Olivier KLEIN
La seule image dont je me souviendrai


u Hongda ! As-tu mis de l’ordre dans tes pensées ? Persistes-tu à te tenir à l’écart du peuple ? Ou es-tu disposé à t’engager sur la voie lumineuse de la confession ? Le plus sûr chemin vers la clémence ! »
 

- Monsieur Wu, réveillez-vous...

- Hein ?

- Vous avez encore crié.

- Je t’ai réveillé ?

- Ca n’a pas d’importance.

- Rendors-toi.

- Mettez-vous sur le ventre. Je vais vous masser. Peut-être vous sentiriez-vous mieux si vous me racontiez ce rêve... Votre dos est tendu...

- Peux-tu garder un secret ?

- Monsieur Wu, cela fait sept mois que vous m’avez installée dans cet appartement. Je suis un secret.

- Même ma femme ignore ce rêve. Elle ne comprendrait pas. Si elle me croyait.

- Wei Chang.

- Je ne connais pas ce nom !

- Wei Chang était votre rééducateur.

- Tais-toi ! Je vais te raconter un rêve !

- Pendant dix ans. A Gaotai. C’est le seul laogaï qui ne soit pas entouré de murs. Il n’y en a pas besoin. Il se trouve à plus de quatre mille mètres d’altitude. Au pied de la chaîne de l’Oilian Shan. La première ville, Gaotai, est à cent vingt kilomètres...

- Cent vingt-sept. Qui t’envoie ? Qui t’a dit ça ?

- Personne ne m’envoie, monsieur Wu. Vous parlez dans votre sommeil. Beaucoup. Mais je n’ai pas d’amis. Pas de relations. Est-ce que je sors, pour pouvoir raconter cela à vos dépens ?... Non. Est-ce que, lorsque vous rentrez, je ne porte pas votre serviette ? Est-ce que je ne vous débarrasse pas de votre manteau ? De vos chaussures ? Qui partage vos secrets – sinon moi ? N’est-ce pas pour vous délasser que je vous fais couler un bain ? Je voudrais porter votre fardeau. Voilà tout.


 

*    *

*

 

Réveille-toi. Ne dis rien.

Le premier Wei que j’ai vu était son oncle. Bao-Tuan. Quand je suis arrivé, il dirigeait le laogaï depuis sept ans. Tous les trois mois, il recevait du ministère l’argent pour le trimestre à venir - mille quatre cents yuans par condamné. Par le même convoi, il renvoyait une liste des détenus, que je tapais à la machine. La moitié des noms étaient factices, c’était ceux de types morts depuis longtemps. D’un autre côté, un certain nombre, qui étaient censés avoir terminé leur nombre, n’y figuraient pas. C’était mon cas. Personne ne venait jamais contrôler cette liste.

Une année, j’avais rajouté mon nom. En espérant que l’anomalie serait notée. Qu’ils enverraient quelqu’un. Wei Chang ne l’a pas remarqué, la liste est partie. J’ai espéré deux ans. Je n’avais raconté cette tentative qu’à une seule personne. Longtemps après cette histoire, il m’a dit : « Cette clémence que tu attends aurait déjà parcouru les 1472 kilomètres qui nous séparent de Pékin. A moins que, fatiguée d’avoir traversé le pays de part en part, elle n’ait plus eu la force de faire les cent derniers mètres, du bureau de Wei Chang à notre baraque. »

La famille Wei tenait le laogaï. Tous les postes. Sous les ordres de l’oncle Bao-Tuan. Il avait placé son frère, qui ne savait ni lire, ni écrire, à la censure au chef-lieu de région. La méthode du frère, c’était de couper un paragraphe sur sept à tous les textes qu’on lui envoyait.

- Sept ?

- Une faucheuse lui avait arraché trois doigts. Je suppose que ça lui était plus facile comme ça. En tout cas, son fils disait que la méthode donnait de meilleurs résultats que les censeurs des régions voisines : les rédacteurs ne comprenaient pas sur quelle base il rejetait certains passages, alors qu’ailleurs, ils arrivaient avec le temps à cerner la psychologie de leurs censeurs, comprenaient comment présenter des textes qui contenaient des passages dont ils savaient qu’ils seraient refusés, placés pour éloigner le regard de ceux qui leur importaient. Désarmés face à l’arbitraire de Wei, ses auteurs avaient rapidement renoncé à ce genre d’effort, et la presse de la région n’était jamais critiquée par la capitale.

- Il avait une fille, Wei Li, qui s’occupait des clefs et des serrures. C’était une sorte de spécialiste. Elle passait ses loisirs à créer des modèles. Pour entraver les pieds, les mains. Et la mâchoire aussi. Je ne sais pas ce qu’elle faisait là. Elle était trop qualifiée pour y rester, elle avait même étudié les blindages à l’étranger, en U.R.S.S. et au Maroc. Aucune serrure ne lui résistait. Une nuit de Nouvel An, elle a oublié sa clef de la maison, et s’est retrouvée coincée dehors. Les autres Wei étaient à l'intérieur, mais ils étaient trop ivres pour l’entendre crier et frapper sur la porte. Nous, nous l’écoutions tenter d’atteindre les fenêtres avec des pierres. Mais nous étions enfermés.

- Ils l’ont retrouvée, gelée, le lendemain matin. Pendant le deuil, aucun d’entre eux n’est venu à la prison. Nous sommes restés seuls pendant trois jours, à nous demander s’ils allaient nous laisser mourir de faim.

Tous les gardiens étaient des cousins Wei. Soit la famille les avait fait embaucher, soit c’était des étrangers à qui on avait donné une fille à marier, pour que Gaotai reste dans la famille. De tous, le fils, Chang, était le pire.

- Wei Chang...

- Il est en ville. Je l’ai appris hier.


 

*    *

*

 

- Voulez-vous un verre d’eau ?

- Non, n’allume pas.

- Vous n’avez pas retrouvé Wei Chang, c’est ça ?

- Il est à l’hôtel Hite. J’ai envoyé quelqu’un vérifier. Lui a dû oublier depuis longtemps mon visage et mon nom. Laï dit qu’il travaille avec une organisation. Ou pour elle, je ne sais pas. En tout cas, il nous a contacté. Il nous menace. D’une certaine manière. Il dit qu’ils veulent protéger nos bateaux.

- C’est un homme plus puissant que vous ?

- Non, bien sûr que non ! Ca n’est pas la question !

- Vous êtes nerveux. Vous me raconterez demain. Je vais vous prendre dans ma bouche. Ne parlez plus, laissez-vous faire.

- Ecoute, Wei Chang est un très grand homme, il faut le savoir. Je mourrai sans avoir oublié les traits de son visage. Bien sûr que je peux le faire arrêter ! Je pourrais même l’envoyer à Gaotai. Qu’il fasse ce qu’il m’a fait faire. Déplacer un avion avec des cordes, voilà quel était notre travail. Un vieil Antonov, qui s’était écrasé là dans les années cinquante. Le matin, nous devions le tirer d’un bout à l’autre d’un champ, pendant que Wei Chang nous... Il nous encourageait. Avec un porte-voix. Et l’après-midi, nous remettions l’avion à sa place.

Un jour, Wei Chang m’a convoqué. Il avait un panneau pour dazibaos vers les robinets. Il m’a fait lire à haute voix : « Wu Hongda propose de tirer l’avion le matin vers l’ouest, et le soir vers l’est. Ainsi, nous aurons à chaque fois le soleil dans notre dos, au lieu de l’avoir dans les yeux. »

Je me tenais debout devant lui.

Il tournait autour de moi.

Je cherche encore à comprendre sa réaction. Voulait-il me punir, parce que je tentais de grignoter sur le travail de rééducation, en le rendant plus agréable ? Ou me récompenser, parce qu’en m’attachant à un point de détail, je montrais mon acceptation de la peine elle-même : j’avais intégré la cage.

Il fit les deux à la fois.

- Vous n’êtes pas d’humeur, dirait-on. Voulez-vous que j’arrête ?

- Il m’a promu « chef du peloton des tireurs de l’avion ». J’étais attaché à un des réservoirs de l’avion, à peu près vide, que je devais traîner à moi seul.

Je devais guider les autres de la voix.

Je devais en même temps les précéder de quatre mètres. Lorsque je me laissais rattraper, j’étais puni. Le champ était parsemé de granit, sur lequel le métal se coinçait. Je perdais du temps. Wei Chang nous avait interdit de déplacer ces pierres. Il s’installait entre moi et l’avion, et mesurait la distance. Est-ce qu’il y prenait plaisir ? Il ne regardait plus les autres. Toute son attention était focalisée sur moi, et sur une baguette de quatre mètres qu’il m’avait fait fixer à ma traîne, grâce à laquelle je jugeais de la distance. Il en coupait chaque jour un centimètre – je l’ignorais. Je n’ai pas compris lorsqu’il m’a fait frapper : J’avais suivi sa règle.

Un prisonnier m’a raconté après. Wei Chang ne donnait jamais d’explication. Suivre les règles édictées par Wei Chang n’était que le début d’un processus. La règle, c’était Wei Chang. Cet homme lisait en moi comme dans un livre. Et pour moi, il restera toujours une énigme.

« Sais-tu combien il te faudra travailler pour payer seulement les intérêts de ta dette envers le peuple ? Tu as assuré que l’intellectuel qui était en toi avait disparu. Nous t’avons fait confiance, nous avons cru sur parole que tu avais désappris à lire, comme il t’a été demandé. Ne mens pas ! Tu as été vu ce matin en train de regarder le texte imprimé sur cette bouteille ! Crois-tu que nous n’avons pas besoin que tu écrives ? Ce que nous voulons de toi, c’est une preuve de loyauté. Veux-tu ajouter la dissimulation, la tromperie petite-bourgeoise à l’exploitation dont tu es coupable ? »

- Cela a duré longtemps ?

- Un jour, le réservoir que je traînais a pris feu. En frottant le granit, il s’était produit une étincelle. C’est là que j’ai été brûlé. Où vas-tu ?

- Ouvrir la fenêtre. On étouffe, ici, vous ne pourrez pas dormir.

- Je ne veux pas dormir ! Wei Chang vient depuis dix ans ! Il ne se passe pas une nuit sans que je rêve de lui et de sa cohorte ! Je ne veux pas dormir !

- Très bien, racontez-moi votre rêve.

- Tais-toi ! Tais-toi... Il n’y avait pas d’infirmerie à Gaotai. Wei Chang me disait qu’il voulait que je reste vivant, et qu’il me dispensait de travaux. Mais les blessures s’aggravaient. Ils m’ont fait transporter au poste de santé de la ville. On m’a installé sur un lit, avec des draps. On me soignait. Mes bras et mes mains étaient attachés. Wei Chang m’avait interdit de dire mon vrai nom. Il tenait à moi. Il venait me voir le matin à dix heures, passait sa journée à tourner en ville, et revenait le soir. Il me disait qu’il attendait mon retour.

Un matin, un médecin que je ne connaissais pas est arrivé avant lui. Il m’a dit qu’un professeur de la faculté de Shanghai avait besoin d’un de mes reins, qu’il serait reconnaissant si j’acceptais. Je savais que si Wei Chang arrivait, il s’y opposerait.

On m’a mis sur un brancard, j’ai pris un hélicoptère, puis un avion. Je me suis réveillé dans l’autre hôpital. On m’a dit que l’opération avait réussi, que le ministère serait généreux. Je savais que ça n’était pas vrai. Wei Chang ne laisserait pas faire. Il allait venir tôt ou tard, leur parler, et ils me laisseraient entre ses mains.

Ils ne croyaient pas que je pouvais marcher. Ils ne se sont pas méfiés de moi. Je suis parti la nuit suivante. Je me suis fabriqué des béquilles, mais je m’en suis très vite passé. Au début, je ne marchais que vingt kilomètres par jour, au bout de six mois, j’étais rétabli et ma vitesse avait plus que doublé. J’étais déjà à des milliers de kilomètres de l’hôpital et de Gaotai. Sans papiers. Un ancien paysan, vagabond, sans intérêt pour la police, donnant un faux nom. J’avais gommé mon accent du Fujian et fait pousser ma barbe, je n’enlevais jamais les vêtements qui cachaient mes brûlures : il était impossible que Wei Chang me rattrape. Mais je ne lui échappais pas pour autant. Certes, mon corps était libre, mais comme sursitaire, en attente de la nuit, où Wei Chang en prenait de nouveau possession : il me criait ses ordres, mais je ne pouvais l’entendre, et il me frappait. Je courais et il me poursuivait, je voulais m’arrêter pour l’affronter, mais impossible : j’étais écrasé en rêve comme je l’avais été en réalité. Je pris un jour un livre dans une bibliothèque, il racontait comment des Anglais qui souffraient de névroses obsessionnelles avaient été guéris. Une femme terrorisée par des serpents avait dû vivre une semaine dans un vivarium où deux employés lui posaient des couleuvres sur le corps. Un agoraphobe avait déclamé devant un public hostile, puis on lui avait ordonné de chanter et de faire la manche sur le parvis de l’église qu’il fréquentait habituellement. Ca n’avait pas suffi. Il fit un strip-tease devant un public exclusivement féminin, filmé par des caméras de télévision. Je n’allai pas plus loin : les dragons de ces Anglais étaient imaginaires. Et le mien existe. Il est réel.

- Il ignore votre présence. Oubliez-le.

- C’est trop tard !

- Téléphonez à vos amis, et dénoncez-le.

- Je ne peux pas ! Emprisonner Wei Chang, c’est devenir Wei Chang !

- Faites-le tuer.

- Et puis ? Me laisserait-il pour autant ?

- Wu Hongda, il faut le faire vous-même. Cet homme est un chien de garde. Il a changé de maître, c’est tout, et vous n’avez pas à l’admirer. Il n’est pas si grand.

- Tais-toi !

- Sa seule force, c’est celle que ses chefs lui donnent. Vous en avez plus, Monsieur Wu ! Vous ne pouvez pas le craindre. Levez-vous, habillez-vous. Allez frapper à sa porte !


 

*    *

*

 

- Tu es douce.

- Racontez-moi.

- Il y a peu à dire... Il était à deux mètres de moi, au milieu de la chambre d’hôtel. Il a sorti un pistolet, de la main gauche. Je n’avais que ma machette, j’étais à sa merci, mais il ne tirait pas. Il se contentait de me fixer. Je crois qu’il ne m’avait pas reconnu. J’ai donné un coup de pied sur la porte pour la refermer. Le téléphone s’est mis à sonner, il était près de lui, j’ai pensé qu’il allait décrocher et appeler quelqu’un. Je me suis rappelé tes paroles, et j’ai su que je n’avais pas le choix, et je me suis lancé sur lui. Il a tenté de parler, mas n’a pas articulé la fin de sa phrase. Je crois qu’il a dit « Gaotai ».

- Peut-être vous a-t-il reconnu... C’est vrai, ce n’était rien. Un homme comme des millions d’autres... Rien de plus, dont personne ne se souviendra. Je suis fière de vous.

- Si tu avais vu ses yeux, tu ne pourrais pas dormir. Il avait un regard si...

- Prenez-moi dans vos bras. Je vais vous le faire oublier. Comment s’appelait-il, déjà ?

- Wu... Wu Hongda.