Histoire d’un terrorisé
par Serge Mychkine

   
 
1) Je suis assis derrière ma petite table d’écolier, le dos voûté, le nez collé à mon cahier ; d’une main tordue je fais crisser la plume de mon stylo sur le papier. Autour de moi, de tous côtés, mêmes dos voûtés, mêmes mains tordues, même crissement. En face, le maître énonce  Ce Qu’il Faut Apprendre. Déjà, hier, il énonçait Ce qu’Il Fallait, hier, apprendre. Et les jours précédents, déjà, de même. Cela fait tant de jours qu’Il Faut Apprendre et que je fais crisser, crisser. Je crois que je n’ai pas appris grand-chose, à part la disposition, sur la table en plastique, autour de mon cahier, des dessins plus ou moins effacés : bites, cons, seins, arbres, forêt mystérieuse. Et la voix qui énonce, le pied de mon voisin dont il me frappe, souvent, le tibia ; l’odeur de Javel à huit heures, le matin, quand ça recommence, encore une fois.
 
2) « Tu as fait quoi, avec cette fille, hein ? Tu peux me le dire ! Je ne veux pas le savoir ! Mais tu s trop jeune pour… Je t’interdis, tu entends, je t’interdis, de te coucher sur mon lit pour… Pour quoi que ce soit ! Va faire tes saletés ailleurs ! » Maman. Tu me fais mourir. J’ai prolongé pour toi la mort de ta vie ; en mon nom a perduré ta décomposition. Et la tuerie, sans cesse recommencée, de cette guerre appelée famille.
 
3) Je suis assis derrière mon bureau, le dos voûté, le nez collé à l’écran de mon ordinateur. D’une main tordue, je secoue la chose appelée souris, en appuyant sur les boutons. Clic, clic, clic, clic, clic, clic, clic. Mon regard mort fixe la grille fluorescente qu’est mon monde, dont les millions de points s’allument ou s’éteignent, un peu ou beaucoup, selon les agitations et les appuis de ma main tordue. Par delà le vrombissement des machines, le bourdonnement des néons, la sonnerie des téléphones, retentit le martèlement cadencé, le hurlement de haine contrôlé, la voix de la chose appelée speaker : elle provient du poste de télévision toujours allumé. Les filles de l’open-space poussent parfois des cris aigus lorsqu’elles se trompent en secouant, en appuyant avec leurs mains tordues. A d’autres moments, elles parlent, au téléphone ou entre elles, de choses qui n’existent pas. Leurs voix prennent ces tons : offusqué, entendu, provoquant, contrit, émoustillé – pour dire longuement rien. Pour que la mort soit un peu plus longtemps supportable.
 
4) Je suis dans la rue, sur la plus grande place de cette ville. J’avais lu une sur une affiche: tous les citoyens responsables sont appelés à se rassembler dans le calme ici et à cette heure pour exprimer leur inquiétude devant la multiplication des abus de l’administration et des atteintes aux Droit-de-l’Homme. Je me suis dit que ça parlait peut-être de cette violence, toujours, partout. Alors je suis venu. Autour de moi, ils sont peut-être cent ou deux cents, debout sur le bitume, immobiles, engoncés dans leurs vêtements d’hiver. Certains sont seuls, le regard flou ; d’autres, par petits groupes de deux ou trois, parlent à voix basse. Il y a beaucoup de femmes entre deux âges, le visage chiffonné, les cheveux coupés court. Et puis quelques types grisonnants, bedonnants, qui parlent plus fort et serrent des mains. L’un deux porte une banderole, roulée. Un autre a un mégaphone à la main. Il parle dedans ; je n’entends pas. A quelques pas, une voiture break est arrêtée, le moteur tournant. La carrosserie est entièrement couverte de signes publicitaires ; sur le toit, un haut-parleur produit des sons rythmés, saccadés. Autour de la voiture, trois jeunes filles en combinaisons orange fluorescentes distribuent des tracts. J’aperçois, dans une ruelle qui donne sur la place, une douzaine de camionnettes de police, garées bout à bout. Il se met à pleuvoir ; des parapluies s’ouvrent.
 
5) Je suis à la FNAC. Il y a beaucoup de monde ; c’est samedi. Ce matin, après m’être réveillé, je me suis lavé, habillé, j’ai mangé une brioche industrielle, bu du café, tout très vite. C’est ce que je fais d’habitude ; j’avais oublié que c’était samedi. Quand je m’en suis souvenu je me suis arrêté. Je n’ai pas su quoi faire. Alors j’ai fini par sortir, j’ai pris le métro et je suis entré à la FNAC. A présent je parcours les rayons high-tech : j’examine les derniers modèles d’écrans plats, de téléphones portables-camescope-console de jeux-navigateur Internet-baladeur. On fait la démonstration d’un chien-robot d’avant-garde. Puis je monte à l’étage de la Culture. Il y a beaucoup de choses. Ça me dégoûte un peu, à vrai dire. Il fait vraiment trop chaud. Je regarde les livres des meilleures ventes : c’est ceux d’hier à la télé. Un peu plus loin, j’en pioche un, pas trop épais. Ça a l’air plutôt facile à lire : « l’insurrection qui vient ». Je le prends, histoire d’avoir acheté quelque chose. Je ne sais pas pourquoi ça m’a fait envie. Aux caisses, il y a vraiment beaucoup de queue. Les « bip » à chaque passage de marchandise emplissent mes oreilles. Je commence à vraiment me sentir mal. C’est mon tour de passer à la caisse. La fille me demande ma date de naissance, mon code postal. Je ne réponds pas tout de suite, alors elle me jette : « c’est pour les statistiques ». J’ai peur de retarder tout le monde. Je réponds ; je mets ma carte ; je fais mon code ; je prends mon ticket ; je prends mon livre. « Bonne journée. – Bonjour. » C’est le client suivant qui me pousse. Dehors, le soleil est sorti. Ça m’éblouit pendant un long instant.
 
6) Cette semaine, pendant mes pauses-déjeuner, j’ai lu ce livre, « l’insurrection ». Je viens de le finir. Ça m’a surpris. On y dit qu’il n’y a plus rien à sauver de ce monde. Est-ce qu’on peut dire ça ? Moi, en tout cas, je ne peux pas le dire : qui voudrait l’entendre ? Je me demande ce que j’en pense. Que veux-je sauver de ce monde ? A quoi je tiens ? J’ai bien une raison d’être là, de faire ça ; plutôt qu’ailleurs, autre chose ? Alors ? Alors. Ma pause est finie, il faut que j’y aille.
 
7) C’est samedi. Je m’en suis souvenu, cette fois-ci. Je regarde la télé : c’est les infos du matin. Ils disent : le chef des terroristes qui ont saboté les voies de TGV est l’auteur du bouquin que j’ai acheté la semaine dernière. Ils disent : c’est le bréviaire des terroristes. Je ne peux pas avoir ça chez moi : à la poubelle – la jaune. Je commande une pizza ; j’ouvre une cannette ; j’allume l’ordi. Je secoue la chose « souris » ; je tape sur la chose « clavier ». BitchesPitLagrogneétudiantedégénèreBlacksonblondesTouspourObamaMonste
rdicksL’utragauchedérailleAnalexterminationCequ’ilfautoffrircetteannéeFacialrap
eInvestirdansl’écologie
. Je parcours les rayons high-tech ; démonstration d’un chien-robot. L’écran qu’est mon monde éteint l’entour.