Au village, sans prétention…


Décryptage . Les journalistes, à Tarnac, n’ont pas bonne presse. À raison.

Tarnac (Corrèze), envoyée spéciale.

Plus qu’un film, un signal, celui d’une critique diffuse à Tarnac : vendredi, l’épicerie la plus médiatisée de Corrèze

depuis que les forces spéciales y ont mis les rangers tenait, comme d’habitude, sa soirée ciné-club. Sauf que la programmation a été modifiée pour projeter Fahrenheit 451, de François Truffaut : une société qui prohibe l’écriture et brûle tous ses livres, où les journaux n’usent plus que de dessins pour narrer naïvement une actualité sans parole, où la télé, omniprésente et intrusive, se fait l’alliée du régime pour débusquer les opposants. Et leur coudre, sur mesure, un habit de terroriste.


À peine une allégorie de tout le bien que l’on pense, ici, de la médiatisation cons- truite autour des actes de sabotages à la SNCF. Alors que, du côté de l’enquête, les preuves ne s’avèrent pas aussi accablantes qu’annoncé - un coupe-boulon, aucune trace d’ADN… -, on dénonce une mécanique de communication tournée complètement à charge, qui a mû les neuf personnes soupçonnées de vandalisme en présumés coupables d’actes de terrorisme. Elle s’enclenche en son et en images, le matin même des

arrestations. Celles-ci ne sont pas encore finies que Michèle Alliot-Marie présente la situation à la presse. Celle d’une opération menée tambours battants contre les saboteurs de caténaires SNCF dans la nuit du 7 au 8 novembre. Certains se rappelleront que l’échec le plus cuisant de son prédécesseur, un certain Nicolas Sarkozy, fut la mystérieuse affaire du groupe AZF. Alors la locataire de la Place Beauvau ne fait pas dans la dentelle. Elle parle d’« attentats », commis par des jeunes d’ultragauche, « une mouvance anarcho-autonome ».

le mal est fait

Du pain bénit un jour férié ! Alors que les rédactions manquent de moyens de vérification et de sujets à se mettre sous la dent, les propos sont relayés in extenso. Arrivée tôt sur place, la presse audiovisuelle bombarde d’images montrant des jeunes sortis de chez eux manu militari. Le 12 novembre, certains journaux (comme le Figaro) incrustent le mot « terrorisme » à leur titraille. Alors que Mesrine est sur grand écran et que Rouillan vient d’être renvoyé en prison, on décrit les jeunes de Tarnac comme des antisociaux en rupture avec tout, prônant l’insurrection et retranchés dans la ferme du Goutailloux, où vivent certains des inculpés. Très vite, sur place, les journalistes constateront l’inverse. Dès le 13, les premiers papiers nationaux tombent et parlent de jeunes intégrés et actifs dans le village, en quête d’un mode de vie en adéquation avec leurs idées.

Mais le mal est fait. « L’im-pact des premières images et des premiers mots a plus de poids que les démentis », estime Michel Gillabert, président du Comité de soutien des inculpés du 11 novembre. D’autant que l’autorité publique n’a pas lâché son dernier mot. À l’issue des 96 heures de gardes à vue infligées aux suspects en vertu de l’accusation de terrorisme qui pèse sur eux, Jean-Claude Marin, procureur de Paris, tient à son tour une conférence de presse. Il y décrit les cinq jeunes placés en préventive comme le « noyau dur d’une cellule qui avait pour objet la lutte armée ».

Quant à la ferme du Goutailloux, il en parle comme d’un « lieu de rassemblement, d’endoctrinement, une base arrière pour les actions violentes ». Et la presse de brandir comme un véritable brûlot l’Insurrection qui vient, qu’importe si l’on peut faire dire ce que l’on veut à une citation pour peu qu’on la sorte de son contexte. D’autant que la prétendue « dangerosité » de la « mouvance anarcho-autonome » est certifiée par quelques « experts » autoproclamés (notons toutefois que l’une des rares interviews sérieuses, celle de Sébastien Schifres, a été publiée par… le Figaro).

Maître Irène Terrel, avocate de Julien C., l’un des accusés, dénonce, elle, « une instrumentalisation éhontée de la presse et de la justice. Pendant les gardes à vue, des éléments censés être secrets se sont retrouvés dans les médias quand nous-mêmes, avocats, n’en avions pas eu connaissance ». À Tarnac, on en veut clairement à une presse qui n’a pas su préserver la distance avec l’événement. « Journaliste » est devenu une fonction suspecte à qui l’on ne s’adresse qu’avec parcimonie. Les parents des accusés s’en méfient comme de la peste quand, expliquent-ils en substance, certains titres ont traîné leurs enfants dans la boue. Beaucoup d’habitants du village également, avec plus ou moins de véhémence. Fair-play, Gisèle, la boulangère, montre une photo de sa boutique parue dans un journal local. La légende indique qu’elle a fermé à la suite de l’arrestation des jeunes. Tendant son pain aux clients, elle se contente de sourire : « Et pourtant, vous voyez… » Michel Gillabert résume. « On a vu nos propos complètement détournés. On a le sentiment que quoi que l’on dise, ça va se retourner contre nos copains en prison. »

mea culpa

Las, même les journalistes les plus consciencieux ne sont pas à l’abri de quelques mésaventures. Nous ne parlons pas de ceux qui mettent en scène leur difficulté à interroger les « autonomes » mais de ce qui est arrivé à Anna-Deborah Cohen, journaliste à France 3 Pays de Corrèze : « Face à la méfiance, on a décidé de prendre notre temps. On a réussi à renouer avec les gens, et certaines personnes interpellées ont accepté de nous parler, à condition que leur parole soit respectée et que le reportage ne soit pas remonté. Sauf que la consigne que j’ai fait passer n’a pas été respectée, mon sujet se retrouvant remonté pour le 13 heures de France 2 et sur Internet. » Comme d’habitude, les journalistes, petit à petit, se réveillent avec la gueule de bois. Hier, l’éditorialiste Thomas Legrand, dans une chronique intitulée « MAM et les "terroristes" », a fait dans le « mea culpa ». Et de rappeler les mots de Jefferson : « Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour te sentir en sécurité, tu ne mérites ni l’une ni l’autre. » Ce n’était pas sur Radio libertaire mais sur France Inter.

Marie-Noëlle Bertrand et Sébastien Homer