Rozenn EON
L'intelligence infirme


Ce texte a été publié pour la première fois dans La Parole Vaine N°1. Rozenn Eon, ayant travaillé un été dans une colonie de vacances/centre éducatif pour handicapés mentaux (essentiellement des trisomiques 21), écrivit ce texte sur place, évoquant les méthodes appliquées dans une douce et bienveillante innocence dans ce genre de centres. 
        Premier temps

        Une forme délibérée d'opacité semble recouvrir parfois notre rapport le plus élémentaire à l'altérité: a fortiori envers l'inenvisageable le plus fragile, mon prochain, dépourvu de la moindre défense intellectuelle et idéologique.
        Le désintérêt, ou l'habitude, y ont cette propension à nous détourner d'agissements courants rendus inaperçus. Evacués, nous laisseront-ils penser que la protection institutionelle (avant de parler d'aliénation) vaut tout de même mieux, malgré ses torts, que de laisser un homme déficient croupir dans son corps? ... sous couvert que les choses aillent de soi si l'on veut bien se désemcombrer de l'intention politique qui précède la prise en charge ... On s'entendra alors à ce que le fantôme de la collectivité satisfasse à lui donner un modèle (à lui aussi, surtout à lui) détenteur de sa seule survie!

        Modus vivendi : un tout autre lieu, où je pénètre par forfait, dans et à côté du monde. Une citadelle abreuvée par l'aveuglement volontaire, on s'y décharge de l'encombrant petit crétin, on y administre son propre amour des handicapés... L'observation m'en coûte, mais j'ai un contrat icin me rappelle-t-on! Pour ma part, aucun autre que la volonté d'accompagner le récit.

       Lorsque les fous n'ont pas cet apanage de la créativité géniale ou le goût du bizarre, l'exclusion qui les contient devient rapidement trop ordinaire; sans remous puisque sans sublimation. Par contre, la pédagogie trouve là son terrain d'expérimentations le plus docile, instable mais vaincu d'avance au chloroforme. Conservez-les moi intacts, ils peuvent encore nous servir! Là où, par le mot, le corps médico-éducatif entretient et abuse ses débiles, en une parade irradiée de bon sens où même le texte s'essouffle.
 

Deuxième temps
<< Les mongoliens font aisément penser à une race, tant ils
se ressemblent jusque dans leur apparence physique.1>>
        Procéder à l'amalgame. La désignation du débile passera donc par tous les registres, de la métonymie à l'euphémisme. Et c'est peut-être ce dernier [ euphêmismos ] , sournois, dégagé, la plus grande trouvaille de la langue socialiste. Rien d'autre, mais avec talent, que l'évacuation définitive d'une mauvaise augure. Parce que la proximité est intolérable, et l'échange avec ceux-là va se mettre à inventer autre chose que le partage. Tout juste une répartition des tâches. L'imposture commence ici, langagière: une rupture notable dans le réseau saussurien. Le premier délégué à l'ordre énoncera (enseignera?) le strict minimum de sa langue nécéssaire à l'intimidation. Il n'y aura bien-sûr pas d'avis en retour, cet apprentissage là pourrait bien gêner l'exécution.
        L'ignorance est toujours le mal et.... nous les tenons ces ignorants définitifs!!
        Incapable...délicieux. Jugé à l'échevaud de ses dessins & Q.I inférieur à la moyenne2. Tests = faible d'esprit/ pas d'esprit. Une véritable aubaine pour ses instructeurs. Enfant. Inadapté. Tels enfants, ainsi, deviennent une race répertoriée, une race clinique dont eux- même sont ignorants alors que ce qui devrait fonder la race est le sentiment d'y appartenir par un mouvement volontaire et culturel. Bah....l'usage aura vite fait d'éradiquer ces précautions d'emploi!
        C'est difficile!! Comment vous dire? Sachez....(inadapté)...j'aime les enfants!
        Nier, à l'envi, toute l'étrangeté d'une communion impossible, l'inavouable frustration.
        Une volonté de communication illusoire continue à se fabriquer dans toutes les bouches, à tous les stades de la hiérarchie encadrante.Même chez les moins crédules, vacataires du flambeau de la santé mentale.Disons que cela rendra la tâche plus aisée, ce gagne-pain moins saugrenu; plutôt que d'admettre n'y rien comprendre à cette cervelle défaillante et en être meurtri.
        Et l'on se nomme mutuellement investi, éducateur, animateur, moniteur, versions enthousiastes du garde-fou. Enfin pas grand chose, de la bonne volonté et de l'énergie à revendre. La mécanique ronronne. Voilà, ils dorment!! D'un lourd sommeil commun, médicamenteux, où le silence, enfin, ressemble à l'apaisement. Car ce qu'il faut à tous prix, c'est éviter les cris, le vacarme, les débordements, les exigences, les pleurs , les crises, les conflits: comme si dans une même geôle, l'on avait pu rassembler des prisonniers aux humeurs compatibles. Ou alors les inventer, sélectionner avec soin les participants au grand divertissement pour attardés. Puisque que l'on sait ce qui est bien pour eux, eux-même ne le sachant plus ou pas en dehors des fonctions organiques auxquelles, avec préméditation, on les assigne. L'esprit, aussi pauvre soit-il, nié par son corps même, empruntant à l'engouement à mille jambes sa satisfaction immédiate. Cela, est-ce un don?
        Les personnages de cette scène ressemblant de plus en plus aux figurants d'un scénario exact, où même la plus petite marge d'improvisation est programmée, sans écueils, il se peut aussi que le plus zélé du casting en vienne à apprendre aux autres à bien tenir leur rôle dans l'attente des applaudissements. Remerciements pour bonne conduite. Récompense. Maintenant il peut vivre; bouche active, réîtérant sans amertume la contravention: " Voyez, j'ai bien compris les codes, m'accaparant(à défaut de lutter) ce qui me brime. Car cela je ne le sais même pas. Mais je le ferai subir aux autres, je leur ferai comprendre, satisfait d'une parcelle d'autorité attrapée au vol. Presque rien, voyez...mais puisque je puis pas sortir. Je me contenterai de peu. Embrassez- moi pour ça! J'ai bien fait mon travail. Et vous aussi!"

        Il peut exister mais il ne continuera pas tout seul.

Troisième temps
 

(<< Nous voici devant la rumeur dont le texte a besoin pour s'orienter: pour s'exposer à ce dont il doit répondre. Cette rumeur est un murmure sans accent, un bruit sans écho. Elle vient en plus du texte, mais sans jouer pour autant, par rapport à sa charge ou à son poids, le rôle de supplément, ni le rôle d'excédent: elle ne dépasse pas la quantité et la qualité fixées par celui qui tient l'exposition. Elle survient donc au texte, précisement, pour qu'il en vienne à ce qu'il lui arrive, c'est-à-dire: pour qu'il découvre en lui, ou plutôt au long de lui, un désir de raconter ou, c'est pareil mais il faudrait l'établir, un don de réciter 3.>>)

        Je me préoccupe peu de m'y justifier. La seule chose que je sache me distinguer d'un idiot ou d'un demeuré4 est le rapport dialectique que j'entretiens au monde, sa représentation comme volonté, et surtout la vacuité du réel. Et il n'est rien ici qui m'autorise, surtout pas la voix de la prétendue maturité mentale & de la normalité qu'on m'accorde, à gober dans mon sillage des individus gelés dès l'enfance dans leur insuffisance. Aucun lieu qui fasse que leur atrophie psychique serve d'exutoire à mes propres apories. Jamais à m'y sentir grandie. Et ceci comme une appogiature, où la nécessité d'écrire, d'écrire cela, pourrait bien s'appuyer et se suffire. Panorama d'une intelligence souffreteuse, indigne de la logique souveraine, mais satisfaisant l'espèce entropique qui trouve là son chancre tout désigné.
        C'est encore d'économie dont il s'agit lorsque l'on parle de déficit intellectuel, de ratage et de handicap. Ce qui pèse n'est pas tant la léthargie cérébrale, que la foncière improductivité de ces récalcitrants. L'irruption d'une morale simplifiée (expliquée aux enfants!) fera le pendant à cette débacle, liberté est travail, l'effort donne la récompense, les activités même les plus dérisoires qu'affectionnent particulièrement les établissements spécialisés (Centre d'aide par le travail & autres inventions) ne contredisent qu'une seule chose: l'oisiveté impardonnable. Ce principe-ci passera par toutes les démonstrations: le jeu obligatoire, le sport éreintant, presque obligatoire lui aussi, la participation aux occupations de l'incontournable groupe, le sommeil contenu dans des horaires rigoureux, les repas ..... Gestion impeccable, militaire, d'un capital humain dont on désavouera la vanité (impertinente). La généreuse dynamique de groupe ne me fait que trop songer à une dangeureuse retrouvaille. Ici les enfants (continuons à les appeller comme tels même si la plupart d'entre eux peuvent avoir dépassé la vingtaine), ici donc chacun d'eux est d'emblée suspect de mal faire, par principe, là où on ne les avaient pas prévus, c'est-à-dire dans le cadre bien obsessionnalisé de l'organisation plus ou moins pensée par des adultes qui savent ce qu'il faut pour le bien des enfants5. L'organisation n'est efficace que si elle contraint toutes les ressources individuelles, en un système normatif et canalisateur où il est bien évidemment impossible d'être seul. Le divertissement et la récréation y ont fonction d'occupation imposée, contre la dispersion, dont on se préoccupera pas de la qualité. Mieux, je constate que ceux-ci vont prendre le relais de l'abêtissement généralisé et du babillage que s'autorisent sans vergogne lesdits normaux. Trop heureux de décider qu'il n'y a là qu'un piètre public!

        Chaque point contribue à un maintien grossier dans l'enfance, et donc dans l'irresponsabilité. La protection culpabilisée passe souvent par un nombre incalculable d'artifices: outre la perturbation du langage déja évoquée, les similitudes avec l'habituel conditionnement puéril sont édifiantes. Point d'orgue: la sécurité. La teneur de l'encadrement peut bien nous faire croire à une nécessité physique / ne rien risquer, ne pas se blesser, tomber, se brûler etc.../ c'est oublier qu'il s'agit là d'une toute autre affaire, politique cette fois: rappeller à ceux que l'on domine qu'ils sont des INADAPTES (impotents dans des conditions normales de vie) et que leur autonomie ne résulte que de la distribution des possibilités qu'on veut bien leur accorder. S'il peut être naïf, l'exercice de la tyrannie ordinaire rend surtout compte d'un tout autre cheminement psychologique, bien plus narcissique.
 
 

 Quatrième temps

<< Mais n'est-ce pas ce que vous souhaitez quesoient vos enfants? Fous, pour jouir de les punir - idiots, pour jouir qu'ils vous ressemblent 6 >>

        Oh, Jean-Michel, viens demander pardon! D'humilier leurs gènes et de flatter leur chemin de croix. Tu ne sauras sans doute jamais combien tu as pu être utile! Malgré la disgrâce.
        Comblant le flou de la normalité, en regard de, on t'y accordera un viatique, le secours des bonnes gens. Il leur aurait suffit d'être catholiques pour te concéder de vivre, ils y sont tes parents légitimes. Votre dévoué, hébété et inapte à la contradiction, malléable et disponible à discrétion. Le meilleur des fils, emprunt de gratitude car il est bien le seul à croire en l'amour filial & à aimer ses géniteurs. Il peut croire qu'il leur doit tout, que chaque chose en ce monde passe par la voix et l'odeur de sa mère, l'ordre paternel et la castration.... Pieds et poings liés à la sphère enfantine dont il ne s'extirpera jamais, conditionné jusque dans l'habillement, la nourriture, l'environnement musical. Avant toute chose, dans l'outrage de son sexe: habiles à le convaincre que ses désirs sont des pulsions, une saleté, la jouissance interdite (puisqu'infertile), sa libido forcément douteuse, la masturbation honteuse...
        Aussi, la prise de pouvoir parental n'ignore surtout pas la faiblesse. Elle y mûrit, accentuant la fêlure et le profond rapport dichotome de leur idiot Au Monde, entretenant l'autisme prétendu. L'alibi d'e l'idiopathie, le prétexte clinique consacré par les structures médico-éducatives (qui sont loin de procéder à l'intégration sociale) permet d'imposer d'une manière inouïe et incontestée les débris d'une morale autoritaire. Voile tiré, trompeur. Chacun d'eux affectueusement suspendu au mensonge collectif, lourd d'un corps déja mort, d'un corps de faux-vivant.

        A cheval sur une tombe et une naissance difficile7.


Notes:

  1. Nicole Martin, Folie pour folie, in Partisans N°62-63, 1972        Retour dans le texte
  2. Quotient Intellectuel? Prétendument rapport de l'âge mental et l'âge réel (=1 chez un sujet normal). Considérons surtout une résurgence analytique sommaire, ne satisfaisant pourtant qu'à une seule conclusion: l'adaptation culturelle et temporelle d'un individu à une forme particulière et minimale de logique déductive (test psycho-techniques) mais prétendant à l'universalité et à la fiabilité de manière abusive.        Retour dans le texte
  3. Daniel Wilhem, Léone, in Furor N°2, 1981.        Retour dans le texte
  4. Le lexique, même plié aux fins du texte, corrobore la catégorisation dont procède le débarras; la gêne à nommer l'obtusion intellectuelle.        Retour dans le texte
  5. Y. et S.Morin, Psychiatrie infantile et rééducation, in Partisans (ibidem)        Retour dans le texte
  6. Tony Duvert, Abécédaire malveillant, Minuit.        Retour dans le texte
  7. Samuel Beckett, En attendant Godot, Minuit.        Retour dans le texte