Julien DEMARC
Thomas BRASCH
Der passagier - Welcome in Germany. 1988

Ce texte a été publié pour la première fois dans la Parole Vaine N°1. Les textes critiques concernant le brillant et singulier cinéaste écrivain Brasch sont hélas trop rares. Un film troublant et judicieux sur le cinéma, l'histoire et les enjeux politiques de celui-ci, sur la mémoire.


 

ne fiction pourrait-elle se substituer au témoignage ?
Cette question fait l'enjeu central du film de Thomas Brasch : Der Passagier -Welcome to Germany- Pour mieux questionner la fiction multiplions-la :
        Brasch en propose trois principales, chacune étant un film. La première est "immédiate" : c'est son film ; elle suppose donc notre adhésion au contrat fictionnel.
        La seconde est le film que Cornfield (Tony Curtis) -son personnage principal, réalisateur américain à succès- vient tourner en Allemagne.
        Or le film de Cornfield entend décrire lui aussi la réalisation d'un film : celui qu'un cinéaste allemand -Korner-  tourna sous le IIIème Reich avec l'appui du Ministère de la Propagande.
        Les secondes et troisièmes fictions nous sont donc montrées de l'extérieur, du côté de ceux qui les fabriquent, et ne supposent plus notre adhésion au contrat fictionnel mais déclenchent au contraire et d'emblée notre suspicion (d'autant plus que la troisième est un film antisémite qui ne pourrait, quand bien même il nous était présenté de manière "immédiate", provoquer autre chose qu'une distanciation elle aussi immédiate). Le passager à qui le titre souhaite la bienvenue est donc un réalisateur dont on va suivre les efforts pour mener à bien ce qui n'est encore qu'un témoignage extérieur.
        Après une ouverture où l'on voit un homme diriger la répétition d'une évasion, le générique passe et la véritable "scène d'exposition" à lieu. Celui qui dirigeait la caméra de la répétition franchi le contrôle d'un aéroport et se fait interviewer par un journaliste d'une télévision allemande qui nous apprend son nom -mister Cornfield- et le but de son voyage à Berlin. Cette simple interview fait déjà partie des jeux constants entre l'immédiat et le différé typiques du film de Brasch : elle nous est délivrée par un petit téléviseur, cadré assez large pour présenter son image noir&blanc dans l'environnement couleur du film. Tandis que la caméra du reporter zoome de plus en plus sur le visage de Cornfield, une main, à l'avant-plan du téléviseur, rétabli peu à peu le réglage couleur de celui-ci.
        Cornfield entend raconter l'histoire du groupe de treize juifs sortis d'un camp de la mort par Korner pour faire les figurants dans son film de propagande tourné à Berlin. Il échange avec le journaliste des propos sur ce que ce dernier nomme "cette histoire ancienne" ; or le réglage couleur du téléviseur devient évident au moment où Cornfield précise qu'à sa connaissance tous les figurants juifs de Korner ont été renvoyés à la mort, une fois le tournage achevé et malgré la promesse donnée d'une émigration en Suisse. La suite de l'interview, que l'on voit en couleur, ne concerne que le présent et nous ramène au bilinguisme du titre : Cornfield répond par le biais d'un interprète, sauf pour saluer le journaliste d'un "auf Wiedersehen!" qui clos la phrase par laquelle il vient de lui déclarer qu'il tournerait son film en allemand car on ne pouvait imaginer "qu'un tel film" le soit "dans une autre langue que celle des assassins". Ce titre semble inverser la logique nationale qui voudrait que Cornfield l'américain soit "The Passenger (Willkommen in Deutschland)".
Premier indice que le voyage dont il est question peut-être autre que celui qui amène Cornfield des USA en Allemagne.  Les passages d'une langue à l'autre proposent l'une des lectures possibles de ce film : nous apprendrons en effet, par son propre interprète, que Cornfield connaît parfaitement l'allemand mais se refuse à l'employer.  Cette révélation nous est donnée dans une scène où il fait son choix d'acteurs d'une manière curieuse : il ne leur communique aucun texte, ils n'ont qu'à raconter une histoire juive. L'un des acteurs auditionnés s'offusque du procédé, qu'il juge de mauvais goût s'agissant de trouver les gens qui vont avoir à jouer des détenus juifs. Il demande à l'interprète de traduire ça mais de s'abstenir concernant la suite de son propos où il affirme que "les réalisateurs américains prétextent la question juive (1) pour appliquer des méthodes nazies" ; l'interprète lui rétorque que Cornfield parle allemand. Voici l'intérêt premier de cette scène : le fait d'apprendre que Cornfield soit germanophone y est directement lié à une insulte : les seules phrases prononcées en allemand par ce dernier sont toutes sarcastiques, réutilisant des formules de l'Allemagne nazie hors contexte pour gêner ses interlocuteurs allemands. C'est d'abord l'un de ses acteurs, qui interprète un des SS affectés à la garde des figurants de Korner, à qui il demande s'il lui plaît de jouer un SS ; l'acteur répondant "Oui, si le cachet est bon.", Cornfield s'éloigne en chantonnant avec un sourire méprisant "Deutschland, Deutschland über Alles...". C'est ensuite le gardien de nuit de l'hôtel qui assiste à la scène où, sa femme le quittant, Cornfield déclare "On vit ensemble ou on travaille ensemble" ; comme il retraverse le hall pour prendre les clefs que lui tend le gardien, il lui dit "Arbeit macht frei"(2).
        L'autre intérêt de la scène de l'insulte faite à Cornfield par l'acteur est d'inaugurer une série, Cornfield se faisant très souvent insulter durant son séjour en Allemagne. Là encore le titre est pris à l'inverse : il n'est absolument pas le bienvenu dans un pays dont il filme le passé honteux. La malveillance qui entoure Cornfield se traduit dans son équipe par une totale incompréhension de ce qu'ils tournent, par des questionnements constants sur leurs rôles. (Ceci nous est donné par de petites scènes parsemées, focalisées l'une après l'autre sur un membre de l'équipe ; avec des dialogues, et souvent des monologues de somnolence, qui ne sont que des questions : "Je n'y comprend rien, qui aime qui dans ce film ?", "Pourquoi mon personnage agit ainsi?"... etc.)

ornfield entretient la défiance générale en se retranchant derrière une mosaïque de codes (derrière le différé qu'impose ces codes), se servant de son interprète (code linguistique), de son assistant américain (code hiérarchique) et d'ordres intransigeants (codes techniques liés à la réalisation). Deux mensonges et une volée d'insultes vont rattacher toute l'équipe à son réalisateur, propulsant ce dernier du rang de fouille-merde énigmatique à celui de victime délivrant courageusement son témoignage.Le premier mensonge ne l'est d'abord qu'aux yeux de Cornfield : son assistant allemand met toute l'équipe en place pour une scène devant se passer dans la villa de Korner.
        Il refuse la villa comme n'étant pas celle de Korner, au grand étonnement de ses assistants qui croyaient son film purement fictif (l'assistant américain à l'assistant allemand : -"Il a donc réellement existé ce Korner ?-Je ne sais pas, je croyais tout cela fictif."). Une jeune femme de l'équipe lui signale durant la même scène qu'un des acteurs refusés au casting s'est présenté pour le voir, se prétendant l'un des juifs du groupe de Korner. Il se rend chez cet acteur et le démasque tout de suite comme imposteur. Tandis qu'il quitte l'immeuble, la femme de l'acteur apparaît à la fenêtre et l'insulte (en présence d'une personne de son équipe), lui déclarant notamment : "Ce n'est pas notre faute à nous si vous êtes juif et si vous êtes allé en camp de concentration; pourquoi revenez-vous ici où vous prenez tous les gens pour des assassins?"
        Cette phrase, la découverte de l'imposteur et l'affaire de la villa vont rapprocher Cornfield et son équipe pour un temps, lui donnant la stature d'un garant de la vérité.C'est donc encore une scène d'insulte qui amène Cornfield à s'afficher un peu plus. Ne cachant plus ses motivations il explicite son passé, dévoilant être le survivant de la troupe de figurants juifs de Korner : il était Janko Kornfeld, jeune juif hongrois qui apprenait alors l'allemand avec un codétenu (de droit commun, lui) nommé Baruch.

vant de revenir à la lecture du film que proposent les usages langagiers, je voudrais proposer quelques pistes anthroponymiques, concernant les personnages principaux maintenant posés.
        On peut aisément comprendre que Janko Kornfeld ait traduit son nom en Cornfield : c'est une habitude aux USA d'américaniser les noms des arrivants. Kornfeld et Cornfield sont, de l'allemand à l'américain, purement équivalents et signifient "champ de blé" -à cette précision près qu'il faut utiliser la signification originale anglaise de "corn" (blé) et non l'américaine (maïs). Le nom du réalisateur allemand -Korner- appartient au même registre sémantique : "korn" en allemand c'est aussi le blé mais encore la graine. Korner pourrait ainsi être désigné comme origine de ce qu'est devenu Kornfeld/Cornfield. De multiples rapports différés se présentent sous cet angle, entre le réalisateur nazi et celui qui fut l'un de ses figurants avant de devenir lui-même réalisateur.
        A cet égard deux scènes du film, directement mises en rapport par un fondu enchaîné, sont éloquentes: Il s'agit des deux castings des réalisateurs : celui que fit Korner au camp d'extermination pour choisir ses figurants juifs, parmi lesquels Baruch et Janko Kornfeld, et celui que fait ce dernier, devenu Cornfield, à Berlin pour raconter cette histoire. Korner s'était adjoint l'aide d'un rabbin pour choisir ses figurants. Le rabbin est donc amené à designer qui de ses codétenus va pouvoir survivre (puisqu'il a la promesse de Korner qu'ils pourrons émigrer en Suisse) et surtout, dans son esprit, qui va pouvoir témoigner (un camion les attend dans la cour du camp, il leur dit : "Va au camion et raconte au monde.") L'un des détenus se déclare acteur, veut qu'il le choisisse de préférence à tout autre et appuie sa requête d'une démonstration de choix : une tirade de Shylock ! (3) Le rabbin le refuse.
        Avec le casting de Cornfield on assiste aussi à un refus accompagné d'une référence littéraire, un des acteurs auditionnés ne voulant pas se plier à dire une histoire juive : il propose de déclamer un poème de Heine. Au-delà de ce genre de coïncidences anecdotiques (thème des "résurgences funestes" qui parcourt le film) ce qui relie Cornfield -inconsciemment- à Korner c'est la puissance de la parole du rabbin. Elle est littéralement, pour l'un comme pour l'autre, la parole étrangère par excellence.
        Cette parole, qui se délivre à lui en allemand, demande à Cornfield (ou Kornfeld) de "raconter au monde" alors même qu'il baragouine avec peine ses trois mots d'allemand et n'ose faire un pas sans son codétenu, Baruch. Quand la maquilleuse de l'équipe Korner lui demande s'il tentera d'être acteur en Suisse, après l'émigration, il répond : "Non : avec langue moi, tout le monde rire." Le propagandiste nazi Korner sera perdu par la parole émanant de celui qui ne peut représenter à ses yeux que l'altérité absolue : le rabbin lui ayant proposé une interprétation de son film qui dénoncerait plutôt le pouvoir de discorde de l'argent que le supposé pouvoir des juifs, le Ministère de la Propagande finit par le soupçonner de complaisance à l'égard de cette version, et l'envoie mourir à Stalingrad. Il faudra à Cornfield plusieurs voyages linguistiques (hongrois, allemand, américain) etgéographiques pour qu'il puisse revenir en Allemagne, des décennies plus tard, dire ce qui s'est passé, répondre à l'injonction du rabbin. Mais le voyage s'est inauguré sur place, à l'époque même où la parole du rabbin lui est donnée comme l'impossible.
 
'est Baruch qui fait l'intercesseur nécessaire, celui qui grave l'exigence du témoignage à même la langue de Cornfield. Ici encore l'anthroponymie pourrait parler : Baruch c'est, dans la Bible, un prophète "qui n'est pas compté" : son livre est inséré parmi ceux des quatre grands prophètes, sans que son nom fasse de l'ensemble "Le Livre des cinq grands prophètes". C'est, dans le film qui nous occupe, un prisonnier de droit commun (meurtrier) -non-juif- qui ne fait partie du groupe des figurants que parce qu'il s'est signalé comme étant celui qui apprend l'allemand au prisonnier Kornfeld (non sans risquer délibérément que tous deux ne soient pas pris). Le prophète Baruch est, d'après le précieux Osty, "un excellent témoin de l'âme d'Israël en exil." Le meurtrier Baruch se présente comme la figure de la désinvolture et de l'exigence mêlées. Comprenant que -Korner grillé auprès du Ministère- la promesse d'émigration ne sera pas tenue, il n'aura de cesse d'exhorter (à la manière d'un prophète) le craintif Janko Kornfeld à fuir avec lui.
        L'essentiel du rôle de Baruch auprès de Kornfeld est d'ordre langagier: il lui apprend simultanément une langue et la défiance envers ce qui se dit dans cette langue (la promesse d'émigration). Il lui accorde tout l'abîme à embrasser entre les chausses-trappes d'une langue et l'exigence d'une parole. Baruch le non-juif lui indique le voyage le plus profond qu'il aura à faire, lui déclarant : "On ne naît pas juif, on le devient." Ainsi son langage aurait son point d'ancrage, pourrait connaître son affirmation de vérité dans ce qui fait sa difficulté-même : dans l'exil, dans son judaïsme. Mais son lien inconscient à Korner est comme un parasitage, un amenuisement dans le temps et l'exil de la voix de Baruch : revenu en Allemagne bien après la mort des deux, c'est avec le même médium que Korner qu'il raconte.
        Le souvenir du propagandiste -son legs : l'art des illusions, découvert chez celui qui n'a pu tenir sa promesse- va peser sur son cinéma, sur sa réponse à l'exigence du témoignage. Pesée du mort sur le vivant, Proust dit joliment : "le mort saisit le vif."(4)
        Une autre phrase du rabbin lui revient alors en mémoire : "Vous savez qu'il nous est interdit d'être photographiés. Vous vous rappelez le Commandement : tu ne te feras point d'image." (Ce qui apparaît comme une version particulièrement stricte, peut-être d'une orthodoxie de type hassidim, du second Commandement du Décalogue.) Ses liens contradictoires au passé vont pousser Cornfield à déformer une partie de la vérité : à fictionnaliser la fin de son témoignage. Arrivé au dénouement de son histoire il met en scène la mort de Baruch. Son équipe s'aperçoit que la réalisation de son film devient pour Cornfield une sorte de thérapie, et c'est précisement cette volonté de guérir qui va l'écarter du témoignage, l'amener d'une vision personnelle à une fiction personnelle. Baruch fut abattu par un garde SS lors d'une tentative d'évasion : rendu méconnaisable grace à la maquilleuse de l'équipe Korner, Sophie Gaben (Gaben = "celle qui donne, qui offre"), Baruch tente de sortir incognito du studio-prison. Il n'arrivera pas à la grille, repéré par un SS pour n'avoir pu se controler totalement jusqu'au bout : c'est que Janko Kornfeld a refusé de le suivre, est resté dans la salle de maquillage, est donc partiellement responsable de sa mort.
        Cette culpabilité (mince à dire-vrai : Kornfeld fut lâche, mais il avait prévenu Baruch qu'il ne le suivrait pas cette fois-ci -entre autre à cause de son allemand déplorable qui ne lui laissait que peu de chances de s'en tirer dans l'allemagne de 1942), cette indirecte culpabilité va engendrer deux simulâcres expiatoires.

ornfield dirige d'abord une scène finale le présentant comme l'assassin de Baruch, puis il écrit la scène de l'évasion d'un Baruch maquillé mais reconnu par un codétenu (Silbermann) qui le signale aux SS: d'une culpabilité totale, bouffie de fiction, à une abscence de culpabilité, étouffée par la fiction.



NOTES