Claude Guillon

« Mouvance anarcho-autonome » :
Généalogie d’une invention

lundi 1er décembre 2008. Source http://claudeguillon.internetdown.org


Victor Hugo se flattait d’avoir « mis un bonnet rouge au vieux dictionnaire [1] ». C’est aujourd’hui la cagoule des policiers antiterroristes que l’on enfile sur le vocabulaire. Chacun choisit son symbole : la coiffe des sans-culottes de 1793 ou le masque anonyme du bourreau.

Néologismes et sémantique sont des moyens de la lutte des classes. Lewis Carroll a résumé le problème dans un court dialogue : « La question, dit Alice, est de savoir si vous avez le pouvoir de faire que les mots signifient autre chose que ce qu’ils veulent dire. La question, riposta Humpty Dumpty, est de savoir qui sera le maître... un point c’est tout [2] ».

Voilà. Ceux qui sont les maîtres, c’est-à-dire ceux qui disposent de la gendarmerie et des télévisions, ont le pouvoir de donner aux mots le sens qui leur convient. Ils ont le pouvoir de faire en sorte que les mots les servent, qu’ils soient le moins importuns possible pour eux. « Ils disent “voici telle ou telle chose”, remarquait Nietzsche, ils apposent sur toute chose et sur tout événement un son qui les différencie et par là même ils en prennent pour ainsi dire possession [3] ». Les mots, et partant les choses qu’ils désignent, sont serfs. Il n’est pas étonnant que les écrivains se soient soucié du sort du langage, leur outil, leur jouet, leur arme. Les écrivains, dit Hugo dans Les Contemplations, « ces bandits », « ces terroristes », « ont mis la langue en liberté ». Le souci de tous les pouvoirs est de la remettre en cage, de re-nommer sans cesse ce qui leur déplaît et les importune. Nommer pour normer. Définir pour en finir avec.

Anarcho-libertaire ou anarcho-autonome

La police a hésité, depuis le début des années 1990, entre plusieurs appellations pour désigner les milieux ou la mouvance qui se situent hors de l’extrême gauche (par ex. LCR, LO...) et de l’anarchisme organisé (par ex. FA, OCL...). La première expression, bel exemple de redondance, était « anarcho-libertaire ». Elle englobait aussi bien des militants de la CNT anarcho-syndicaliste que les antifascistes radicaux du SCALP. Puis vient « anarcho-autonome ».

On peut prendre comme point de repère commode du passage d’une expression à l’autre le rapport des Renseignements généraux sur l’extrême gauche, produit en avril 2000 (Extrême gauche 2000, 116 p.). Classés parmi les « électrons libres », figurent les « anarcho-autonomes » : « Rassemblant de façon informelle des éléments se signalant par une propension à la violence, la mouvance autonome, regroupée pour l’essentiel dans la capitale, compte également des ramifications en province. Hors les organisations transversales qu’elle s’emploie à dévoyer, cette sensibilité se retrouve dans les squats politiques et également dans des structures spécifiques, plus ou moins éphémères, voire de circonstance, s’interpénétrant peu ou prou, au nombre desquelles : [le Scalp, Cargo, collectif agissant au sein d’AC !, le Collectif des papiers pour tous, etc.]. » (p. 32) Dans l’une des annexes, intitulée « Les manifestations d’une violence marginale de janvier 1998 à avril 2000 » (pp. 79 à 84), énumération d’actions plus ou moins illégales, on trouve les deux expressions, utilisées pour désigner tel militant censé y être impliqué, mais avec une nette prépondérance d’« anarcho-autonome » (15 contre 2, et, pour être tout à fait complet, 2 « anarcho-punks »).

Certes l’hybride « anarcho-autonome » est à peine moins ridicule que l’« anarcho-libertaire », mais il présente l’avantage de combiner le vieil épouvantail de l’anarchiste poseur de bombes avec une « autonomie » qui tient davantage de l’adjectif - bel adjectif d’ailleurs ! - que de la filiation réelle avec les mouvements autonomes italiens et français des années 1970.

Il faut attendre la deuxième moitié des années 2000, et l’arrivée de Michèle Alliot-Marie au ministère de l’Intérieur pour que le vocabulaire policier évolue. Encore le phénomène est-il lent et contradictoire, comme en témoigne les articles de la presse. Le Figaro (8 juin 2007) titre « L’extrême gauche radicale tentée par la violence ». Il est question dans le corps de l’article d’« une mouvance particulièrement active ces dernières semaines. Qualifiés d’“anarcho-autonomes” par les services de police [...]. » Le Monde (1er février 2008) titre « Les RG s’inquiètent d’une résurgence de la mouvance autonome ». L’article parle d’une « mouvance, qualifiée pour l’heure d’“anarcho-autonome” » puis utilise, sans guillemets, l’expression mouvance autonome.

C’est, à ma connaissance, dans une nouvelle note, produite cette fois par la Sous-direction anti-terroriste de la Direction centrale de la Police judiciaire, et datée du 26 janvier 2008, que s’achève la formation de l’expression qui fait son titre : Renseignements concernant la mouvance anarcho autonome francilienne (cf. article de Nicolas Beau et Jacques-Marie Bourget sur le site bakchich.info, 14 novembre 2008). Voici donc la « mouvance anarcho autonome » qui, pour avoir perdu un trait d’union, a enfin gagné sa cohésion. Et elle gagne encore, détail décisif, une localisation géographique : « francilienne ». Certes, cela peut signifier simplement la modestie de l’objet envisagé (on ne traitera pas de la mouvance toulousaine...). Cependant, l’adjectif francilienne, s’il est réducteur dans l’espace géographique, ouvre des perspectives « organisationnelles » et donc policières intéressantes [4]. Au prix de son troisième adjectif qualificatif, la « mouvance », terme par définition vague, acquiert un semblant de consistance... Bref, par la vertu d’un mot, nous avons affaire à une organisation, à un groupe constitué, autant dire à un parti ! Lequel s’exprime, selon la note de la PJ, « par des actions concertées à l’encontre des forces de l’ordre et de symbole du capital (banques, agences d’intérim, compagnies d’assurances, sociétés commerciales internationales...), préparées par les intéressés lors de rencontres dans les squats, à la fois lieu de vie, de réunion et de passage [5] ».

Il manquait une touche, logique, à cette élaboration. Elle est fournie par une note, en date du 13 juin 2008, de la Direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, adressée aux magistrats parquetiers de toute la France. Il s’agit de faire face « à la multiplication d’actions violentes commises sur différents points du territoire national susceptibles d’être attribuées à la mouvance anarcho-autonome. » La Chancellerie demande par cette note aux parquets locaux « d’informer dans les plus brefs délais la section anti-terroriste du parquet de Paris [de toute nouvelle « affaire »] pour apprécier de manière concertée l’opportunité d’un dessaisissement à son profit [6] ». La « mouvance anarcho-autonome » est donc bien l’équivalent d’une organisation structurée au niveau national, et comportant des ramifications ou des « cellules » locales.

Ce laborieux effort de visibilisation d’un ectoplasme permettra d’accuser demain tel individu interpellé et mis en examen, pour possession d’un fumigène par exemple, d’appartenir à la Mouvance anarcho autonome, comme on est délégué Force ouvrière ou agent de la CIA. L’intérêt étant que, aussi minuscule et dérisoire que puisse être le prétexte de son arrestation et de sa mise en examen, il sera considéré comme un élément d’un ensemble d’autant plus dangereux pour l’ordre social qu’il est flou. À travers lui, c’est « le parti » que l’on frappera !

Ultra-gauche

Annonçant les interpellations de Tarnac, le 11 novembre 2008, la ministre de l’Intérieur Michèle Alliot-Marie ajoute un terme à la déjà indigeste « mouvance anarcho-autonome », la faisant précéder du terme « ultra-gauche ». Ce qui donne, sans respiration : « ultra-gauche mouvance anarcho-autonome ». Mentionnons pour mémoire que le terme Ultras désigne, au début du XIXe siècle, les ultra-royalistes.

Ultra-gauche a d’abord été employé au milieu des années 1920 pour désigner des militants léninistes, membres du KPD (parti communiste allemand pro-soviétique), qui déviaient de la ligne officiel de Moscou, en s’opposant par exemple à la politique de front unique avec les sociaux-démocrates. Par la suite, il a été utilisé de manière vague et confuse pour désigner les communistes de conseils (Pannekoek par ex.) et de manière générale les marxistes antistaliniens [7].

Rien ne dit que le vocabulaire politico-judiciaire soit fixé. On peut cependant prévoir qu’il sera difficile, ne serait-ce que d’un point de vue euphonique, d’allonger encore cette suite de trois termes, dont deux sont composés. Il sera plus simple d’utiliser, comme en d’autres temps, le mot « terroriste ».