réponse de L.L. de Mars faite à une invitation
à venir décorer le printemps des chouettes amis les poètes
J'ai reçu un courrier d'invitation, apparemment du Triangle*, pour le sinistre Printemps des poètes. Voici une reproduction de ce chef d'oeuvre de niaiserie chichiteuse et, ci-dessous, de la réponse qui lui fut faite (réponse expédiée à Annelisebarre@aol.com, et à Lucien Suel pour qui j'ai une véritable affection et, sur certains points, de l'admiration, mais dont je ne partage pas du tout l'indulgence à l'égard de tous les misérables qui peuplent la mangeoire publique de la poésardie festive)

 

«Cher ami poète»

voilà qui me fait rudement plaisir, quand même, «Cher ami poète», et puis à double titre en plus ; en dehors du fait que c'est toujours drôlement agréable d'avoir des amis... surtout en vieillissant, et avec mon caractère... il y en toujours un ou deux qui meurent par an et les autres finissent tôt ou tard par ne plus me supporter. Donc j'ai des amis, et le plus étonnant — ce qui ouvre quand même de formidables perspectives pour l'avenir (parce que je pensais que les amis, c'était un peu comme les neurones, quand c'est foutu, c'est foutu, et ça se renouvelle pas) — il semblerait même que j'aie des amis que je ne connais pas encore : Annelisebarre@aol.com, je suis vraiment content de t'avoir pour amie, vraiment, ça me remplit de joie.
En plus, tu m'offres une deuxième source de satisfaction Annelisebarre@aol.com, tu me trouves enfin un fauteuil pour m'asseoir : «Cher ami POÈTE».
Je suis donc un poète ; ce qui va répondre à mon angoisse principale de définition statutaire, sachant que pour la plupart des gens et pour l'État en particulier, je suis un parasite, et pour les autres, un casse-couille. Déjà, j'aurai moins peur désormais des courriers qui me rangent dans la catégorie des parasites et qui s'achèvent généralement par: «si nous ne recevions pas de réponse de votre part dans la semaine, nous nous verrions dans l'obligation d'abroger immédiatement vos droits au RMI, veuillez agréer notre pied au cul etc etc»;
maintenant, je sais que je ne me retrouverai pas à la rue grâce à mon amie Annelisebarre@aol.com, puisqu'on ne laisse pas ses amis dans le besoin.
D'ailleurs je suis un peu juste cette semaine, t'aurais pas un ticket resto, ma vieille amie Annelisebarre@aol.com?
Je suis donc, pour certains — des amis, donc — un poète. J'ai intérêt à le mériter mon titre, parce que jusqu'ici j'écris à peu près un poème par an et seulement quand je suis malade, et après, j'ai honte. Faut vous dire que j'ai horreur de cette saloperie, la poésie. Vraiment. Les poètes m'emmerdent à peine moins que les amateurs de poésie, c'est vous dire. Ce côté inoffensif, mémère, vieux salons et fausses rebellions, putain, quelle misère. C'est pathétique.

«Cher ami poète, dans le cadre du Printemps des poètes nous serions heureux»

Qu'est-ce que je disais: inoffensifs à tel point qu'on leur offre une saison, un printemps des poètes rien que pour eux, enfin pas tout à fait ; ils la partagent avec leurs potes les oiseaux: des petits machins décoratifs aux plumes colorées et qui font un joli bruit d'ambiance en respirant.

«nous serions heureux de vous compter parmi le public éclairé de la grande soirée poétique du 20 mars...» .

C'est inespéré ; jusqu'ici, les rares fois où je l'ouvre en public, on me signifie que mon avis sur la question, quelle que soit la question, est dispensable, qu'on s'en fout de mon opinion d'intello gonflant et de sale con prétentieux. Et là non seulement tout le public va être éclairé - ce qui tient quand même du miracle quand on voit le mal qu'on peut avoir à rencontrer ne serait-ce qu'un seul être humain un peu au-dessus du géranium pour une simple conversation non météorologique - mais je vais d'emblée en faire partie, et sans avoir à justifier mon éclairage. C'est cadeau. J'aurai même pas un mot à dire pour ça ; mais qui a diable pu dire à mon amie annelisebarre@aol.com que j'étais éclairé? Et sur quoi, d'ailleurs, le suis-je? Sur la poésie? Ça demande d'être éclairé, la poésie? C'est donc un truc de spécialiste?

«L'entrée est libre».

Normal : il s'agit de poésie, les poètes, c'est libre, c'est bien connu, y'en a même qui disent les avoir vu voler. On va quand même pas faire une entrée contingente, ça la foutrait mal.

«Lucien Suel, poète ordinaire, né en 1948 dans les Flandres Artésiennes, il dirige actuellement la revue Silo»

«Ordinaire», «les Flandres Artésiennes», «Silo». C'est rassurant, ça. C'est doux. Ça respire la modestie, la France profonde, les choses de la terre. Pis sans aucun doute les oiseaux (on se demande alors pourquoi diable il faudrait être éclairé, du coup. Tu m'expliqueras ça posément, ma chère Annelisebarre@aol.com, j'en suis sûr). Hein Lucien, c'est bigrement rassurant tout ça, quand même?: il est pas méchant Lucien Suel, il va pas nous prendre la tête lui, c'est un poète ordinaire, il le dit lui-même. Comme nous, les amis ordinaires. Une revue qui s'appelle «Silo», c'est pas là qu'on va nous pomper avec de la théorie et tout ça, non, vous croyez pas? Et puis s'il est ordinaire, le poète, au fond, c'est passqu'on l'est tous un peu, poètes, non? Hein qu'on l'était tous un peu poètes les amis? Avec un peu de chance Lucien va même nous ramener un peu de terre des Flandres Artésiennes sur ses bottes, dans notre pauvre quartier du Blosne. En plus, il est accompagné par «Arnaud Mirand, musicien populaire, qui accompagnera à sa façon nos poètes»; un musicien populaire avec un poète ordinaire, ça c'est ambitieux comme tout, il manquera plus qu'une salle vulgaire et ce sera drôlement conceptuel tout ça, bigrement cohérent.

«Nicolas Tardy, né en 1970, le cadet de la soirée, viendra de Marseille nous chanter les senteurs méditerraéennes»... C'est émouvant, nous ne sommes pas encore dans la salle que déjà, nous sommes dans la poésie jusqu'au cou: «chanter les senteurs méditerranéennes», c'est beau comme une publicité pour un désodorisant... «Né en 1970, le cadet de la soirée», c'est important d'insister sur le fait que le châtrage permet aux poètes de résorber complètement le fossé des générations, il n'y a donc pas de quoi s'inquiéter pour l'avenir, à 20 ans, à 30 ans ou à 50, les poètes mâchent toujours du terreau et sentent le sapin.

«Lucien Suel, chef d'Orchestre de cette soirée, a souhaité réserver une petite surprise aux amis de la poésie»

dont je suis, vous l'aurez compris

«de notre région, voulant les remercier de leur accueil chaleureux lors de ses différents séjour en Bretagne»

On sent moins la chaleur quand on vit en Bretagne toute l'année.

«Nous convions donc, parmi les plus reconnus, certains de nos poètes locaux à un cabotage poétique.»

Alors, là, je peux difficilement te suivre, ma chère amie Annelisebarre@aol.com, parce que je vois assez mal comment tu m'as reconnu. Faudrait déjà qu'on se connaisse. Et si mes souvenirs sont bons, c'est la première fois en vingt ans de pratique de lecture publique qu'on parle ici de moi comme d'un éventuel type reconnu, et même tout simplement comme d'un poète ; je suis même surpris que le Triangle ait eu vent de mon existence discrète... Jusqu'ici, ils avaient réussi à m'éviter soigneusement, ce qui, d'une certaine manière, tenait franchement de la prouesse. C'est peut-être bizarre, mais c'est comme ça, depuis tout ce temps la considération à l'égard de mon travail est proportionnelle au chemin parcouru en sens inverse de la ville où je vis. J'en déduis que quelqu'un d'extérieur a du me reconnaître, c'est pas possible autrement. Ce serait un gars des Flandres Artésiennes que ça m'étonnerait pas, parce qu'après tant d'années d'invisibilité ici, je me suis laissé dire que les rennais croyaient qu'un poète ça poussait sous les tropiques et qu'il faudrait au moins que des aborigènes australiens leur flêchent au néon le chemin de mon atelier pour qu'ils se rendent compte que j'existe. Je m'en plains pas, je me vois mal chanter les senteurs bretonnes pour complaire à qui que ce soit, j'ai pas le pied marin. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle je dois hélas décliner l'invitation au cabotage, je risque la nausée.


L.L.d.M.


* Je dis apparemment parce que Lucien Suel n'a eu aucun vent de ce courrier ni de cette invitation; il suppose une mauvaise blague. Vérification faite, il n'y a pas de Anne Lise Barre dans l'annuaire de Rennes et de la région (mais il y manque aussi un bon paquet de citoyens désormais équipés seulement de portables). Peu m'importe: rien dans ce torchon ne dépareille avec le Printemps des Poètes d'une façon générale et il n'y a pas un motif de mon exaspération que je corrigerais: lorsque j'ai vu Lucien Suel à Rennes la veille de ce cabotage annoncé, il lisait ses textes dans le métro de Rennes, dans une sono de cathédrale qui avalait tout ce qu'il disait, à côté d'une affiche aux couleurs gueulardes annonçant une association joyeuse entre la STAR (services des transports en communs locaux) et le Printemps des poètes. Sur l'affiche, un profil de tourte très années 80 avec, en surimpression, des mots rudements poétiques (dont «rime», si ma mémoire ne me trahit pas); à ce stade de confusion entre un éventuel canular et son modèle, il n'y a plus aucune raison de tenter de distinguer le vrai du faux.