INTERVIEW (source Libération - 29 novembre)

Le magistrat Gilbert Thiel revient sur le sabotage des caténaires de la SNCF

Recueilli par PATRICIA TOURANCHEAU

Après la mise en examen de saboteurs supposés de la SNCF pour faits de terrorisme, Gilbert Thiel, juge d’instruction antiterroriste à Paris depuis 1995 et qui publie un nouveau livre Solitude et servitudes judiciaires (1), critique la propension de l’Etat, des politiques et du parquet à «étendre de façon insidieuse la notion de terrorisme».

Quelle est la définition du terrorisme ?

En droit français, on définit le terrorisme par le mobile. Il peut s’agir de dégradations par explosif, d’homicides, d’extorsions de fonds ou même de vols s’ils sont «intentionnellement en relation avec une entreprise individuelle ou collective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la terreur». C’est-à-dire si ces crimes ou délits ont été commis en connaissance de cause au nom ou pour le compte d’une organisation terroriste. Il y a des affaires où l’on peut en douter… Si on in-

-terprète ce texte de façon trop extensive, on risque d’incriminer des actes de désespoir social comme ces ouvriers qui versent de l’acide sulfurique dans la rivière près de leur usine en voie de délocalisation.

L’Etat et les procureurs n’ont-ils pas tendance à agiter l’épouvantail du terrorisme à des fins de propagande politique ?

L’Etat peut se révéler prompt à qualifier de «terroristes» les fauteurs de troubles pour les stigmatiser, comme lors des émeutes de l’automne 2005. Même si la surenchère reste circonscrite aux discours, c’est dangereux et réducteur. Ce risque ne peut être minimisé. La tentation peut exister pour le pouvoir, surtout en période de crise, de procéder à ces interprétations abusives. Et les parquets aux ordres du garde des Sceaux peuvent être tentés de relayer ces desiderata. Dans certaines circonstances, le parquet de Paris se saisit de faits en terrorisme qui ne paraissent pas patents. En Corse, le brûlot anonyme contre Bernard Squarcini, directeur central du renseignement intérieur et des tags orduriers contre Nicolas Sarkozy font l’objet de saisines de la section antiterroriste du parquet.

Basculer en terrorisme des dégradations de caténaires avec des fers à béton alors que ni explosif ni arme n’ont été trouvés chez les suspects vous paraît-il exagéré ?

Le mode opératoire comme l’utilisation d’explosifs ne suffit pas à incriminer en terrorisme, pas plus que le simple fait de poser une bombe. Sur la SNCF, je ne peux répondre, s’agissant d’une affaire en cours. Mais je rappelle que le procureur, aussi magistrat soit-il, n’est pas un juge. Et qu’il appartient au juge d’instruction seul d’examiner les charges et de dire si oui ou non des actes de sabotage s’inscrivent ou non de façon globale dans des visées à caractère terroriste. Le fait d’emmerder le monde et d’occasionner un préjudice financier n’est pas suffisant pour caractériser une démarche terroriste. Dans tous les cas, il revient au juge et à lui seul de déterminer, à travers les écrits retrouvés en possession des mis en examen, si tel ou tel groupe entend déstabiliser l’Etat, c’est-à- dire imposer ses vues par la violence. Sinon, le juge antiterroriste peut changer son fusil d’épaule, se déclarer incompétent, au profit d’un juge de droit commun. Je m’étais ainsi déclaré incompétent au bout d’un mois pour le jet d’un engin explosif par des mineurs dans la gendarmerie de Luri, en Haute-Corse, l’été 2003, alors que le ministre de l’Intérieur Sarkozy évoquait des actes de terrorisme. Il revient également aux juges antiterroristes de dire si le jeune employé du tri postal qui a fait sauter des radars en région parisienne pour le compte de la Fraction nationaliste armée révolutionnaire (Fnar), dont il était apparemment l’unique membre, visait à déstabiliser le pays ou juste à protester contre le permis à points. Les agissements de cet individu ont certes conduit des automobilistes à accélérer devant les radars de peur qu’ils n’explosent. Je sais que cela trouble gravement l’ordre public mais quand même…

La frontière entre contestation sociale et acte de terrorisme paraît bien mince.

C’est toute la difficulté. Il n’y a pas de mur de Berlin entre des affaires de violence de grande ampleur de droit commun et de violence collective de nature terroriste. Le juge doit faire une interprétation réfléchie et dépassionnée de la loi, le plus loin possible du champ politique.

Michèle Alliot-Marie avait déjà désigné l’ultra-gauche comme l’ennemi intérieur, n’est-ce pas une pression sur les magistrats ?

Tous les ministres de l’Intérieur ont tendance à faire de la prospective criminelle. Mais les juges doivent se tenir à l’écart de ces discours politiques qui peuvent parfois être considérés comme une forme indirecte de manipulation, en tout cas de pression. Et ce, qu’ils soient ultrasécuritaires ou au contraire empreint d’angélisme et de rousseauisme.