ses règles sont le réseau de fibrine, la coagulation. Les hautes figures de l'esprit y sont assujetties à sa vision clinique de l'unité, la souffrance et les plaies aux Larousse médicaux. Il est guéri de tout. De celui que j'appelle l'idiot moderne (l'homme du second degré), nous pouvons constater que la singularité doit toujours trouver pour lui sa confirmation groupale : l'individuation, ce qui se croit en être la marque par la parodie du multiple et du reproductible, s'organise comme un inventaire continu, et collectif, de formes du rejet dont le système incriminé a déjà produit la critique en n'offrant plus aucune forme à l'entendement commun autre que l'efficacité de ses structures, et la statufication d'une collectivité fondée sur la solitude du sujet (c'est, cyniquement, cette solitude imposée qu'elle évoque en terme de respect de l'individualité) ; et c'est bien la forme de diffusion, de ressassement infini et, surtout, le système de production que l'idiot moderne épouse pour stigmatiser un système dont il se refuse à imaginer d'autres causes que celles qu'il lui propose déjà. C'est ainsi qu'il n'agira jamais hors-lieu, tenant pour certain que les vertus de l'expérience sont le seul gage d'un vrai travail d'acculturation : il tiendra dur comme fer à cette vérification parce qu'il vénère ce qu'il pense être la nature (il hait Sade, le plus brillant pourfendeur de la naturalité, parce qu'il voit vaciller dans Justine sa grande confusion entre le naturel, le vrai et la réalité, parce que toute idée d'artificialité de la société des hommes le reconduit immédiatement à la responsabilité). L'idiot moderne a toujours cent trains de retard, parce qu'il ne prend jamais le train de l'histoire qu'il tient, comme tout ce qui est humain, pour inhumain. Il nie toute information si elle est le produit d'un commentaire distancié parce qu'il lui faut à tout moment pouvoir se dire qu'il y était ; c'est le degré zéro de l'analyse, celui qui coupe la parole au géographe qui ne voyage pas, au critique qui n'aura pas avalé jusqu'à la nausée les objets qu'il juge. Il espère ainsi s'extraire de tout jugement (de toute responsabilité). Son credo est " le travail se fait à l'intérieur du système qu'on observe " ; on peut imaginer avec horreur ce que serait, par exemple, l'histoire de la Shoah avec de telles certitudes… C'est ainsi que l'idiot moderne ne s'autorise une critique de la télévision que sur un plateau de tournage.
L'idiot moderne croit être victorieux en décelant une bêtise tendue par des producteurs déguisés en consommateurs, ou en critiques dont l'acide ne brûle que les narines bienveillamment ouvertes à la stupéfaction soft, ce qui leur permet d'être tout à leur affaire...

u cours de cérémonies de l'ennui triomphant, dévoyant jusqu'au sens du mot fête (encore trop empreint, on s'en doute, du sacré), s'organise la transsubstantiation au second degré, théorie qui s'ignore des morts communicantes, consommation du verbe consommer (et c'est bien le seul écart magique autorisé), vérification d'un dispositif qui n'a pourtant plus rien à prouver : Le dégraissage progressif de l'acte critique consiste en une vertigineuse plongée dans la métonymie absolue, passant par l'assimilation des étapes successives du discours à cette consommation, qui est la constitution même de l'autel, du chant, du temple et des instruments d'une haine de la passion. Oeil introspectif se voyant voir, rétine collée au cristallin. Mais à force de jeux de miroir en vis-à-vis, la critique pourrait bien retomber sur les épaules de l'idiot moderne, refléter la grimace ridicule de sa condition, ce qu'il repoussera dans l'expression collective nostalgique d'un ridicule plus lointain ; entre deux publicités, il trouvera la réclame naïve et la propagande énorme, car c'est l'attendrissement faisant passer d'un de ces mots à l'autre qui est l'essence de sa critique de l'Histoire. L'idiot moderne ne pouvant ignorer la faiblesse de son jugement en écartera tout objet qui, cruement, la désignerait ; il feindra alors la lassitude, évoquera des tomberaux d'analyses jugées d'autant plus vaines qu'il s'en épargnera toujours la consultation, et reviendra vite aux seules investigations possibles pour lui, celles qui reconduisent à sa retraite, les décombres de ses prédécesseurs : si l'idiot moderne vise principalement le kitsch des aînés, c'est avec la mansuétude d'un médiocre écrivain attendri par ses créatures dont il prétend qu'elles lui ont échappé ; il ne stigmatise la décomposition de ce qu'il fut dix ans auparavant que pour la réactiver, la revitaliser, ceci parce qu'il n'y a pour lui aucun lieu pour la décomposition : il est dans la non-mort, le cycle narcissique ininterrompu. Les modèles populaires des années 70 pour l'idiot moderne des années 80 ne doivent donc en aucun cas disparaître (il doivent être maintenus sur le fil continu de ce cycle de l'énoncé) pour ce qu'ils furent édifiés par l'idiotie moderne elle-même.
Peu à peu, sa critique de l'Histoire se dissout dans le rétrécissement de plus en plus saccadé des battements du temps, et ce ne sont même plus les médias perdus, les génériques des médias perdus de l'enfance qui font tourner cette horloge de goinfrerie, mais les génériques du moment : l'idiot moderne est désormais nostalgique du présent.

'idiot moderne est toujours anachronique : il méprise les vessies et les lanternes dans un monde où vessies et lanternes sont depuis longtemps au musée (il croit que la faculté de juger lui est offerte par un pouvoir dont la ruine de cette faculté - et lui-même - est l'instrumentation : c'est par le biais même de sa péroraison que ce pouvoir trouvera la forme à donner pour répondre à son attente et fournir à son sens du jugement un os à ronger). Il croit toujours juger une télévision qui le triture lui, l'évalue, mesure sa vanité à ses erreurs de jugement. Médailles et blâmes, pour ces deux entités complices, ont un sens exactement opposé, mais peu importe, l'idiot moderne n'est pas dupe, on ne la lui fait pas (rien n'est à faire là où tout est fait), il se pense ironique.
L'idiot moderne est dans le jetable, pour avoir déjà jeté la simple possibilité de choisir la forme la plus personnelle de son aliénation (choix qui serait, ma foi, une assez juste définition de la liberté) ; il se prétend désabusé là où il ne fonctionne qu'à l'économie. Et, pour éprouver l'état de second degré, il se met systématiquement dans la situation de goûter l'objet de son dégoût, ce qui l'oblige à une parfaite perméabilité de ces deux tensions opposées, qu'il exprime par deux modes : la simulation entendue comme rejet dans un échange groupal théâtralisé (vision collective d'un navet cinématographique, chant en chœur de génériques télévisés etc.), ou une parodie du sujet esthétique, qui, au passage, engage un rejet de la fonction esthétique par le déplacement de la méthode hors-cadre... déplacement sur un objet de troisième ordre d'un travail de l'esprit que l'idiot moderne singe avec à peine moins de finesse qu'une brute imite un pédéraste : mais ceci aussi est de l'ordre du retour sur acte, singerie de la singerie au nom du second degré qu'autoriserait une réelle possession de la culture pour faire jouer l'effet de la mort. Théoriser la musique pop ou le clip doit rendre progressivement vivace l'inavouable - momentanément - désir de rallumer les bûchers de bibliothèques attendus et chantés dans la petite musique générale, en rendant insignifiants livres, liesses et bûchers. Les objets de rire que s'autorise l'humoriste libéral sont de l'ordre de la déjection, a fortiori parce que ce qui est chié n'est pas tant le produit de ses dénégations (c'est toujours du ready-trash, du rebus de culture), que ce qui pourrait conduire à les trouver négligeables : sa haine est plus directement tournée vers la prospective, l'invention, l'histoire, l'esprit, la raison et, paradoxalement, la rhétorique. Le plus gros de son activité consiste à singer l'amour de ce qu'il pense être frappé au coin du méprisable, du générique télévisé au football, de la musique pop aux spots publicitaires : c'est son moyen d'imprimer la dénégation, par la parodie d'une attention qu'il croit exister en dehors de sa sphère. Sa seule activité prospective consistera en la recherche d'objets momentanément oubliés par ses séances de spiritisme social, l'enjeu de la course est, évidemment, l'abandon le plus total, et le prix à payer est que le sujet y soit intégré. L'autre enjeu est d'y aliéner les conditions du rire communautaire, de la constitution groupale. Ce qui finira par constituer la communauté des idiots modernes autour de l'absence totale de générosité, ce qui s'y échange ne valant que par le moins qu'il propose.

'ironiste s'écartait de l'entendement commun en inversant les pôles d'adhésion de la sociabilité, en dévaluant l'autorité de ses systèmes dans tout ce qu'elle voulait masquer. L'idiot moderne ne s'en prend qu'au sur-visible, et se sentira audacieux s'il a compris, par exemple, que la publicité essaye de lui vendre quelque chose. L'ironiste piégeait, dès ses prémisses, la tentation pour les écoles de pensée de sa sphère politique de tout ce qui aurait pu le réduire en réduisant l'étendue de son rire. Mais si Diogène pluma un jour un poulet pour lancer aux tâtonnements de Platon un homme à la hauteur des faibles tentations de classifications de ce dernier, il encourageait par la même l'anthropologie balbutiante à un peu plus de sérieux, de méthode. La violence de ses jeux de grossissement renvoyait à l'emphase des dogmes empressés, et sa désillusion - à supposer d'ailleurs qu'elle existât - ne touchait que les moments de flottements de sa propre invention. Sa cible était la raison parce qu'elle était son moyen.
L'idiot moderne préfère imaginer une autre ambition aux objets de son dégoût, pour s'exclure de la souillure dont pourtant il est le producteur principal, imputer au ready-trash une autre ambition que l'ordure auto-contemplative est le seul moyen qu'il ait trouvé pour donner au jetable la pensée elle-même, en tant que pèserait sur elle un soupçon de ratage éternel, celui de la résolution du sens de la collectivité, renvoyant la pensée à l'utile pour l'écraser au nom de l'inefficacité ; quand la société ne satisfait plus son appétit de déjection, il se fait alors fabriquent de ready-trash, filmant dès le départ le " B " de la série. Tout chez lui est dans le signal, exclusivement le signal : le signe lui fait horreur parce que sa vanité et sa productivité s'y abîmeraient. Sa cible est la raison parce qu'elle l'encombre et lui nuit ; or, je le répète, il n'y a pas plus linéaire - et donc pas plus gourmand d'efficacité et d'immédiateté (cette courtesse est l'indice principal de son libéralisme) - que l'idiot moderne chez qui le sujet semble avoir congédié ses principales hypostases ; sujet poétique, sujet politique, sujet téléologique. L'homme du second degré est le temps qui passe.

'idiot moderne veut l'humour sans le danger : ni le péril de l'objet, ni le désespoir du sujet. Cependant il ne doit pas s'écarter - pour ne courir aucun risque - d'une hiérarchie fantasmée qu'il valide (le second degré est l'humour de la hiérarchie) : c'est à l'identique des structures du mépris entre les classes qui ruinent toute perméabilité entre elles, qui en répètent à l'infini les cloisons : démonstration ontologique de l'épaisseur - donc de la prétendue légitimité - de ces cloisons, il en est aussi la fin, l'échappée de tout espoir de les abattre, ce qui était le but premier de l'ironiste. L'idiot moderne est le lieu de passage le plus inavoué de la lutte des classes ; mais elle stagne dans les limbes de la fatalité naturelle.
Le sujet n'est plus ombrageux et introspectif, il est méprisant, sans faille, sans miroir, puisque sa doctrine n'a pas d'œil pour elle-même mais se dit exploratrice : visite éternelle au zoo dont l'idiot moderne se croit toujours le gardien.

'ironiste était en quelque sorte le philosophe des philosophies, l'idiot moderne en est la caricature ricanante, revenue de toute philosophie pour n'en avoir visitée aucune ; la foi dans le cloisonnage lui épargne les frais de voyage, d'où l'exploration (surfing).
À vrai dire, il ne contemple que l'ombre de sa classe qu'il croit voir, lui source de lumière, couvrir toutes les autres.
La seule forme de l'art qu'il puisse goûter (l'idiot moderne est toujours un bourgeois) est celle du commentaire réifié qui se présente comme œuvre d'art lui-même ; la terreur devant les grands transports de l'âme, ou plus exactement la certitude superstitieuse et inculte que ces transports sont déclassés, patrimoniaux ou archaïques, le pousse vers ces pâles figures de l'extinction qui encombrent les galeries d'art : vague ensemble de variations sur la fabrication des œuvres dont le génie se résume au clin d'œil ou à la bourrade dans les côtes, c'est avec des peintres émerveillés d'avoir montré que la peinture est de la peinture qu'il se dispute l'oraison funèbre de la création artistique et intellectuelle.
Ce qui nous ramène, non pas à une manipulation réussie du formalisme et des nouvelles implications de l'œuvre dans sa théâtralisation, mais à l'étrange boulimie des formes de l'idiot moderne pour l'amorphe ; toute opacité est une opportunité. Il n'instrumentalise pas, il ignore jusqu'à l'idée d'outillage, n'ayant, en rien, à faire. Les non-formes critiques de l'art conceptuel, par exemple, lui ont apporté un lieu de productivisme de l'amorphe qui s'impatronise " forme " dans un éclat de rire demeuré, où la simple simulation (ce que j'appelle " la dernière pelure de l'oignon ") trouve dans la réserve critique de l'art conceptuel une parure pour son amour du vide. Peau retournée du dedans dehors... Opération critique signifie pour lui absorption systématique des formes de la critique et évacuation de son sens comme de sa nécessité, par l'acte primitif de la manducation associée à l'assimilation : l'idiot moderne mange de la puissance, à ceci près que cette opération exige chez ce faux nègre le mépris de l'entité absorbée. C'est cela même qu'il nomme dérision. Voilà qui rend toujours plus insaisissable la langue de l'idiot moderne, constituée de tout ce qu'elle a nié, prolepse de l'éternel retour anal à la bouche, et qui s'abîmera tôt ou tard dans l'horreur de l'indistinct.

out dans le flash et la connivence, il ne quitte jamais le salon des arts ménagers l'humour comme l'art n'y sont que le champ interminable de démonstrations d'aspirateurs ou de réunions Tupperware où l'on se félicite de l'usage comme du mode d'emploi. La négativité (dont il ne connaît que les aphorismes de trente-sixième main) n'est jamais pour lui l'exercice de la raison devant la mort, mais un délicieux fauteuil d'oubli , Dieu est mort, l'Art est mort, ou encore Heidegger était un nazi, voilà son valium quotidien (ce qu'il cherche étant l'engourdissement dans l'ordre des choses, et surtout pas le manifeste), idéalement présenté en pilules compartimentées et sécables, et il ne tardera pas à collectionner les svastikas comme idéalement kitsch (ce qui, sans qu'il en sache rien, le reconduirait à un peu de raison et d'histoire).
Avec l'allègement maximum du signe associé à l'inflation de sa production, s'engage la disparition de toute possibilité critique, l'idiot moderne broyant la distinction dans la performation, car il s'agit de renforcer le sentiment d'inoffensivité - d'équivalence - totale du signe dans ce commerce incessant, pour se payer une distance désormais à la portée de toutes les bourses ; faire la peau de la distance. Et l'abolissement de la distance en tant que moyen critique affole guerrièrement l'esprit, la font passer de la révélation, de la générosité risquant toujours la faillite, au trafic mafieux, souriante criminalité libérale. L'inflation du signe suit la multiplication hallucinée des échanges virtuels pour toujours aussi peu de crédit réel, et si les capitaux de pure spéculation sont de quarante à soixante fois supérieurs aux valeurs réellement disponibles, c'est l'aventure libérale que l'idiot moderne propose à l'esprit, dans l'égale disproportion entre l'excès d'échanges des signes fiduciaires ou morts et ce qui est dit.

ais qui s'intéresse aujourd'hui au crédit ? Que le libéralisme soit un archaïsme, ce n'est pas tant le dix-neuviémisme social associé à l'abstinence philosophique des Etats-Unis qui nous le démontre que la plongée dans un étonnant brouillard de civilisation toujours tenue autour du sacrifice ; ce qu'elle sacrifie, ce que l'idiot moderne sacrifie par elle, l'est sur l'autel de la substitution du signe comme valeur absolue à celle du sens (c'est pour la moderne idiotie le principe de la communication) : volant aux Dieux l'or pour leur prêter des signes brillants, il consomme un étrange potlatch qui ne coûte rien (mais qui le détruira pourtant), comme une perpétuation de l'ennui absolu saisie entre la répétition absconse du mouvement sacrificiel et le crachat sur un Dieu auquel on croit si peu qu'on pense pouvoir le duper. L'abus fait de ce monde pour lequel, pourtant, nous devrions payer le plus cher élèverait l'offrande au débit éternel, devrait être au moins au niveau de l'abus d'Auschwitz, l'abus de l'humanité, c'est à dire exactement l'impensé absolu pour l'idiot moderne qui a choisi la continuité, comme si Auschwitz n'était qu'un petit accroc dans la trame du temps. Le fatalisme kitsch reconduit l'histoire à sa fin bien plus certainement que le négationisme historique. L'idiot moderne ne répondra jamais, je l'ai dit, à la mort ; il oubliera la possibilité de se repenser comme homme (la perte de son humanité n'entre pas dans ses valeurs d'échange) héritier du plus incalculable des abus , la terre ferme de son édifice est Terra Incognita, quand il ne la nomme pas lui-même Tabula Rasa. Son économie, pourtant, commence à s'affoler à cet endroit précis du monde. Mais celui qui n'a pas été à même, jusqu'à maintenant, d'en penser l'énormité, n'apprendra ici plus rien de ma part, et moins encore des signes flottants dont il se gave. Une phrase le lave de mille livres, l'oubli (ou, plus exactement, l'absence de mémoire) est son impératif catégorique. Un Rédempteur viendrait maintenant trop tard constater l'évaporation du mot " faute ". Car l'idiot moderne a encore quelques larmes dont les principes de son économie même tissent le mouchoir de l'anodin, Liste Schindler, Évadés de Sobibor, La vie est belle, et, toujours, l'interminable remplacement de tout mouvement par le plan arrêté du signe éteint.

out est conçu, disais-je, dans le flash : un accident aurait selon lui conduit au pire, un autre aux aventures du goût, il était urgent de déduire que l'intelligence est elle-même accidentelle.
En effet, l'accoutumance aux formes les plus abjectes du renoncement intellectuel - à quoi bon mourir quand on a tout tué? - au profit de la vitesse des échanges (pas de nouveautés dans le nouveau, l'internet offre le monde au monde, c'est-à-dire rien, etc.) est le pur produit d'une intelligence perçue comme pathologie parce que coûteuse, et nuisiblement sans rentabilité immédiate. L'ultra vitesse de l'échange kitsch est l'exemple d'une communication réussie, c'est-à-dire criminelle (mais nous avons vu ce qui résume son espace sacrificiel) : l'assimilation du langage à la communication est la donnée élémentaire de la kitschification des idées, elle est le lieu même de leur transformation en objets. La conséquence la plus immédiate du kitsch présenté comme pénétrant la sphère du goût par le second degré, c'est que dans l'économie du désir, de la joie, et de l'esprit dont il doit témoigner, les idées aient été chassées de l'échange au profit des objets ; l'esprit n'est plus un luxe avouable, l'intellection a tout intérêt à être chassé de l'Eden, elle doit désormais avancer masquée derrière le terrorisme ; elle n'est plus valorisante, n'est plus l'aventure méritoire ET gratuite, mais la honte de l'objet. Ce que proposent les objets de la collection et de la pensée réifiante kitsch, c'est une satisfaction immédiate quand le goût les rendrait encombrants, et la possession kitsch ne doit plus être tributaire d'un choix mais d'une certaine disposition. Surtout, elle doit offrir une rentabilité sans distance pour la satisfaction, qui donne à l'adhésion ou au rejet la même valeur d'inaction, la même inertie. Le kitsch, qui pour se prolonger dans l'inflation des objets performatifs devait déjà avoir congédié le discours, a désormais contaminé cette langue qui lui était étrangère - parce qu'hostile et impuissante ; ceci à partir du moment ou l'esprit, quand il est soumis à la même disponibilité d'échange accession instantanée et jetabilité, est immédiatement kitschifié. L'idée est devenue objet, dans un espace de transactions à sommes nulles, où l'on assassine en douceur tout autour de la table de jeu. Certains se demandent encore si le kitsch est futile ou, au contraire, lourd d'une absence de sens ... La mécanique kitsch ne laisse aucun doute planer: loin de se savoir insensée, c'est elle qui terrorise la pensée par la futilité curative et engage les causes les plus désastreuses. Le Front national est, par exemple, en ce sens qu'elle est l'idéale réponse kitsch, celle du soulagement économique du discours ; les coupables sont ceux qui, surdimensionnant le réseaux des réalismes politiques dans le cadre même de l'irréalisme absolu télévisuel pour jouer aux grandes personnes dans la pataugeoire infantilisante des campagnes, ont inventé le double jeu de la spoliation du plaisir de dire, et du mensonge éhonté sur leur prétendue propre richesse, son mérite ; c'est entre ces deux pôles de la survisibilité que naquit aussi la détraction, l'opposition politique, kitsch. Le plus étonnant reste que la naissance et la pérennité du Front national sont assurées principalement par la prétention à être le seul hors champ du second degré libéral.

oici une génération de constatataires, la seule guérison envisageable pour eux serait, hélas, le refuge morbide dans son propre corps, c'est-à-dire choisir l'idéologie solitaire d'une ironie du provisoire, individuelle, contre la pulsation des échanges libéraux unistes et le second degré.

our saisir la volonté structurante et terminale de cette organisation (l'extinction définitive des feux), n'omettons pas d'y inclure la complicité du cynique (moderne, bien entendu, en tant qu'il n'est plus que le nom commun de l'immoraliste), le méta-idiot perdu pour la jouissance (donc pour l'humour), qui confond immoralisme et émancipation de la morale, dont le travail consiste à produire l'illusoire pâture de l'illusion -sa solitude adorée est à la fois le plateau des reconstitutions interminables des champs de bataille auxquels il résume un monde qu'il puisse comprendre - tenir- et l'argument fondateur de son orgueil, sa volonté d'impuissance qui veut tout emporter avec sa propre disparition. Le cynique, ou idiot média-fabriquant, produit de la détestation jetable à seule fin de rendre à jamais invisible l'objet du rire de l'ironiste qui n'était autre que cette média-fabrication.
Ainsi, produisant des objets veules qui simulent toujours une autre veulerie - un support en couche pour la détestation - le cynique encourage la confusion; faire violence, encore, à l'intelligence, c'est piéger la critique à côté d'elle, dans un réceptacle provisoire, qui garde la production, ses intentions et ses intérêts, intacts.
Quand on n'y croit plus, quand on n'a plus de taureau sous la main (Céline), il faut d'urgence créer artificiellement une usine à sous-hommes (médiatique). La propulsion de ces figures virtuelles dans la sphère des constatations fabrique des assassins sans visages qui peuvent se trouver drôles en se pensant de l'AUTRE CÔTÉ ; les conditions idéales sont alors réunies pour la naissance de l'idiot moderne.

'ironie offrait une perspective critique basée, comme toute autre, sur les enjeux politiques du discours et l'espace paradoxal de l'actualisation du sujet dans le corps social : c'est toujours dans l'imminence du danger, et l'acceptation de son caractère irréductible qu'il serait vain d'essayer de contrarier - que l'ironiste livrait le sujet à son bûcher feignant de viser l'humain en général, là où il précipitait sa propre combustion, parce qu'ici-bas personne n'est foutu d'allumer correctement un feu. La baleine catholique de Huxley ( Le plus sot animal ), les raz-de-marée de merde de Flaubert étaient idéalement surdimensionnés contre les hypostases de la bêtise évidemment, elle, sans échelle. S'ils avaient imaginé qu'un jour la singerie se déclarerait marque ultime d'hominisation...
La peur inspirée par le gouvernement de la sottise guidait les ironistes ; aujourd'hui l'ironie contre l'ironie (la haine des intellectuels) est la mamelle qui nourrit l'idiot moderne. Le vote est crédité, on remonte la tête sur pivot de Louis XVI, soulagé que l'homme d'Etat soit bien aussi idiot que soi-même : ainsi la catastrophe n'est plus une catastrophe du moins le désastre est-il sans amertume. L'esprit humain - faute d'un nouveau calendrier - peut repartir de zéro.

e prétendu ironiste moderne - l'homme du second degré - a choisi pour cible, en somme, l'ironiste ancien, donnant ainsi une arme supplémentaire à la sottise dont elle n'avait nul besoin pour être victorieuse ; double coup regrettable, puisque entre les mains de la vanité imbécile, les propriétés de l'ironie se dissolvent avec le danger ; ce poujadisme enfantin (donc immoral) a pris pour cible l'intelligence dont elle se prévaut, en visant une échelle de l'idiotie fantasmée qui règle le départ de l'esprit à l'endroit même où l'ironiste s'arrêtait pour s'essuyer les pieds.
Comment peut-on avoir, comme l'homme du second degré, si peu l'orgueil de ses victimes ? La certitude que, quoi qu'on en dise, le monde vous ressemble, finalement, y aide beaucoup.


L.L.D.M juin/novembre 99