L.L. de Mars — Entretiens

Jérôme Saliou*, à propos du travail de bande dessinée



Entretien réalisé pour la radio Canal B (Rennes). Relation intégrale et littérale de cet entretien. Transcription C. de Trogoff, L.L. de Mars


— Donc, partons sur le principe... Tu me diras ce que t'en penses... On était d'accord pour ça...

— Oui, pour des questions cons...

— D'accord. Alors : artiste, c'est pas un métier, de quoi tu vis ?

— Tu veux savoir comment je m'alimente ? Comment je mange ? Je mange assez équilibré, une nourriture peu riche, pas mal de légumes ; je cuisine beaucoup à la vapeur, à l'huile d'olive... Ça répond à ta question ?

— Ça répond qu'en partie. L'idée, en fait... C'est de voir quelle position tu prends par rapport à ta pratique... Les rapports sociaux que ça entraîne...

— Les rapports sociaux... ... En fait, c'est une question qui est toujours assez troublante devant le travail artistique, parce qu'il y a — comment dirais-je?— il y a une espèce d'antinomie entre l'idéalité sociale qui est au travail dans toute oeuvre artistique — enfin, juste de savoir que cette idéalité, c'est son devenir social, hein, que tôt ou tard, hé bien elle aura des conditions d'apparition particulières, conditions qui sont pour la peinture une exposition, pour un livre sa publication etc. — et il y a que cette idéalité sociale qui y travaille, non seulement elle ne peut pas être anticipée — c'est-à-dire : tu sais que c'est là, mais tu ne peux rien faire de ce savoir — mais en plus, elle est niée par les conditions du travail. En tout cas, elle est niée par les conditions de travail de bandes dessinées qui est un travail très solitaire, qui doit pour exister rompre avec toute socialité. La socialité réelle du travail artistique entre en parfaite contradiction avec son idéalité sociale. Bon. Ceci est vrai pour la bande dessinée, mais c'est pas vrai pour tout, hein, il y a des formes, des disciplines artistiques où se superposent les conditions d'apparition sociale et la création : c'est le cas du concert pour la musique, c'est le cas du théâtre...

— Pour la danse...

— Oui, pour des tas de choses de ce genre. Bon, pour moi, dessinateur de bandes dessinées, c'est une tension contradictoire. Alors, les moments de socialité pour la bande dessinée sont des moments d'effraction, qui n'ont pas grand-chose à voir avec elle... C'est le moment, au sens vraiment ancien du terme, de sa publicité... Les moments publics, voilà, où on se rencontre dans les festivals par exemple. Mais ça a très peu à voir avec le travail. Et puis c'est pas vraiment sa destination, quoi. Même si on y vend des livres, qui eux ne sont peut-être pas la destination du travail, mais en tout cas sont la clôture de quelque chose... Le festival, lui, n'est rien d'autre que le petit moment de socialité qui entoure la création de bandes dessinées. Voilà. Donc... Qu'est-ce que tu veux savoir ? S'il y a une contradiction, si elle est soluble, si elle apparaît dans le travail?

— Non, pas spécialement qu'elle soit soluble, non. Mais sait plus comment toi tu le ressens, en fait. Pour revenir, plus basiquement, sur la question, c'est aussi... C'est au niveau thune...

— Ah, l'argent ! ?... Écoute... La question ne se pose pas vraiment, en fait. C'est-à-dire que... J'ai choisi de vivre pauvrement, depuis toujours. Bon. Là, un des hasards de l'existence a fait que récemment, il y a quatre ans, à peu près quand j'ai atteint ma quarantaine quoi, on a pu avoir une maison, un toit stable au-dessus de la tête. C'était juste ça : savoir si le froid de l'hiver sera tenable... Des choses de ce genre... Bon. Ça ce n'est plus une question pour un petit moment. Mais même quand ça l'était, on vivait pauvrement, dans un appart médiocre, insalubre, mais je m'en foutais, je dois dire, je l'aimais bien. Et pour le reste, tout est un peu pareil, c'est-à-dire que... Quand j'ai pas d'argent du tout, au lieu d'apprendre à gagner l'argent, on apprend à vivre avec moins. Et comme on s'appauvrit tout le temps avec mon épouse — enfin, régulièrement si tu veux, d'année en année — hé bien, d'année en année, on apprend à vivre avec moins. C'est tout. Ça répond mieux à ta question ?

— Ça répond à une partie de ma question, effectivement. (rires) Non, mais c'est vrai (rires)... parce que... c'est le fruit d'une volonté?

— C'est plein de choses complexes... qui se nouent de façon quasi inextricable. Il est arrivé assez régulièrement, je sais pas, que d'aucuns trouvent héroïques (rires) les positions de ce type, des choses comme « ohlala t'en à rien a foutre du devenir! » — ce qui est vrai, oui, bon, sans doute, dans une minuscule mesure, mais c'est... C'est... À la fois c'est vrai —il y a sûrement une part de courage là-dedans — mais c'est aussi une forme de stupidité, de lourdeur d'esprit, c'est juste parce que je ne vois pas très bien comment faire autrement. Il y a un mélange à la fois d'une immense lâcheté, peut-être à affronter ça sous d'autres formes, et puis un certain courage à dire oui à l'inconnu, voilà... C'est ça en même temps...
C'est un paradoxe, si tu veux : c'est à la fois un choix volontaire, déterminé — j'ai horreur de l'argent, ça ne m'intéresse pas, bon, ça c'est un fait — mais, il y a aussi le fait que de toutes façons je serais bien incapable de savoir comment en gagner. Je ne sais pas, et je ne veux pas le savoir ; je m'en fous. Donc, si réellement la question se pose de façon très très violente, si on descend encore d'un cran au-dessous du seuil de pauvreté... Je ne sais pas ce qu'on inventera comme solution, j'ai pas de réponse pour demain, si tu veux. Alors... C'est un choix politique, mais c'est pas seulement politique si tu veux, c'est... C'est juste parce que... Ce que je fais dans ma vie — c'est-à dire, en gros, des bandes dessinées, des livres, de la musique, peu importe la forme que ça peut prendre — c'est juste la façon dont se formule chaque jour ma vie tout court. Ce n'est pas disjoint, c'est pas à côté. C'est pas avec ça que je vis : c'est ce que je vis.
C'est pas les choses que je fais, c'est les choses que je suis. C'est là où il n'y a pas de choix, si tu veux. Je gagne pas d'argent à côté parce que j'ai rien à côté, je veux pas être à côté, je suis en plein dans ce que je fais. Si par malheur j'avais une source de revenus obtenus d'une autre façon, chaque minute grignotée sur mon travail artistique me rendrait très très malheureux. Du coup, je serais plus bon à rien. Tu vois, c'est pas seulement... y'a une part de choix mais elle est dérisoire... Je fais ce qui s'impose à moi, et pour ça et bien il y a, il y a des conditions.
Voilà. Je paye le prix. C'est comme ça.

— Et... tu considères que c'est un prix lourd à payer?

— Non. C'est pas un prix lourd à payer parce que ma vie est très intense, en fait... Je peux pas nommer... Je peux pas être comptable si tu veux, des gratifications qu'elle m'apporte. Comme le serait par exemple, un mec qui vend plein de livres, il serait comptable : « Ah, j'ai vendu plein de livres. J'ai vendu tant de livres ». Bon. Pour moi, c'est un non-renseignement. Même si un jour j'en vends plus je me dirai : « Aah, c'est plus de malentendus » ; c'est toujours plus ou moins un quiproquo une rencontre avec un lecteur, avec un spectateur. C'est un quiproquo doux, hein! J'ai pas dit que c'était une malédiction, mais bon : c'est toujours plus ou moins un malentendu. Jene peux pas, je serai pas comptable de ça.
Et pour les autres gratifications, bon, je ne suis pas comptable du tout, je peux pas te dire ce que ça m'apporte , je peux juste te dire que ça me traverse, que ça me transforme, que je ne connais pas de façon plus intense, plus épanouissante d'être vivant. Voilà. Pour moi, être vivant, c'est une question. C'est pas une réponse. C'est une question très troublante ; qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire? Ça ne suffit pas d'être présent au monde. C'est bien plus que ça. Il y a des formes de vie qui sont présentes au monde mais faiblement prises dans la conscience de cette présence ; bon, bin, tout ça ne fait pas une question. C'est une réponse. Le fait d'être vivant est la réponse de certains. Pour moi c'est une question permanente : comment ça se formule à moi, est-ce qu'on peut-être plus ou moins vivant?
À cette question on aurait tendance à dire : « bin non, c'est idiot, t'es vivant ou mort ». Oui mais. Est-ce que les formes de vies terrassées, par exemple, écrasée par... Le manque d'appétit... Par la dépression... Ne pas savoir où on doit se foutre, est-ce que c'est une vie complètement? Est-ce que c'est pas une vie en train de vivre à côté d'elle-même? De se manquer? C'est... Mon travail ne répond pas, forcément, à toutes ces questions, mais il... Il prend la place de ces questions, il est le lieu d'éclosion finalement de ces questions, puisqu'il est la forme de ma vie.

— Il me semblait avoir lu un peu ça, quand même, dans « Une brève et longue histoire du monde »... Ça m'a fait repenser à une discussion qu'on avait eue, sur la disparition des incas... Je sais pas pourquoi, ça m'a fait penser tout-à fait à ça... On avait discuté au magasin et puis... Tu disais « C'est quand même incroyable qu'il reste... Comme stigmates de cette existence, de tout ça.... qui était complètement dans... Dans la résistance, enfin... et... Oui, il en reste quoi?

— Trois bouts de cailloux

— Oui, trois bouts de cailloux

— Des bouts de cailloux indéchiffrablement ouvragés, impénétrables et... C'est aussi toute la limite, tu vois, des discours crépusculaires. D'une part parce qu'il sont tenus depuis toujours — bon ça les rend ridicules, si tu veux, depuis Héraclite y'a des types qui décrivent le monde comme en train de s'effondrer... La perte de valeurs... ou tout ce que tu veux... Mais y'a presque une dimension comique à, à tout ça. D'abord, d'une part, parce qu'un truc qui est continuellement en train de s'écrouler mais qui ne touche jamais le sol, c'est quand même un peu, un peu grotesque...
Mais aussi parce que, tout simplement, ce dans quoi nous sommes pris, les molécules complexes dans lesquelles nous nous déclinons infiniment comme atomes et à la fois intensément vivants, présents et irremplaçables, ce sont des vies extrêmes, qu'aucune vie ne peut remplacer, hé bien il peut n'en rien rester du tout, ce n'est pas si grave. Il n'y a pas de morale à tout ça. Ce pas si grave, parce que ce qui reste continue à être fécond... Ces civilisations dont on parlait ensemble — dont effectivement il reste trois pauvres pierres illisibles, indéchiffrables — résident en une puissance, qui résulte juste du fait d'être une création humaine, toujours active, qui produit des intelligences, à travers des questionnements, des butées...
Et des fois pas de question pour autant : il y a des tas de, par exemple, de plasticiens qui vont puiser dans des civilisations desquelles il ne vont pas forcément chercher à comprendre ce qu'elles ont pu être, des signes, des formes, etc. et qui avec ça produisent des nouvelles formes qui elles sont la façon, pour eux, en les prolongeant, d'interroger le monde ; mais ce ne sera pas une façon d'archéologue, ce ne sera pas une façon d'historien ; et pourtant, elle sera née cette façon de faire de la vie, de civilisations éteintes depuis 6000 ans, desquelles on ne sait rien ou presque. C'est à dire qu'il y a quelque chose d'à la fois beau, fascinant et dérisoire dans l'enchaînement et la mort des civilisations. Ce qui fait que devant notre propre crépuscule, pour peu qu'il soit vrai — puisqu'on peut dire, d'une part, oui, pourquoi pas? les civilisations, oui, ça disparait ; ça doit minimiser au moins notre orgueil et puis cette espèce de pari stupide sur l'éternité que fait un gouvernement, par exemple, en installant des formes définitives, en ayant une image très définitive de sa nation et de son pouvoir... Et de l'autre côté il ne faut pas négliger que, hé bien il faut quand mêmes quelques vies très très intenses et complètes pour que ces civilisations naissent, éclosent et meurent. Toutes ces vies sont pleines d'elles-mêmes et de leur intensité pour aboutir à ces compressions. Même si elles disparaissent, c'est pas si grave. Voilà.
Il y a une beauté extrême à tout ce qui est transitoire, de toute façon, je crois, du fait d'être transitoire même. On ne peut pas, par exemple, s'intéresser à la modernité, sans en aimer la nature transitoire, justement... Le fait que... Y'a un moment de bouleversement articulé à son temps et à certaines règles qu'il faut absolument, à ce moment-là, débouter, ridiculiser, bafouer, piétiner, et puis... Et puis c'et fini...

— Tu te places, toi dans une... en tout cas ton travail, tu le places dans ce rapport à la modernité?

— Hmmm... J'ai l'impression que... de poser des... de façon assez "moderne", des questions d'un travail en bande dessinée. Qu'est-ce que ça veut dire, "moderne", dans ce cadre?.. Ça veut dire que le plus gros du travail qui se développe dans mes bandes dessinées ou ailleurs, pour moi, est livré à l'inconnu ; pas l'inconnu seulement pour des lecteurs éventuels — parce que ça, ça ne doit pas être ma question — mais pour moi-même. Quelque chose qui... même s'il y a peut-être une contradiction intéressante dans la pratique.... dans la pratique de l'art en général, pour peu que ce ne soit pas une posture ou un contrat social, une vraie pratique de l'art, comme interrogation générale — à la fois pour que ce soit possible, ce travail, il faut être tenu à une certaine vision — Deleuze n'en parlait pas en d'autres termes : un artiste c'est un mec qui a vu un truc. Il a vu un truc : il y VA — et d'un autre côté, c'est une pratique aveugle ; aveugle à ses propres moyens, aveugle à sa fin...
Oui, tu vois, il y a une... Une vision aveugle.... C'est un peu absurde, dit comme ça, mais ça veut dire que chaque jour à l'atelier, plein de choses sont remises en cause ; c'est à dire : l'instrumentation — l'appareil de mesure n'existe pas, l'instrument de mesure pour savoir si ce travail que tu fais est valable ou pas, prrrrr, il existe pas!
Si l'oeuvre est moderne, si tu veux, la critique, elle va naître avec elle. Les lecteurs n'existent pas encore ; ce ne sont pas les lecteurs qui font les livres, ce sont les livres qui font les lectures, qui rendent les lectures transformées et transformantes, sinon on serait tous en train de lire éternellement Gilgamesh, on lirait le même livre sans cesse réécrit ; non, y'a des livres qui prennent le pari de s'écrire autrement, et ça produit des lectures différentes, des lecteurs d'un seul coup qui sont prêts, qui se disent « Ah oui, ça peut être ça aussi ». Il y a beaucoup d'imprévu, tout le temps. Mais pourtant pour que de la place soit laissée à toute cette inconnue, il faut être assez stupide, vaniteux ou fou pour avoir une sorte de... de vision, quoi. Pour se dire : « j'y vais ».

— Et... C'est... C'est justement, dans cette considération de la vision que... Enfin, c'est sans doute lié à moi, hein, mais je vois pas la notion de modernité liée à cette vision-là... C'est-à dire que cette vision-là, elle est la même aujourd'hui qu'il y a mille ans, et elle sera la même dans mille ans.

— Hm. Non. C'est vraiment un éternel transitoire. Elle change tout le temps de place, quoi...

— Oui, elle change tout le temps de place mais... Ça n'en reste pas moins le... En tout cas à mon sens, le... le même préalable. Préalable au mouvement artistique. La notion moderne est intéressante mais elle me semble strictement liée à la vision sociale du progrès, donc très liée au XIXe siècle...

— Non, non non non... Baudelaire parlait je crois de la beauté, de la modernité comme éternel transitoire, hein, mais il faut se tenir proche, il faudrait bien écouter Baudelaire, c'est pas un message progressiste, tu vois... La modernité au sens où on peut encore l'entendre — pourtant, ça fait plus d'un siècle, tu vois... et après un siècle c'est encore plein d'une vraie fécondité... Enfin, cette vision, cette conception baudelairienne de la modernité, c'est très très loin d'être éteint... plus que les notions d'avant-garde qui sont chétives aujourd'hui ; pourquoi elles sont chétives? Peut-être parce qu'elles sont prises dans un programme, c'est leur histoire, un peu, aux avant-gardes, d'être sont prises dans une pensée programmative qui les limite, une collectivisation des moyens au service de mots d'ordre.
Pourquoi pas, hein ; moi il y a plein de choses dont je suis fou et qui sont des productions des avant-gardes. Mais... Cette collectivisation des moyens subordonnée à des mots d'ordre, des énoncés formulés et fixes, y'a qu'une seule personne qui les réclame dans l'art aujourd'hui, et c'est pas les artistes, hein, c'est Badiou. Il y a de quoi se marrer, quand même. Le seul qui parle d'art en ces termes, avec ces exigences là, c'est ce clown sinistre qui déteste l'art, qui n'y comprend rien de rien. Ce puritain morbide et belliqueux. Ça veut dire que... Au fond, le recours à ce mot, moderne, est finalement plus intéressant, plus risqué, plus bordélique, que l'avant-garde, dont on n'a plus que foutre.

— Oui oui, justement, et tu penses pas du coup qu'il y a un déplacement parce que, parce que... Fra Angelico est moderne... Tu crois pas?

— Écoutes, je pense pas que... Je sais pas ce qu'il est... Il est inattendu, voilà... Il répond... Il apporte une réponse inatt

— Justement, tu trouves pas que justement, que la notion de modernité devrait être appelée par un inattendu?

— Hmm. Ce que tu voudrais, c'est changer de mot, quoi? C'est juste que... Si tu veux, le mot "moderne"...

— Je trouve, moi, que la notion de modernité, donc, se met en place, comme valeur, au XIXe siècle, voilà, est parallèle à la notion de, de progrès, enfin...

— Oui elle est parallèle, mais on s'en fout; tu vois, y'a pas de positivisme nécessaire de la question de modernité... Faut pas confondre la modernité et le modernisme

— C'est là où je trouve que y'a un gros problème sur, à peu près, l'ensemble du XXe siècle justement, c'est que devient moderne ce qui n'a pas déjà été fait, donc... Ça peut etre n'importe quoi...

Hm. D'accord... Bon, il faudrait bien s'entendre là-dessus... Bon... Une musique moderniste, par exemple, bon, c'est exemplairement la techno ; elle utilisait des ordinateurs, certe, mais c'était une musique épouvantablement archaïque. Quand elle apparait des les années 90, elle est déjà ringarde. Elle a des conceptions d'écriture, une pensée de la musique, qui sont archaïques, on retourne à Rahan, quoi. Transe, tempo sans accident, toute intensité au même niveau, stupéfaction générale. Mais elle est moderniste. Elle utilise des procédés de mise en son qui sont, bin... simplement contemporains, quoi. C'est aussi son credo. Elle vend du couplage biologique machinique. C'est ce qui est mis en valeur pour évoquer sa position dans le temps. C'est à la fois le fait technique, et la dimension critique, théorique, la machine. Alors que son credo musiquant, c'est l'hypnose néolithique.
Bon. c'est pas que ça, hein! Il y a une dimension sociale qui est importante, hein, aggrégative, c'est la fête, bon, ça c'est encore autre chose. Ça intéresse les anthropologues. Mais comme musique, pour un musicien, c'est une musique terriblement vieillotte, sans intérêt. Voilà. Et à côté de ça, une musique comme celle de... Gérard Pesson, de Helmut Lachenman qui utilisent des instruments classiques, violoncelle ou trucs de ce genre, est résolument moderne. C'est-à dire... Avec cet instrumentarium il produisent des conditions sonores inattendues, sur lesquelles on continue de réfléchir ; elles sont loin d'être épuisées, et on n'en finit pas ; la musique des grands improvisateurs contemporains, par exemple, hein, tu vois, tout le spectre très large... je sais pas enfin de Will Guthrie, de Guionnet, Doneda, enfin tout cet univers-là, tu vois, ils utilisent des instruments qui sont tout ce qu'il y a de plus classiques, ils en ont rien à foutre, ils sont pas modernistes, ils s'en foutent si tu veux d'avoir des machines puissantes. S'ils utilisent des machines c'est dans le même paradigme des activités, l'objet reste le même. Ça peut être le timbre comme espace de développement de nouvelles durées, etc.
C'est une question de position, des types de questions, ce sont vraiment des inventeurs. Ils plongent dans l'inconnu.

— C'est peut-être ça, effectivement, c'est peut-être que... Ce qui m'énerve c'est le modernisme. Assez immédiatement pompier en fait... C'est-à dire « je le fais parce que, oh, regarde, je peux le faire! »... C'est reprendre très exactement en fait, enfin, tel que je le comprends, l'idée de Duchamp et de la décliner ; mais elle est déclinable à l'infini ; bon, tu pourras mettre en place n'importe quoi à partir de cette idée-là, le problème c'est que c'est pas l'idée de la personne qui l'utilise.

— Mais tu parles encore d'autre chose; tu parles du ready-made lui-même comme action...

— Du ready-made ou même, il me semble, à peu près l'intégralité de ce que dit Duchamp... Wharhol fait un peu avancer le truc en disant, « on va introduire la notion de marché dans l'art », voilà. C'est ça qu'il avance, après ça...

— Hm. Chez Duchamp c'est compliqué, parce que tu vois... On a tendance à en faire, comme ça, un homme qui ne se pose pas de questions...

Tout de même, à l'inverse!

— Non mais je veux dire : des questions classiques... Des questions d'artiste classique. Il se trouve que Duchamp est à mes yeux un plasticien classique ; vraiment classique. Il faut bien le penser en ces termes à mon avis, quand on connait un peu l'étendue de son travail. Pour ça, il faut aller voir les oeuvres, il faut bouger son cul à Beaubourg et aller voir tout ça. Il y a des gens qui ne s'y trompent pas. Georges Didi-Huberman, qui a beaucoup écrit sur la question du moule et de l'empreinte, il le voit à l'oeuvre le père Duchamp. Il voit les petites notes qu'il prend sur les matériaux, les techniques utilisées... Il faut voir une oeuvre comme « my tongue in my cheek », par exemple, qui répond à plein d'interrogations extrêmement subtiles sur l'histoire de la sculpture, sur l'histoire du moule et les modes de représentations les plus, comment dire? Les plus propres à renverser les rapports habituels qu'on a avec une sculpture... Peut-être qu'il faut être un classique pour être un moderne... On le dit souvent, c'est un lieu commun sans doute... Les questions interminables que cet homme se pose sur la stabilité technique du grand verre... La faisabilité et le sens sont conjugués dans les questionnements, c'est un homme qui est hanté par... Il a un côté Benvenuto Cellini, tu vois, il est plus proche à mes yeux de Benvenuto Cellini qui était hanté par le moulage du bronze de sa Méduse — tu vois, celui qui se trouve à Florence dans la grande loggia près du Palazzo Vecchio — il est beaucoup plus proche de cet homme-là que de n'importe quel producteur de ready-made contemporain... ce dernier peut n'être qu'un pompier, effectivement..

— Voilà, c'est ce pompiérisme-là qui me, qui me fait ça... Parce que j'ai de plus en plus de mal à voir, justement, des travaux qui s'échappent du pompiérisme

— Mais c'est parce que les lieux sont insaisissables... Ça aussi, c'est le fait d'une situation moderne — on va l'enlever ce mot qui t'agace si tu veux, on va dire d'une situation inconnue — les lieux disposés à rendre visible, même pas à l'éclosion, mais simplement la présence de cette inconnue, ils n'existent pas. Pas encore. Évidemment. Ce que je veux dire est une banalité : je crois qu'il ya des gens qui ont bien mieux que moi mis en lumière tout ça... Bon. On n'a pas la moindre idée de ce qui se trame de l'aventure moderne tant qu'elle n'est pas déjà banalisée et rendue morte par, justement, les recensions tardives, les copistes et par les sanctuaires. Les sanctuaires que sont les grandes galeries. Parce que tout l'univers qui rend visibles les choses, c'est à dire les revues, les grandes galeries, c'est un univers de retardataires permanents, ils ont toujours un temps fou de retard sur la création...
Et pour la bande dessinée c'est pareil ; qui publie les oeuvres modernes au moment où elles le sont vraiment? Ce ne sont certainement pas les grands éditeurs, ce sont les petits qui prennent des super risques, qui font des bouquins à 500 exemplaires dont personne ne veut, et puis quand les grands trous-du-cul s'en rendent compte, c'est trop tard... Ils ont des auteurs épuisés, qui n'en ont plus rien à foutre parce que la plupart du temps ils se sont tués à la tâche, et qui sont même pour la plupart devenus pompiers à force d'usure... Voilà...

— Mais tu trouves pas qu'on peut en vouloir à Wharhol de tout ça?

— Mais non, quelle idée! Enfin, Wharhol est Whahol, je veux dire par là que...

— Il me semble que c'est vraiment le, l'exemple typique de la personne qui comprend justement l'émergence du marché de l'art et qui travaille... Son travail est axé sur le marché de l'art

— Non! Ça a juste l'air autotélique quand je dis «Wharhol est Whahol», ça na l'air très con mais je veux dire par là que c'est pas l'art qui fait les oeuvres, c'est bien les artistes! Ça veut vraiment dire qu'on a rien à reprocher à Wharhol de cet ordre-là, il fait une oeuvre, bon, après la responsabilité de

— Non mais c'est la façon dont c'est compris plus que... Cette idée de mettre l'art en galerie, c'est une mauvaise idée.

— Je sais pas quoi te dire... On peut répondre à la galerie par des procédés fumeux et drôle... Ceux qu'on a appelés les nouveaux réalistes français, bon ils sont plus ou moins intéressants mais peu importe, on transformé à plusieurs reprises les galeries en lieux de bordel, en les remplissant de déchets pour l'un, en les vidant de tout pour l'autre, bon tu vois très à quoi je fais allusion ; bon, voilà, c'est une réponse à "la galerie". Je crois que ce nigaud de Matthews Barney, les premières fois qu'il faisait des performances, c'était bien avant de faire les grands films comme Cremaster ou des trucs comme ça, il faisait de la varape, dans les galeries... C'est à la fois grotesque et passionnant... Il y a toujours ça dans les oeuvres modernes, elles apparaissent toujours grotesques et passionnantes. On a toujours un petit moment de gêne devant leur audace, aussi. Bon, Matthew Barney j'aime pas tellement ça, hein, je suis pas en train de défendre particulièrement son boulot mêmes si j'aime ses films, mais, faut se méfier de ce que, dans le travail moderne, on trouve ridicule, il faut se méfier de nos réflexes. C'est souvent ce qu'on finira par aimer vingt ans après, avec honte en se disant « ah bin merde, je suis passé à côté »...

— Et inversement

— Oui, il y a des enthousiasmes dont on a honte vingt ans après... Bon.
Pour répondre à ta question, puisqu'on est partis de là — est-ce que je me sens pris dans quelque chose qui serait la modernité? — hé bin au sens duchampien, c'est-à dire au sens d'un entretien réel, continu, et si possible maintenu sur la corde de l'inattendu avec le passé, hé bien je pense qu'on ne voit que ça dans mon travail... On ne peut pas ne pas voir dans « Prières » la façon dont ce travail bordélique, extrêmement brutal à l'égard de toute narration, le fait dans le prisme d'un questionnement des gravures de catéchismes du XIXe, et dans une autre mesure de la bande dessinée de propagande américaine des années 40. C'est là, c'est présent, c'est quelque chose qui est essentiel à ce travail ; pour qu'il offre cette possibilité, il faut qu'il ait la diligence de s'inscrire dans un véritable rapport avec le passé, mais un rapport qui n'est pas du tout un rapport de sujétion : c'est aussi un rapport d'agression aussi. Il ne s'agit pas de redire les mêmes conneries du genre « Ah mais on doit tous quelque chose à quelqu'un, personne n'invente rien » parce que ça c'est des conneries, c'est de la pure paresse intellectuelle. Il s'agit de dire : « on a interrogé ces choses là de cette façon, et cette façon de les interroger est une invention ; ça, cette façon de regarder les choses... On va refaire l'histoire ». Complètement. Un bon historien, c'est un mec comme Finley qui réinvente la méthode de l'historien. C'est Lloyd devant les mentalités. Il ne s'agit pas d'aller chercher de nouveaux faits, ou de nouveaux documents, non non ; on va changer la méthode. Devant les mêmes faits, tout peut s'inventer et aboutir à une situation complètement nouvelle.
Un bouquin comme « Comment Betty vint au monde ».... c'est pas, obligé de voir ça, hein — c'est pas que je cherche à brouiller les pistes, c'est que je vois pas du tout l'intérêt de copier mes maîtres ; la plupart du temps ils sont invisibles — mais c'est un entretien avec quelque chose qui a éclot au XVIIIe siècle, qui est la peinture baroque telle qu'elle fleurit aux plafonds de Venise, et cette bande dessinée-là, Betty, est rendue possible non pas par d'autres choses modernes, mais elle est rendue possiblement moderne, peut-être, par la peinture de Piazetta et de Tiepolo. Voilà... C'est là que ça se passe...
Est-ce qu'on ne peut pas, maintenant que beaucoup de temps a passé dans les façons de rendre le baroque présent à notre propre modernité, trouver une nouvelle façon, finalement, de transformer la peinture baroque en une présence féconde pour le XXIe siècle? Voilà. Ça peut être fait simplement, tout ça a l'air d'être des grands programmes, des grands axes, mais on peut le faire avec légèreté... C'est pas, c'est pas non plus, tu vois, un programme assommant...

— Non mais c'est un principe préalable ; enfin c'est...

— Le préalable, s'il y en a un, c'est que... Il faut s'autoriser toute possibilité d'être déjoué jusque dans ses propres plans. Sinon, tout ça n'a aucun intérêt. Et rien n'est plus jouissif, justement, que de se donner des préalables et de se rendre compte qu'ils nous conduisent infiniment plus loin que ce qu'on avait prévu et peut-être jusqu'à leur contradiction, qu'ils nous mènent tout-à fait ailleurs. Et dire : « bon, bin ça je vais laisser tomber, ce n'est pas ça qui s'est passé, ce qui s'est passé est autre chose, et tant mieux ».
« Prières [...] » devait juste être un livre sur la colonisation, il est devenu tout-à fait autre chose. Il est devenu autre chose juste parce que quelque chose s'est mis à bruire, tu vois, il y a eu un bruissement de voix et ce bruissement est devenu la forme du récit. Et c'est même plus finalement les récits sur la colonie qui se sont entremêlés, ils ont disparu. Ce qui est resté, c'est l'enchevêtrement tout court. J'ai parlé un peu d'autre chose. Et pour la peinture baroque... Je pensais que « Betty » allait être une interrogation directe, par une enfant, assez platement en vérité, qui aurait découvert la peinture aux plafonds de Venise... Et ce n'est pas ce qui s'est passé.
Il y a eu des dérèglements de ma perception de la peinture baroque, à cause de quelques oeuvres, inattendues pour moi, qui ont été des grands chocs, notamment de Tiepolo à la Ca' Rezzonico. Merde... Cette peinture est une théorie de la peinture. C'est-à dire que... C'est une chose qu'on peut se dire, comme ça, platement, « ah oui, finalement, la peinture a pas besoin de théorie parce que tout art est sa propre théorie », mais c'est pas si simple en fait de rendre cette chose-là perceptible.
En quoi elle est sa propre « théorie »? Est-ce que ce n'est pas un abus de langage que de dire qu'elle est sa propre théorie, qu'elle pourrait se soustraire aux énoncés? On pourrait se dire, allez bon, qu'à la limite elle est sa propre démonstration, mais en quoi est-elle sa propre théorie? Il y a un plafond, de Tiepolo, qui est sa propre théorie. C'est-à dire qui inventorie intelligiblement les moyens pour se faire, et les moyens pour penser les autres peintures à partir d'elle et qui, petit à petit, de façon très délicate, déploie sur un plafond tous les problèmes que se pose un peintre pour peindre un plafond, au XVIIIe siècle, dans un palais privé, avec les moyens qui sont censés être les siens à ce moment-là. Ce n'est plus un problème d'effets. Et tout se met en place... La figure centrale qui y est produite est insignfiante en regard de cette théorie qui se déploie autour d'elle. Je me dis mais, c'est ça qui doit être le creuset de mon travail! C'est : en quoi mon travail est ma théorie? Là je rejoins ma question baroque du départ. Et d'un seul coup les plafonds eux-mêmes étaient devenus vachement lointains, on n'allait pas les voir, ils n'allaient pas traverser la BD. Par contre, une forme particulière de mise en couleur est apparue. Qui n'est pas à proprement parler baroque mais qui est... Du coup... Ma façon d'être baroque aujourd'hui. Voilà. « Une brève et longue histoire du monde » poursuit ça, en fait. C'est un parage, de ça.

— Du coup, dans « Docilités », c'est la notion baroque deleuzienne, quoi. En fait, basée sur le pli...

— Hm. Quoique.... Deleuze accentue le caractère plissé du baroque en laissant de côté le caractère plissé du gothique par exemple, et ça me fait un peu bizarre parce que précisément, « Docilités » est un livre peut-être plus soucieux de s'ordonner au pli gothique (notamment à propos de l'espace du Palazzo Pubblico). C'est tout-à fait autre chose. il abrite des discontinuités insoupçonnées, des registres, des mondes cloisonnés, il est presque contradictoire sur ce point au pli baroque... Du moins, il fait à ces deux modes du pli un espace de friction qui les oppose....

— Mais surtout le passage d'une voix, à plusieurs voix, il me semblait vraiment que c'était une application...

— C'est pas une application, parce qu'on pourrait imaginer que... Tu vois... Un axe théorique, un axe philosophique, c'est pas le plus gros travail de le « comprendre ».... C'est du travail, bien sûr ! Si tu te tapes trois ou quatre pages de Leibniz, de Spinoza, de Simondon, t'en chies, tu avances, et puis « ah je crois qu'il veut en venir là. Ça y est, je crois que je tiens le truc ». Tu refermes ton livre et puis : « qu'est-ce que j'ai lu? Qu'est-ce que j'ai cru avoir compris? J'ai compris deux trois trucs mais »... C'est pas ça le déclenchement, pas déjà.
Le déclenchement c'est peut-être quand ça deviendra de la chair humaine. C'est-à dire l'abolition d'une distance, quand tu intériorises le concept. Ce n'est plus du tout cette chose que tu vas expliquer, rétablir, déployer, mais celle qui fait partie clairement de ton corps. Ça ne veut pas dire que d'un seul coup tu vas pouvoir le formuler, hein, loin s'en faut — tu seras toujours dans la même merde, il faudra continuer à travailler — mais il s'expose dans ta chair avec une force d'une incroyable vivacité : désormais il fait partie de toi. Deleuze n'est pas « appliqué » du tout dans mon travail, il n'est même pas cité — on n'utilise pas une philosophie — c'est juste un mec qui fait partie de mes lectures depuis en gros maintenant... en gros 25 ans.... Ça fait longtemps que je vis avec cet homme, et donc je suis... Sillonné par Deleuze, il est très présent, et sont présentes également sans que je puisse dire où et comment certaines de ses lignes de fuite sur le baroque, oui, c'est sûr. Je ne sais pas tout ce que je lui dois. Même si je le lis très mal, si j'en parle terriblement mal. Toujours aussi mal. Peut-être un tout petit peu moins mal qu'au début, mais... Je suis trop affolé pour lire bien quoi que ce soit.
Du baroque on peut voit aussi dans « Docilités », justement, tout un — on est peut-être encore dans un pli — tout un glissement permanent d'une matière à l'autre ; c'est-à dire qu'il y a un jeu de continuités, qui interdit de faire des petits territoires, de découper d'un côté les problèmes de graphisme, d'un côté les petits problèmes de jonction narrative, d'un côté les petits problèmes d'écriture, et puis des problèmes de matériau quand c'est de l'encre, et des problèmes de structure quand c'est du dessin, non, l'idée c'est celle d'une coeffectuation, c'est : on va faire une sorte de machine hyperfluide, où tout est congruent à toutes ces choses de façon simultanée... Comme s'il était nécessaire que tout puisse s'éclairer de la présence des mouvements voisins, de ses propres valeurs, c'est-à dire les valeurs du texte qui sont censées être discontinues de celles du dessin viennent l'éclairer. En gros que les bonnes vieilles séparations structuralistes à la con, tu vois, diégèse et mimésis etc, soient rompues. Que le dessin raconte... Qu'il prenne au dépourvu ce que le texte est impuissant à raconter... Que le texte dessine... C'est-à dire que le fait d'écrire le texte en fait une oeuvre graphique pleinement, charpentée de ses ambiguïtés, qui n'est pas informée en toute ses parties, et ainsi de suite.... Que soit déjoués finalement le plus de cloisonnements possibles pour toucher au livre comme une sorte de forme de vie. Avec tout ce qu'il y a de continu dans une forme de vie. Tu vois, ne pas découper un corps en organes, alors que c'est pas une série d'organes pour en revenir à Deleuze, justement, une fois encore. C'est pas une série d'organes. Bon, oui, il est là, il est présent mais il n'est pas appliqué. Il est présent à ma pensée, mais comme plein d'autres tu vois, que je serais même incapables de savoir être là, j'imagine... Il y a des tas de types qui sont présents, mais dont je serais bien infoutu de dire l'écho saugrenu... Je sais pas, moi.... Est-ce que même Voltaire serait pas? Hm. Tu vois, il y a plein de choses.... On voit pas très bien où ça va se nicher, on est pas comptable des devenirs, quoi. Ou Saint-Jean de la Croix!, j'en sais rien... Marx... ou Sade! Qui m'a accompagné si longtemps. Il peut être absent, ou très présent ici, j'en sais rien. Ça c'est une chose qui doit à mon avis obliger à penser l'enseignement, la pédagogie, hors de toute forme de calcul à long terme. Puisqu'on ne saurait anticiper la forme que prend le savoir. Jamais. C'est fou de croire une chose pareille possible. S'il y a bien une chose qui n'est pas du tout utilitaire, c'est ce par quoi nous constituent nos lectures. Ce ne sont pas des rapports d'utilité du tout. On ne sait pas à quoi ça s'articule...

— Bin, ça s'articule de toute façon.

— Oui. Comment? Où? qu'est-ce qu'on en a à foutre?! Il faut une confiance dans les devenirs. Un livre de géographie peut accoucher d'une théorie clinique! Voilà, quoi...

— D'où l'intérêt de s'intéresser à tout.

— À tout, bien sûr. Pour moi, faire ses humanités, c'est vraiment important pour un artiste, par exemple. Si par malheur pour moi je ne lisais que des bandes dessinées, je me sentirais très très pauvre. Je suis heureux de lire de la théologie, de voir des tas de films de toutes sortes, d'écouter toutes sortes de musiques... C'est extrêmement fécond. Parasite, donc fécond.

— Bon, là on s'est super échappés de tout...

— Je ne sais pas trop où on est, on est très loin de ce que tu voulais, non? De l'interview, de la bande dessinée...

— Je sais pas, peut-être que j'utiliserai ça pour autre chose, parce là, tel quel, ça me donne envie d'autre chose... On y revient, peut-être : je pensais à deux, trois choses, par rapport à ta pratique. Tu pratiques plein de formes d'art...

— De disciplines, on va dire ça. J'aime bien le mot. Il me va bien en fait.

— Il y en a une qui te... Je sais que ça va te paraître un peu absurde mais, il y en a une qui prend le pas? Ça fait plusieurs fois que tu te présentes comme auteur de bandes dessinées, là...

— C'est juste ce que je fais le plus en ce moment, tu vois... Je fais beaucoup de musique aussi en ce moment. Quand les choses prennent le pas, c'est juste factuellement. Il y a des moments où je fais plus un truc que d'autres, mais là y'a... Attends... « Docilités », « Betty », la « Brève et longue », et là y'a « Dialogues de morts qui sort » , quatre livre cette année, un autre qui sort en janvier, également en bandes dessinées. Et bon je vais arrêter tout simplement, j'ai un autre récit qui n'a pas d'éditeur, qui fait quatre-vingt pages, ça va aller comme ça.
Je vais pas me lancer non plus dans un truc effréné, j'ai pas envie de penser comme ça... Donc je vais sûrement faire plein d'autres choses l'année prochaine, je vais lever le pied sur les bandes dessinées et à ce moment-là quelque chose d'autre prendra le pas. J'ai notamment deux films que je veux absolument finir, qui sont commencés depuis très longtemps et qui n'avancent pas. Déjà j'ai envie de finir ça. Ça veut pas dire que j'en ai fini avec la bande dessinée... Mais rentrer dans mon atelier en ce moment, c'est quasi effrayant, ça m'effraie moi-même, je me dis « il faut que je lève le pied » : il y a sur le mur du fond, épinglés, les projets de livres de bande dessinée possibles. En fait le mur en est couvert du sol au plafond, des petites fiches épinglées, j'ai même plus de place pour mettre un post-it. C'est dément. C'est juste n'importe quoi. Je n'aurai pas assez de dix vies pour faire toutes ces merdes. Ça veut dire juste que, oui, plein de choses me taraudent, ok, qui ne peuvent sans doute pas être autre chose que des bandes dessinées, c'est-à dire que le moyen par lequel ces interrogations peuvent prendre forme ne peut être que des bandes dessinées... Mais pour autant je sais qu'il y a des moments où il faut juste que j'arrête d'en faire.  Sinon, je vais devenir mauvais. je vais bégayer quelque chose. Ça ne m'intéresse pas du tout.
Je vais calmement faire mes films, prendre du temps pour ça. Je voudrais finir un recueil de textes sur la peinture ; je vais les rassembler, en faire un recueil digne de ce nom, je vais sans doute réécrire. Et musicalement j'ai deux trois trucs importants à finir. Enfin, importants à mes yeux, pas importants pour le monde, hein! Le sentiment d'importance me navre. Quelle bouffonnerie. Des choses qui s'imposent à moi, voilà ce que je veux dire. Donc pour répondre à ta question : non, il n'y a pas de choses qui prennent le pas sur d'autres.

— Et... Autrement, par rapport à ce que tu disais tout-à l'heure Il me semble, donc... Il me semble que, sur les dernières années, allez, est en train de naître une forme de reconnaissance de ton travail

— ?

— Si! Il me semble

— Par les trois habitués de ta boutique, Jérôme, faut pas déconner.

— Là où je veux en venir, j'ai tout-à fait souvenir il y a quelques années de t'entendre d'une certaine façon te plaindre du manque de reconnaissance de ton travail, d'une forme d'inexistence de ton travail qui était générée par ce manque de reconnaissance

— Il y a un malentendu. C'est pas la reconnaissance que je cherche, faut bien me comprendre : je veux publier des livres pour en être débarrassé. Qu'ils n'encombrent plus ma tête. Tu vois, c'est tout. Je m'en fous de la reconnaissance. Vraiment, je m'en fous complètement. Si ça arrive, va, si ça arrive pas, je m'en fous. Juste : quand j'ai travaillé sur un récit, je l'ai fini, je veux plus le voir, il m'emmerde. Il faut qu'il soit loin. Pour que ce soit loin, il faut que ce soit un livre, et là il est fini. Vraiment. C'est tout.

— Sans parler nécessairement de succès, hein, parce que ça c'est encore autre chose. Mais, moi il me semble quand même t'avoir entendu — ce que tu disais tout-à l'heure, quelque chose qui a rien à voir avec ton travail etc. des rencontres etc., d'avoir des retours sur ton travail, des gens qui voyaient ce que c'était etc. Une forme de plaisir, que... Que ça provoque. Ce plaisir là existe. Peut exister.

— Quand il s'agit juste de rencontrer quelqu'un qui trouve ça bien, juste un sourire confus, qui dit « c'est chouette », vraiment ça n'a pas tellement d'intérêt... Je sais pas si ça me fait plaisir ou pas, je crois sincèrement que c'est juste embarrassant et insignifiant. Ce qui est intéressant, qui peut le devenir, c'est qu'en rencontrant un lecteur, il me mette dans l'embarras par l'étrangeté de sa lecture. Ce qui me donne envie de travailler à d'autres choses... Des pistes tout-à fait nouvelles, c'est très curieux, parce que d'un seul coup je vois ce qui m'échappe... Malgré moi... Parce qu'au fond, il y a quand même des petits trucs qu'on a l'impression de maîtriser, on se dit «Ah ça, j'ai voulu vraiment conduire la chose dans cette direction» et puis en fait, c'est pas ce qui fait l'essentiel du truc ; tu te rends compte assez rapidement que la plupart des choses qui vont être percues sont arrivées là malgré toi. J'ai horreur des pisse-froids qui se plaignent des abus d'interprétations. Ce sont des conneries, il n' y a pas d'abus d'interprétation quand l'interprétation n' est pas en elle-même une fixation du sens ; si un type part en vrille sur un livre deux heures sur un détail que toi tu ne penses pas avoir mis, hé bien mais libre à lui de le faire! C'est-à dire que cette chose, elle peut très bien y être et que toi, tu ne l'as pas vue ; c'est pas pace que tu as pas voulu la foutre qu'elle n'y est pas, qu'elle n'a pas pu t'échapper. C'est important pour moi de comprendre que la roue libre interprétative c'est porteur d'intelligence, de possibilités, de générosité.

— Bien sûr, mais en plus c'est quelque chose que tu te permets comme lecteur!

— Assez oui ; des fois c'est plutôt incongru. J'entraine des peintres du XVe siècle dans des endroits tout-à fait scandaleux pour un historien j'imagine, oui, enfin c'est probablement assez inadmissible dans le genre... Ça arrive souvent... Mais oui, c'est bien de le faire. Donc, rencontrer aujourd'hui des types qui ont des lectures de mon travail très inattendues pour moi, c'est précieux... La liberté que je m'offre en faisant mon travail, d'autres se l'offrent avec mes conneries, et tant mieux, j'ai l'impression que là, pour le coup, voilà quelque chose s'articule à ce qui fait le maillage de la vie — enfin, la vie, pas au sens de « La Grande Chose », non — des vies humaines, la société des hommes, bon; voilà, ça vient se glisser dans les prolongements, tu vois, cette image très jolie de l'univers proposée par les atomistes, par Democrite et très joliment écrite par Lucrèce dans son « De natura rerum », le clinamen, cette espèce de chute infinie des atomes qui s'agencent entre eux et qui composent monde et possibilités ; ça me plait beaucoup d'imaginer que ça crée des concrétions plus saugrenues encore que celles que je croyais y avoir déposées.
Quand au fait de trouver des éditeurs, il ne faut pas que tu t'y trompes, Jérôme : c'est juste un tout petit moment. Un tout petit moment d'un an ; il se trouve que se précipitent, là, les publications, mais il y a là-dedans des livres qui sont dans mes cartons depuis trois quatre ans et un jeu de hasards et de circonstances fait qu'ils déboulent tous en même temps — donc trop ; c'est plutot un problème, en fait, faut pas rêver. Moi j'ai pas beaucoup de lecteurs, j'en ai peut-être cinq cents ou six cent possibles, il y a une limite. Tu crois quoi, qu'ils sont assez riches pour s'acheter les quatre livres? Bin non, ils vont en choisir un. Tu vois le merdier pour les pauvres éditeurs?, bin oui ce con, il sort quatre livre en même temps, il est clair qu'ils vont pas en acheter quatre, hein. Et puis ils sont trop chers, ces pauvres livres. Tu vois, il y en a deux à vingt euros. Tu crois que j'ai les moyens, moi, d'acheter des livres à vingt euros? Bin les lecteurs, ils ont pas les moyens non plus, donc...
C'est un jeu de circonstances qui fait qu'en ce moment il y en a beaucoup. L'année prochaine je trouverai pas la queue d'un éditeur pour publier le livre dont je te parlais, celui que je viens de finir, là, qui est dans un carton. Et puis ça va être reparti pour trois ans, où je vais remarner pour ce pauvre livre et puis je vais m'agacer, tu me reverras dans ta boutique en train de râler parce que j'arrive pas à m'en décoller etc. « ouais, je trouve pas d'éditeur! », pourquoi? Parce que ça traînera encore dans un coin de ma tête et que j'aurai juste l'impression de ne pas avoir fini cette chose. Ça m'empêchera de passer complètement à autre chose. Tu vois, c'est tout bête.

— C'est... Non, je trouve pas ça tout bête. Je trouve intéressant le fait de clôturer un travail.Il y a certains dessinateurs qui continuent à travailler un bouquin après qu'il soit fini ; c'est à dire qu'ils viennent, ils le regardent, « Putain, là j'aurais dû... machin ». et puis tu te dis « Merde, jamais le travail il est clôturé », quoi. Bon moi je trouve intéressant que tu puisses clôturer un travail à partir du moment où il est édité, bon, hop, ça, c'est fini, quoi.

— Oui. À tel point que même s'il est pas très bien édité je trouve ça reposant quand même. C'est pas vraiment grave. Enfin, je ne trouve ça pas si grave. Là, les derniers sont plutôt bien foutus donc je vais pas gueuler, je suis content quand les couleurs sont au rendez-vous « ah oui, c'est vraiment ça, ce orange qui fait mal à la tête, c'est bien le miens » ; mais si ça avait pas été le cas, j'en aurais pas fait une maladie non plus. C'est pas si grave. C'est bizarre, ce que je dis est plein de contradictions... D'un côté j'accorde une place extrêmement importante à l'art, je dis des trucs comme « c'est la plus grande intensité possible »... Et puis de l'autre côté ces choses, au fond, une fois que c'est fait, elles peuvent devenir n'importe quoi, je m'en fous.
Mais ça aussi, c'est un des paradoxes... Enfin, ça parait paradoxal d'accorder autant d'importance au travail artistique et si peu à ses productions une fois qu'elles sont là, produites, je veux dire la production achevée elle-même simplement. Ce qui m'intéresse c'est l'activité. C'est tout. Et c'est constatable jusqu'à l'atelier ; la plupart du temps mes planches, elles sont par terre, je marche dessus, elles sont tachées. Je m'en fous. « Ah celle-là, elle est pas encore publiée, c'est con ». alors je gomme pour le tirage. Mais si elle est déjà publiée, bah, j'en ai plus grand-chose à foutre. C'est pas très important. Il y a une logique interne à tout ça, si tu veux. C'est qu'au fond quand je dis que le plus important c'est ce que ça transforme de ma vie, du coup c'est vraiment le moment d'atelier qui compte. C'est ce que ça change de ma propre existence au moment où elle se fait, qui est de la plus grande importance à mes yeux, c'est ce qui me renseigne, justement, sur cette question qui a été la première de cet entretien : qu'est-ce que c'est qu'être vivant? comment ça se « fait »?
Après, le reste, c'est chouette que ça se poursuive en des formes, ces fameuses conditions d'apparition sociale, parce que... Moi je sais gré, si tu veux, à tous les types morts au XIVe siècle d'avoir laissé des petits machins partout dans les musées, je leur sais gré d'avoir existé, d'avoir fait ça, d'avoir transformé leur — comment dire? — leur obstination à être sous une forme peinte. D'avoir fait ces choses merveilleuses. De les avoir laissées. Parce que je vis mieux grâce à elles. Quand je suis devant un tableau ou une fresque de Taddeo di Bartolo, je suis... Je suis heureux, en fait... C'est une joie pleine, irremplaçable... Là, pour le coup, tu me demandais si quelque chose emporte dans mon travail une part plus grande que les autres, faire de la bande dessinée, ou de la musique ; il n'y en a pas, mais par contre, pour ce qui est de la jouissance devant les oeuvres, c'est indéniablement la peinture. Rien ne me met dans un état de joie aussi extraordinaire que d'aller dans un musée. La perspective d'entrer dans un musée me met dans un état d'excitation que tu ne peux pas imaginer. La dernière fois qu'on est rentrés dans un musée avec Catherine, c'était dans les collections vaticanes, donc celles qui sont... Enfin tu vois il y a la Sixtine, les chambres de Raphaël d'un côté, et puis il y a la pinacothèque...
On y est restés sept heures et demi, mais si ça n'avait pas clôt il aurait fallu un pied de biche pour m'arracher de là.. C'est une expérience irremplaçable. C'est-à dire qu'au moment où je suis dans cet état de plaisir... Devant, je ne sais pas n'importe quoi, devant Spalla, enfin, qu'est-ce qui me remplit de joie ces temps-ci? Bin là, au dernier séjour romain, c'était beaucoup des caravagistes — pour faire court — c'était Valentin Boulogne, Gentileschi,Trophime Bigot etc. Enfin, je les loue mille fois, d'avoir existé, d'avoir fait ces tableaux.
Alors, parce que je sais ça, parce que je sais que ces gens ont transformé ma vie... Je sais juste que les oeuvres transforment les vies. Que c'est leur devenir, d'aller dans les vies. De vivre avec les vies et de les changer. Elles n'ont pas besoin d'être des grandes oeuvres. Si tu veux, des fois il y a des toutes petites choses, il y a un petit anonyme toscan qui a fait un « Tobie et l'ange » qui se trouve à la fondation Horne de Florence, bon, un petit musée insignifiant dans cet immense réservoir à chefs d'oeuvres qu'est Florence... Bon. Hé bien je peux te dire que c'est un des tableaux qui m'a le plus bouleversé au monde. Je pense que tout le monde s'en branle de ce Tobie, je pourrais me barrer avec il ne manquerait à personne, ça ne changerait rien, ni à la fondation Horne ni à l'histoire de la peinture, mais moi il me transforme à chaque fois que je le vois. Mes bouquins... Mes bouquins peu importe s'ils sont... II n'y a pas de posture dans mon travail, c'est— à dire : s'il y a au moins ma propre obstination à être qui s'y formule, hé bien ça peut suffire pour que ça participe à d'autres vies avec intensité. Voilà.